Nous tenons à remercier Monika Jungbauer-Gans pour sa contribution au montage de l’enquête et Hélène Prost pour une relecture attentive du manuscrit.
1L’évaluation de la recherche a été le principal sujet de débat des premières journées européennes sur la science ouverte, organisées par la France en février 2022 à Paris (OSEC 2022)1. L’Appel de Paris fait le constat que « le système actuel d’évaluation de la recherche, des chercheurs et des institutions de recherche n’encourage et ne récompense pas assez la qualité de l’ensemble des productions de la recherche dans toute leur diversité » et préconise la transformation des procédures, pratiques et critères d’évaluation par une coalition d’agences de financement de la recherche, d’institutions de recherche et d’autorités d’évaluation2. Parmi les préconisations se trouve l’appel pour un système d’évaluation qui « assure que la recherche répond aux normes d’éthique et d’intégrité les plus élevées » et qui « récompense […] la conduite appropriée de la recherche, et valorise les bonnes pratiques, en particulier le partage des résultats et des méthodologies de recherche chaque fois que c’est possible ». Il se situe dans la continuité de la politique de la Commission Européenne dont le rapport récent sur la réforme de l’évaluation de la recherche énonce comme premier principe général le respect des règles et des pratiques en matière d’éthique et d’intégrité et demande que l’éthique et l’intégrité soient de la plus haute priorité, sans jamais être compromises par des contre-incitations (EC, 2021).
2La question est double : D’une part, il s’agit de faire évoluer les critères et les méthodes de l’évaluation de la recherche, par exemple dans la continuité des principes de la San Francisco Declaration of Open Research Assessment DORA)3, afin de faciliter et de favoriser l’émergence de pratiques scientifiques en conformité avec les paradigmes de la science ouverte – publier en open access, partager les données, les codes sources et d’autres matériels ; autrement dit, il s’agit de faire face, avec les mots de Rentier (2019), au « défi de la transparence ».
3D’autre part, il s’agit aussi de faire évoluer les outils de l’évaluation de la recherche afin d’être en capacité à mesurer le développement de la science ouverte, à l’instar par exemple du monitoring des politiques mises en œuvre par le biais des différents baromètres de la science ouverte. Ainsi le rapport de la Commission Européenne contient une section sur la nécessité du monitoring, considérant que le suivi des progrès accomplis et du respect des engagements pris comme un élément important de cette initiative, « puisque son ambition est d’aller au-delà de ce qui est réalisable par la simple signature d’une déclaration » (EC, 2021).
- 4 Les appellations varient entre research analytics, research information management systems (RIMS) o (...)
4Curieusement, la question des outils est restée plus ou moins absente des communications et des débats de la conférence OSEC. Or, il s’agit d’une dimension cruciale, car les autorités, les organismes et les établissements scientifiques disposent déjà d’une variété d’outils et de procédures plus ou moins performants et normalisés pour évaluer la performance de la recherche. Ces « systèmes d’information recherche » (SI recherche)4 permettent « l’agrégation, la conservation et l’utilisation de métadonnées sur les activités de recherche » (Bryant et al., 2017), afin de produire des connaissances fiables sur la recherche et d’aider les institutions scientifiques à assurer le suivi des projets scientifiques et à fournir des informations nécessaires aux bilans, aux rapports d’activité et aux campagnes d’évaluation (de Castro, 2018). Concrètement, ces dispositifs traitent des informations sur les projets, les résultats, les organisations, les personnes, les infrastructures, les équipements, les installations, etc. et produisent des indicateurs et des évaluations pour la gestion de la recherche ; aussi, ils peuvent être décrits comme des bases de données et/ou des outils d’aide à la décision, avec une dimension stratégique certaine (Azeroual et al., 2018).
5Les SI recherche ne sont pas nouveaux. Ce qui est nouveau, en revanche, c’est – dans le contexte de la science ouverte – le questionnement éthique de ces systèmes, aussi bien par rapport à leur implémentation et leur utilisation que par rapport à leurs sources et leurs modèles de données. Une particularité de la politique de la science ouverte est l’accent mis sur les bonnes pratiques de la recherche, pour rendre la science plus transparente, plus accessible, plus participative aussi et surtout, moins exposée aux risques de fraude, de falsification de résultats, de conflits d’intérêts, etc. (Suber, 2012).
6L’éthique de la recherche « fait débat » (Corvol, 2017). Ainsi, DuBois et Antes (2018) constatent que quand bien même les chercheurs s’accordent à dire que l’éthique de la recherche est importante, ils ne s’accordent pas sur une signification commune, mais adoptent plutôt des significations divergentes qui reflètent leurs priorités, lesquelles découlent de leurs besoins personnels, de leurs exigences professionnelles ou de leurs rôles dans la société. D’une façon générale, on peut définir l’éthique de la recherche comme « faire de la bonne science d’une bonne manière » (doing good science in a good manner), selon des normes d’excellence partagées et acceptées et dans le respect de toutes les étapes nécessaires pour satisfaire aux règles de conduite responsable de la recherche (stockage approprié des données, gestion des conflits d’intérêts, protection des participants humains et des animaux, sécurité des laboratoires, etc.) (DuBois et Antes, 2018).
7Pour les SI recherche, il s’agit d’un double défi : contribuer au développement d’une recherche responsable dans le contexte de la science ouverte, et être capable de mesurer les pratiques et performances préconisées par ces règles de conduite responsable. Autrement dit, les SI recherche doivent respecter le cadre réglementaire et les bonnes pratiques, les principes et les valeurs des communautés scientifiques (Diener et Crandall, 1978 ; Toulouse, 1998 ; Guillemin et Gillam, 2004 ; Balicco et al., 2018). Mais, en même temps, et ceci est en effet la particularité de ces systèmes, ils doivent être en mesure de représenter la dimension éthique des projets de recherche et des pratiques de chercheurs d’une manière appropriée.
8Sous cet angle, il s’agit donc d’un cas très particulier, dans le domaine de la recherche scientifique, de ce qui a été décrit par Floridi (2017) comme « infrastructure éthique » (infraethics). Du point de vue moral ou éthique, une infrastructure n’est pas nécessairement « bonne » en soi. Mais une infrastructure telle qu’un SI recherche, doublement confrontée par la problématique éthique, doit être capable de répondre à la question de sa contribution au développement d’une science éthique, aussi bien au niveau des institutions que des personnes, et ceci d’autant plus que le nouveau paradigme de la science ouverte met en avant l’intégrité, la transparence et l’ouverture de la recherche (Düwell, 2019).
9Pierre Corvol du Collège de France définit l’intégrité scientifique comme « la conduite intègre et honnête qui doit présider à toute recherche » ; il insiste sur une approche systémique qui ne réduit pas la fraude à un problème individuel (« petit manquement ») et il ajoute que l’intégrité interroge « la pratique de la recherche et sa diffusion aujourd’hui : reproductibilité des résultats […], ouverture, transparence, accessibilité et partage des données (open science) » (Corvol, 2017). Avec les mots de Pierre Corvol, l’intégrité ne se discute pas.
10Dans une approche interdisciplinaire (STIC et SIC), nous nous sommes posé la question de la dimension éthique des dispositifs numériques d’évaluation, pour mieux distinguer « which actions are right which are wrong » ou, dans les termes de l’éthique de l’information, « the good that can be accomplished with information, and all the ways it may be used to harm » (Burgess, 2019). Après une première analyse du facteur humain et des questions éthiques liées à la mise en œuvre d’un projet de SI recherche (Schöpfel, 2015) et à partir d’une étude approfondie de leur qualité et de l’impact sur l’acceptation par les usagers (cf. Azeroual et al., 2019 et 2020), nous avons réalisé un bilan des études et recherches sur cette thématique (Schöpfel et al., 2020), puis nous avons conduit une enquête auprès des développeurs, chefs de projet et usagers : les résultats ont fait l’objet de plusieurs présentations et discussions avec des experts des SI recherche5, notamment dans le cadre d’euroCRIS6.
11Après une synthèse des principales études sur les questions éthiques posées par ces dispositifs numériques, l’article présentera et discutera les résultats de l’enquête, pour conclure avec quelques perspectives concernant le futur développement des SI recherche et leur indispensable accompagnement par les communautés des SIC et des STIC.
12Fondermann (2012) a été un des premiers à alerter sur la nécessité de la prise en compte du facteur humain comme facteur clé de la réussite d’un projet de SI recherche, préconisant la transparence et la participation comme pratiques éthiques pour obtenir l’adhésion et l’acceptation de la part des chercheurs. Un tel avertissement a été d’autant plus justifié qu’à la même époque, selon une autre étude, les développeurs et les opérateurs de ces dispositifs considéraient l’éthique de la recherche généralement comme une question « à faible risque et faible impact », non prioritaire (Moreira, 2013).
13Depuis, un nombre croissant de publications et de communications ont fait le rapprochement entre les SI recherche et l’éthique scientifique. Plusieurs études de cas ont décrit le transfert de données entre les bases de données des comités d’éthiques et les SI recherche, notamment en médecine et santé ; ces études ont recommandé d’adapter leur modèle de données afin de pouvoir intégrer les avis éthiques d’une manière appropriée (Brennan, 2017 ; Klausen, 2016 ; Vancauwenbergh, 2018 et 2019). Le système national norvégien CRIStin alimente les bases de données des comités d’éthique régionaux en données sur les projets de recherche (Karlsen et Lingjaerde, 2019), à l’instar d’autres dispositifs, dans d’autres environnements, y compris institutionnels (Lingjaerde et Sjogren, 2008 ; Jetten et al., 2018).
14D’autres études soulignent la nécessité d’une collaboration étroite entre les opérateurs des SI recherche et les comités d’éthique, pendant toutes les phases d’un tel projet (Davidson et al., 2014), car, plus que d’autres dispositifs numériques, un tel système engage la responsabilité institutionnelle de l’organisme ou de l’établissement scientifique concerné (Küsters et Klages, 2018). Pour des raisons similaires, le Conseil scientifique suédois a mis en place un modèle, dans lequel le comité d’éthique fait partie de la direction fédérale du dispositif national pour la gestion des subventions (Lind, 2013).
15Une partie des SI recherche commence à offrir des fonctionnalités en lien avec l’éthique, dont notamment des procédures de consentement éclairé et d’approbation éthique ou des questions de confidentialité et de sécurité (Jetten et Simons, 2019). Les solutions proposées par Clarivate Analytics (Converis) et par Elsevier (Pure) sont également en mesure de produire des informations pertinentes pour les protocoles éthiques (Jägerhorn, 2015 ; Alroe, 2015). Dans le secteur public, le projet espagnol Hércules, promu par la Conférence des présidents d’universités d’Espagne et coordonné par l’Université de Murcie, développe un module fonctionnel pour la gestion de l’éthique (Hernandez Mora Martinez, 2019).
16Cependant, l’utilisation de telles informations ne va pas de soi et pose d’autres problèmes. Aussi, une communication de l’Online Computer Library Center (OCLC) interroge l’utilisation des données analytiques produites par les SI recherche sous l’aspect éthique – qui a accès aux informations, et pour quel but ? Qui contrôle (et comment) l’utilisation de ces dispositifs ? Comment distinguer l’utilisation appropriée et inappropriée ? Les questions sont posées, mais les réponses restent à trouver au sein de chaque dispositif, dans son environnement réel (Dortmund, 2019).
17Quels indicateurs éthiques un SI recherche devrait-il intégrer ? De nombreuses études sur l’éthique de la recherche (cf. par exemple Martinson et al., 2005 ; DuBois et Antes, 2018 ; Simonnot, 2018) signalent une large gamme de principes et de comportements, comme l’honnêteté, l’intégrité, la responsabilité, le respect des collègues et de la propriété intellectuelle, l’équité, la protection des sujets humains, le soin des animaux, etc. « La notion d’éthique met […] en avant la responsabilité du chercheur dans tous les aspects de son activité » (Simonnot, 2018, p. 12). À partir d’une analyse de ces études, nous avons relevé quelques indicateurs potentiels pour la prise en compte par les SI recherche d’actions institutionnelles, mais aussi de pratiques individuelles (Schöpfel et al., 2020). Ces indicateurs potentiels concernent plusieurs éléments du modèle de données d’un SI recherche (tableau 1).
Tableau 1. Indicateurs potentiels
Élément
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Indicateur
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Personne
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Expert éthique
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Membre du comité d’éthique
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Événement
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Intervention de formation
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Réunion du comité d’éthique
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Organisation (structure)
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Comité d’éthique
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Résultat
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Avis du comité d’éthique (audit)
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Signalement individuel (problème)
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Rétraction d’une publication
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Compétence
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Expertise éthique
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18L’éthique de la recherche est un concept multidimensionnel, et nous avons relevé un certain nombre d’indicateurs opérationnels, c’est-à-dire objectifs et mesurables, avec des implications très différentes ; compter le nombre d’actions de formation ou de membres d’un comité d’éthique et saisir les cas de rétractions ou de plagiats n’est pas la même chose. En effet, nous touchons ici à la deuxième dimension éthique de ces dispositifs numériques particuliers, c’est-à-dire, aux questions éthiques soulevées par le développement, la mise en œuvre et l’utilisation des SI recherche. La gestion de projet, l’administration du système et la sélection des sources de données, ainsi que la configuration des indicateurs, des rapports standard, etc. : ces dimensions sont généralement évaluées en termes d’utilité, d’efficacité et de résultats, rarement en ce qui concerne leur conformité à l’éthique de la recherche. Parfois, le projet d’un SI recherche se heurte à des interrogations et craintes parmi les différents groupes d’utilisateurs. Mais le débat éthique est également requis par et pour les développeurs, administrateurs et opérateurs de ces systèmes. L’exploration et l’intégration des aspects éthiques dans les dispositifs numériques ne peuvent se faire qu’au travers d’une discussion permanente et d’une collaboration continue avec leurs utilisateurs et développeurs. Il existe des modèles de données pour la gestion de l’information sur la recherche ; ce qu’il faut aujourd’hui, c’est un cadre éthique pour ces systèmes.
19Ce cadre éthique concerne toutes les phases du cycle de vie des données, de la collecte et du stockage à la fourniture de données. La nature des données, mais aussi leur traitement et leur usage déterminent si la mise en place d’un SI recherche nécessite un avis de la part d’un comité d’éthique. Dans la phase d’analyse des informations, il faut s’assurer que la loi sur la protection des données et les considérations d’éthique de la recherche sont prises en compte. Quels dommages ou dangers pourraient résulter d’une mauvaise utilisation des données ? Par exemple, lors de l’archivage de données particulièrement sensibles (données personnelles, projets financés par des tiers, etc.), il convient de noter que celles-ci ne peuvent être rendues accessibles à des tiers que dans le cadre d’exigences de sécurité particulièrement strictes (Schöpfel et Azeroual, 2021).
20Aussi, pour aller plus loin, nous avons mené une enquête à caractère exploratoire au sein de la communauté internationale des éditeurs, opérateurs et experts de ces SI recherche. L’objectif était triple :
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Évaluer leur perception des différents aspects de l’éthique de la recherche.
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À partir de leur expérience avec les SI recherche, faire un état de la situation actuelle.
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Ouvrir quelques perspectives et pistes pour le développement futur de ces SI recherche.
21Dans un deuxième temps, nous avons confronté un petit nombre d’experts de ces systèmes avec les résultats de l’enquête, et leurs commentaires ont permis d’enrichir la discussion.
22Dans la mesure où l’actuelle politique de la science ouverte met en avant l’intégrité, l’ouverture et la transparence de la recherche, avec une responsabilité éthique accrue, pas seulement des institutions, mais avant tout, des chercheurs eux-mêmes (cf. Rentier, 2019), nous avons positionné notre étude et cette enquête dans ce contexte.
23À partir de notre synthèse de la littérature de 2020, nous avons identifié des thématiques et des variables à explorer, nous avons rédigé et testé une série de questions, et nous avons créé un questionnaire sur la plateforme Surveymonkey avec finalement 23 questions, réparties en six groupes (principes éthiques et mauvaises pratiques ; éthique et SI recherche ; lobbying et science ouverte ; données et indicateurs ; perspectives ; informations personnelles). À partir de la liste des experts et des auteurs du répertoire et des conférences d’euroCRIS, nous avons contacté un échantillon représentatif de 40 personnalités (éditeurs, chefs de projet, administrateurs, opérateurs) issues de plusieurs pays européens et avec une participation active récente. Ces 40 personnalités représentent 6 % du répertoire d’euroCRIS qui contient environ 700 personnes depuis 20 ans. L’enquête a été ouverte entre le 25 février 2021 et le 26 avril 2021. Au total, 18 des 40 personnes contactées ont répondu (taux de réponse de 45 %).
24Dans un deuxième temps, nous avons pris contact avec douze experts d’euroCRIS et d’organismes partenaires, parmi lesquels sept ont répondu favorablement à l’invitation d’un entretien structuré virtuel, enregistré et validé. L’entretien portait sur les résultats de l’enquête en ligne. Nous avons communiqué ces résultats aux interlocuteurs avant les entretiens, et nous avons discuté avec eux de la qualité, de la fiabilité et de la représentativité de ces résultats. Cette deuxième partie de l’enquête s’est déroulée entre le 2 et le 11 juin 2021. L’analyse des contenus de ces sept entretiens a permis d’enrichir la discussion des résultats de l’enquête et de proposer de futures pistes pour la recherche et le développement.
25La plupart des répondants sont membres d’euroCRIS. La moitié travaille dans l’enseignement supérieur et la recherche, les autres travaillent pour un gouvernement ou dans le privé. La moitié des répondants se positionne en amont, dans le développement et l’offre des SI recherche ; les autres se décrivent comme chefs de projet ou administrateurs d’un SI recherche.
26Dans un premier temps, on devrait rester prudent : relativement peu d’études ont été menées sur les SI recherche d’un point de vue éthique, le sujet est rarement abordé dans les conférences internationales d’euroCRIS, et peu de personnes ont répondu à l’enquête. Apparemment, il ne s’agit pas d’un sujet d’actualités. Aussi, dix répondants des dix-huit disent qu’ils n’ont pas encore été confrontés à une situation ou un événement « éthique » en rapport avec un SI recherche. Et pourtant, la majorité des répondants pense quand même que la thématique de l’éthique prendra de l’ampleur et que l’éthique de la recherche gagnera en importance à l’avenir (figure 1).
Figure 1. Importance de l’éthique de la recherche.
27D’après les réponses, ce gain d’importance est lié au mouvement de la science ouverte qui, pour la majorité des répondants, augmentera le besoin et la demande d’une évaluation éthique (figure 2), soit via une réglementation renforcée (nouvelles lois…), soit par le biais de nouvelles exigences de la part des organismes, institutions et agences de financement.
Figure 2. Évaluation éthique dans le contexte de la science ouverte.
28Cependant, quand on pose la question des domaines qui sont prioritairement concernés par l’interrogation éthique, les avis sont plutôt partagés, sans faire la part des choses entre l’implémentation et l’administration d’un tel dispositif (figure 3).
Figure 3. Domaines concernés par l’éthique.
29Mais ces réponses montrent aussi et surtout une chose : pour les répondants, l’éthique est surtout une question de l’usage, de l’utilisation des résultats issus d’un SI recherche, et pas d’un problème de développement ou de modèle de données.
30Comme indiqué plus haut, seulement une minorité des répondants a déjà rencontré des problèmes éthiques liés à un SI recherche. Il s’agissait par exemple du traitement de données sensibles, de l’anonymisation de données de recherche, de données personnelles incomplètes, de l’évaluation des performances individuelles et d’informations sur les expérimentations animales.
31De même, seulement un tiers estime que « leur » SI recherche prend en considération des aspects éthiques ou produit des informations sur l’éthique scientifique. Voici quelques exemples :
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Lors de la mise en place, respect des critères éthiques du cahier des charges (appel d’offres) ;
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Mise à disposition d’instructions et de recommandations aux chefs de projet et aux usagers ;
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Création d’un lien avec les plans de gestion de données, avec leur volet éthique.
32Là où un SI recherche produit des indicateurs d’une « performance éthique », il s’agit avant tout d’indicateurs institutionnels, pas individuels, comme notamment le nombre d’experts en éthique, l’existence d’un comité d’éthique local (institutionnel) et le nombre des membres de ce comité (figure 4).
Figure 4. Indicateurs éthiques dans les SI recherche.
33Néanmoins, la figure 4 montre aussi qu’il y a ici et là d’autres indicateurs qui reflètent pour la plupart une performance institutionnelle : le nombre et la thématique de stages de formation, ou encore le nombre de décisions, d’avis et de rapports d’un comité d’éthique. En revanche, à part le nombre de rétractions d’articles, aucun SI recherche intègre pour l’instant le nombre et la nature d’éventuels problèmes éthiques individuels.
34Les publications révèlent un nombre important de valeurs et de problèmes éthiques dans le domaine de la recherche scientifique. À la demande quelles valeurs éthiques étaient les plus importantes, la majorité des répondants a répondu par l’objectivité (16), l’intégrité (11), la protection des sujets humains (10) et l’ouverture (9). À la question quels comportements non éthiques considérez-vous comme les plus nocifs, ils ont majoritairement évoqué la falsification des données (14) et le plagiat (12).
35Mais faut-il intégrer des données qui représentent ces valeurs et comportements dans un SI recherche ? Là encore, les avis sont partagés (figure 5). Tandis que presque la moitié est plus ou moins d’accord avec le principe, une petite majorité n’a pas d’avis ou est opposée à l’idée.
Figure 5. Intégration des valeurs et comportements dans un SI recherche.
36Nous constatons la même diversité dans les réponses à deux autres questions, concernant les sujets éthiques les plus importants pour les SI recherche et concernant les indicateurs les plus pertinents. Les réponses sont dispersées sur l’ensemble des propositions. Les répondants considèrent la protection des données, l’intégrité et la qualité comme les sujets les plus importants pour les SI recherche, mais il s’agit d’une tendance plutôt qu’un « plébiscite ». Quant aux indicateurs, les répondants jugent surtout quatre informations pertinentes pour une évaluation institutionnelle de la performance éthique : l’existence d’un comité d’éthique, le nombre de ses audits et avis (reviews) et le nombre de ses membres, mais aussi, plus surprenants, la nature des cas de comportements non éthiques et leur nombre ainsi que le compte des rétractions d’articles.
37Plusieurs commentaires portent sur le modèle de données. Si certains SI recherche semblent assez flexibles pour intégrer aux moins certains de ces indicateurs, ce paramétrage ne paraît pas opérationnel à ce jour, en tout cas, ne fait pas partie de la version standard. D’une façon plus générale, plusieurs répondants insistent sur la capacité d’adaptation du format CERIF, pour représenter ce genre de données.
38Plus en amont, où obtenir les données relatives aux valeurs, actions et comportements ? Les quelques remarques convergent sur le point qu’il s’agit surtout d’une affaire interne, à gérer au sein d’une institution, et plus particulièrement en partenariat étroit avec le comité d’éthique. D’autres sources potentielles seraient les bases de données (Scopus, Web of Science, Dimensions), pour les rétractions et les rejets, et les logiciels anti-plagiat.
39À notre question si les SI recherche étaient bien préparés pour faire face aux exigences éthiques, une moitié des répondants dit non et l’autre moitié ne sait pas ; mais personne ne considère qu’en l’état, « son » SI recherche (ou les SI recherche en général) était réellement prêt à relever le défi posé par l’éthique. Les commentaires parlent tous seuls : il est encore trop tôt ; on n’a jamais vraiment discuté de ça ; il n’y a pas encore de procédures ou de protocoles pour ce domaine. Néanmoins, un répondant ajoute quand même que dans certains SI recherche, il y a un début de réflexion, mais que le développement n’est pas très avancé.
40Alors, que faire ? D’après les réponses, les experts interrogés voient trois priorités : développer de nouveaux services et fonctionnalités, adapter le modèle de données et sélectionner des sources d’information pertinente (figure 6).
Figure 6. Domaines d’action prioritaire pour l’avenir des SI recherche.
41En revanche, les deux autres domaines d’action paraissent moins importants aux yeux des répondants : la gestion d’un projet de SI recherche (dont l’implémentation), et l’administration d’un tel dispositif.
42Notre enquête est la première dans ce domaine, mais elle est doublement limitée, d’une part par son caractère exploratoire (pas d’hypothèses de départ), d’autre part par la taille restreinte de son échantillon. Aussi, il faut interpréter les résultats avec prudence : sans vouloir généraliser les constats à l’ensemble des situations dans lesquelles un SI recherche a été installé ou est en cours d’implémentation, nous allons relever plusieurs points qui nous paraissent importants, non seulement pour le futur développement de ces dispositifs, mais aussi, surtout, pour une meilleure compréhension de leur dimension éthique. Notre discussion s’appuie en partie sur les commentaires et les avis exprimés par les experts lors de la deuxième enquête.
43Au premier regard, la dimension éthique des SI recherche peut être interprétée comme une série de problèmes techniques : Comment définir des indicateurs pertinents pour mesurer la performance éthique d’une institution ? Quelles sources d’information sélectionner ? Comment adapter le modèle de données ? Comment intégrer les données dans le système ? Cependant, une telle approche a ses limites. En voulant « normaliser » la dimension éthique, à l’instar par exemple du nombre de publications, on oublie qu’une information sur l’avis d’un comité d’éthique ou sur la falsification d’un jeu de données a une tout autre valeur et surtout, un tout autre potentiel de nuisance et de dangerosité (« harmfulness »).
44D’un point de vue technique, cela veut dire que ces données ne peuvent pas être traitées de la même manière que les autres. La question cruciale de la qualité des données (Azeroual et al., 2019 et 2020) est exacerbée par les risques liés à certaines « données éthiques », du fait de leurs possibles conséquences. Concrètement, cela veut dire qu’il faut non seulement renforcer les contrôles de qualité et d’intégrité de ces données à tous les niveaux (dès la sélection des sources), mais il faut aussi protéger leur sécurité et leur accessibilité.
45Mais il y a une autre dimension. Parmi les indicateurs potentiels, certains mesurent la performance éthique au sein d’une institution, comme l’existence d’un comité d’éthique, le nombre de ces membres ou le nombre des formations dans le domaine de l’éthique. D’un point de vue éthique, mais aussi juridique, ces indicateurs ne posent pas ou peu de problèmes, à la différence d’autres indicateurs qui concernent des comportements non éthiques d’une équipe de recherche (projet) ou d’un chercheur individuel, comme la rétraction d’un article, le plagiat ou la falsification d’un graphique.
46Certains répondants pensent que le stockage d’informations potentiellement préjudiciables à la carrière dans une base de données nécessite une discussion éthique. Si on commence à enregistrer des informations sur des actes répréhensibles, cela signifie potentiellement d’empêcher les gens d’obtenir du financement et affecter leur carrière.
47D’après l’avis des experts de l’enquête, il faut distinguer entre ces deux niveaux de la performance éthique, séparer les indicateurs institutionnels des indicateurs individuels, et privilégier les premiers sans pour autant exclure l’aspect individuel. Mais quand il s’agit de mesurer la performance éthique au niveau individuel, d’après les réponses il y a au moins cinq points d’attention :
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Un choix d’indicateur prudent et consensuel (acceptable) ;
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La sélection d’une source d’information fiable (comme les bases Web of Science ou Scopus pour les rétractions) ;
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Le respect du cadre légal (RGPD), avec un traitement sécurisé et si possible, anonymisé ;
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Un contrôle strict de l’accès à ces données ;
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Un usage strictement encadré.
48Les SI recherche sont généralement capables de gérer les contraintes liées aux données à caractère personnel ; cependant, dans ce cas précis et à cause de ce que Burgess (2019) décrit comme risque d’un usage nocif d’information, cela ne suffit pas : il faut trouver d’autres moyens pour rendre un tel scénario pas seulement acceptable, mais surtout, légal et éthique.
49L’enquête a révélé une préoccupation liée à la transparence des données et à leur accessibilité. Il s’agit surtout de deux interrogations : l’une concerne les données elles-mêmes, les données sensibles, la perte de données, y compris les problèmes de propriété intellectuelle et de données personnelles. L’autre porte sur l’implémentation des systèmes d’évaluation de la recherche ; comme un des experts l’a fait remarquer, « on peut blesser les gens en implémentant un logiciel de manière incorrecte ».
50L’analyse des réponses à la question sur les priorités d’action (cf. figure 6) laisse penser que cet aspect, c’est-à-dire la dimension éthique d’un SI recherche en tant que dispositif, n’est pas encore suffisamment pris en compte. Ce constat rejoint l’observation de l’absence d’une discussion « technique » dans les documents de références récents (Appel de Paris, Rapport de la Commission Européenne), comme si on pouvait « imaginer » une réforme de l’évaluation de la recherche sans réforme des outils et dispositifs.
51Les réponses révèlent que la gestion d’un tel projet (développement, paramétrage, implémentation) et l’administration du système paraissent moins importantes comme challenge éthique que les indicateurs eux-mêmes (modèle de données, sources, fonctionnalités). Face aux enjeux et aux risques, une telle priorisation ne semble pas satisfaisante, dans la mesure où elle néglige ce que Floridi définit comme « infraethics », la nature éthique de l’infrastructure elle-même qui nécessite un encadrement et un suivi particulier.
52Pour ce genre de dispositifs et de situations, Floridi (2016) a proposé le concept d’une responsabilité morale distribuée ou répartie (distributed moral responsibility), qui serait indépendante de l’intentionnalité et de l’information sur la nature des agents impliqués et de leurs actions ; cette responsabilité serait liée au fait d’être la source (causalement responsable) d’un état du système, et donc, en conséquence, d’être moralement responsable de cet état. Selon Floridi, cela peut conduire à la responsabilité juridique, dans le sens où elle peut faire l’objet d’une sanction ou d’une récompense, mais elle est indépendante de celle-ci. Pour aller plus loin et pour bien saisir la dimension éthique de ces SI recherche, il serait sans doute pertinent d’étudier ces dispositifs dans l’écosystème de leurs acteurs (développeurs, chefs de projet, administrateur, utilisateurs, propriétaires) sous cet aspect.
53Notre enquête a été adressée avant tout aux personnels directement concernés et impliqués dans un projet de SI recherche, c’est-à-dire aux éditeurs et développeurs, aux chefs de projets et aux administrateurs. Si on veut approfondir l’analyse des SI recherche comme « infraethics », il faudrait ouvrir l’exploration à d’autres personnes et structures, dont notamment les experts et les comités d’éthique. Apparemment, ils ne sont que rarement associés à un projet de SI recherche. Mais leur avis concernant les indicateurs éthiques (que faut-il mesurer ?) et la mise en place et l’utilisation d’un SI recherche est sans doute incontournable pour l’avenir de ces dispositifs. Dans ce sens, un répondant suggère que chaque SI recherche soit accompagné par un comité d’éthique.
54Lors des discussions, plusieurs experts ont évoqué d’autres aspects dont notamment deux qui paraissent importants pour la suite :
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Coopérations internationales : Dans certains pays, les partenariats de recherche avec la Chine deviennent une question sensible ; du coup, quel impact peut avoir l’enregistrement d’informations sur les collaborations internationales dans un SI recherche, pour l’institution, mais surtout pour les chercheurs concernés ?
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- 7 Cf. par exemple cette liste avec plusieurs déclarations de bibliothèques et d’archives sur le langa (...)
Terminologie biaisée : Aux États-Unis, au Canada, en Australie, en Nouvelle-Zélande et probablement de plus en plus en Amérique du Sud, la question des données biaisées (descripteurs potentiellement nuisibles ou offensants, préjugés…) dans les catalogues et les bases de données prend de l’ampleur7. Cette question se posera certainement aussi, à terme, à la terminologie utilisée dans les SI recherche.
55Un troisième aspect n’a pas été mentionné par les experts de cette enquête : l’engagement de plus en plus d’établissements et d’organismes scientifiques en faveur d’un changement des modes d’évaluation de la recherche, vers davantage d’indicateurs alternatifs (altmetrics) et vers davantage de mesures qualitatives de la « valeur intrinsèque » de la recherche. Nous avons évoqué dans l’introduction la déclaration de San Francisco (DORA), le « scoping report » de la Commission Européenne de 2021 et l’Appel de Paris lors des journées européennes de la science ouverte (OSEC 2022). Les principes éthiques de la recherche sont connus et acceptés, et ils sont renforcés par le mouvement de la science ouverte au niveau international, européen et français qui prône parmi d’autres « bonnes pratiques » la transparence, l’ouverture et surtout, l’intégrité de la recherche. Cependant, les appels à la transformation des systèmes d’évaluation ne font pas le lien avec les outils et dispositifs de l’évaluation, comme si l’acceptation de certains principes suffisait pour changer la situation. Aussi, le rôle des agences de financement reste à déterminer avec précision, notamment par rapport au suivi d’indicateurs éthiques. L’état de l’art, les résultats de notre enquête et les avis des experts interrogés laissent penser que cela ne suffit pas et qu’il faut aller plus loin. Il faut changer les systèmes d’information qui servent à l’évaluation de la recherche, et il faut changer la manière d’implémenter, de gérer et d’utiliser ses systèmes pour intégrer la dimension éthique dans l’évaluation de la recherche et pour relever le défi de la science ouverte. En fait, l’impact éthique de ces principes sur les SI recherche reste à analyser.
56D’après l’un des fondateurs de l’éthique de l’information, Robert Hauptmann, une attitude éthique à l’égard de la production, de la diffusion, du stockage, de l’accès et de l’extraction d’informations et de données est non seulement bénéfique, mais aussi nécessaire au bon fonctionnement de la société de l’information (in Burgess et Know, 2019, p. vii). Une telle attitude est d’autant plus nécessaire quand il s’agit d’un système d’information doublement concerné et impacté par l’aspect éthique, comme c’est le cas des SI recherche. À partir d’une enquête empirique, nous avons essayé d’illustrer les enjeux, mais aussi la complexité de la dimension éthique de ces dispositifs qui est, en fait, à double dimension puisqu’elle englobe l’objet de questionnement éthique (système) et l’évaluation de la performance éthique, dans le contexte de la science ouverte. Face à cette situation, la recommandation d’un expert d’associer un expert éthique (consultant) ou un comité d’éthique à chaque projet d’un SI recherche, y compris pour encadrer son fonctionnement en service régulier, paraît intéressante.
57La prochaine étape de notre analyse va dans le sens de cette recommandation : à partir des résultats de cette enquête, nous allons contacter un échantillon de membres de comités d’éthique et d’experts d’éthique scientifique dans plusieurs pays européens pour une enquête sur leur opinion concernant les aspects éthiques de l’évaluation de la recherche et de ses outils.
58Pour aller plus loin dans la recherche, deux pistes semblent prometteuses : d’une part, mener une étude conceptuelle des SI recherche sous l’angle de la « distributed moral responsibility » de Luciano Floridi, une analyse qui engloberait l’ensemble des acteurs de l’évaluation de la recherche, y compris les agences de financement ; d’autre part, étendre l’analyse aux archives institutionnelles qui se trouvent actuellement dans une dynamique de convergence avec ces dispositifs (Schöpfel et Azeroual, 2021), ce qui permettrait aussi d’analyser davantage encore l’impact réel de la science ouverte sur les infrastructures d’évaluation.