1La production de connaissance sur les usages des transports en sciences de l’information et de la communication est très riche et ces usages sont initialement traités à la fois dans des thématiques liées aux aspects d’organisation spatiale et à la mobilité ou bien comme une conséquence de choix politiques. Plus récemment, les usages des technologies d’information et de communication dans les transports en commun sont étudiés notamment à travers les notions d’innovation et d’amélioration des services rendus aux usagers grâce à des communautés en ligne externes à l’entreprise.
2Cette étude est précisément orientée vers les usages des données ouvertes (open data) qui sont offertes par les entreprises, récupérées par les communautés d’internautes-innovateurs et utilisées par les citoyens à travers les applications mobiles créées par ces communautés. La question de recherche que nous souhaitons poser est la suivante : quels sont les flux d’informations et de relations qui sont échangés entre ces acteurs ?
3De nombreuses études ont montré l’existence d’une forte corrélation entre les usages des transports collectifs, l’urbanisme et les décisions politiques (Gallez et al., 2013 ; Pfieger et al., 2007). Dans ces recherches, il est notamment question de trouver des « alternatives "crédibles" à l’utilisation de l’automobile » (Paulhiac et Kaufman, 2006, p. 51). Il s’agit de trouver les critères de choix individuels – dont notamment le coût et la densité urbaine (Souche, 2009, p. 790) – permettant d’influencer la répartition modale voiture/bus (Bonnel, 2003, p. 22). La mobilité sociale ou spatiale (Bourdin, 2005) qui résulte de ces décisions politiques a également été fréquemment étudiée tant dans son rapport à la liberté individuelle (Bacqué et Fol, 2007) que sur la place des comportements individuels dans la réflexion sur l’organisation de l’espace urbain (Mamoghli, 2009). Plus récemment, le concept de communication s’est inscrit dans les travaux sur les transports en commun à travers l’étude des interactions créées entre les individus et les différents groupes sociaux (Garrison, 2000).
4Du point de vue de la relation entre la créativité et les entreprises publiques, divers obstacles peuvent particulièrement freiner l’innovation. Contrairement à la plupart des entreprises marchandes, les entreprises publiques sont à la fois prises dans des cultures administratives fondées sur la routine et les réglementations et, en même temps, ont un très faible droit à l’erreur (Thom et Ritz, 2013). De plus, du fait de leurs situations de monopole, elles n’ont pas toujours un intérêt stratégique à s’approprier une innovation (Merlin-Brogniart, 2007, p. 209). Dès lors, en choisissant d’utiliser les technologies de communication, et plus particulièrement les médias sociaux en ligne, pour externaliser une partie du processus créatif vers le public, ces entreprises publiques peuvent à la fois conserver leurs systèmes de fonctionnement ainsi que la qualité de leurs prestations et, également, transmettre des données utiles pour créer, tester et améliorer des services tiers. Ainsi, à l’inverse des entreprises marchandes pour lesquelles le don de données internes ne s’impose pas, les entreprises publiques peuvent développer une forme de transparence à l’action publique avec l’open data (Bluenove, 2011, p. 26).
5Ainsi, les échanges existant entre les usagers du numérique et les entreprises publiques montrent désormais des flux ascendants et descendants. La littérature scientifique actuelle consacrée aux technologies numériques décrit, à la fois, des entreprises qui mettent à disposition de la foule des citoyens (Le Bon, 1895) certaines données internes et, également, l’existence d’une injonction à la participation croissante des citoyens (Coutant, Stenger, 2012 ; Deuze, 2006). L’entreprise est alors mise au défi d’améliorer ses services numériques grâce à la prise en compte des avis et des jugements des citoyens. Les actions récentes de quelques entreprises s’orientent ainsi vers une tentative de récupération de la valeur ajoutée créée par des citoyens qui utilisent et transforment des données ouvertes (Galibert, Lepine, Pelissier, 2012).
6L’open data est une « philosophie ouverte des ressources » (Noyer, Carmes, 2013, p. 137-138) qui est orientée vers la multiplication des initiatives d’ouverture des données vers le public pour qu’ils puissent les utiliser et les exploiter « sans restrictions de droits d’auteur, de brevets ou d’autres mécanismes » (Noyer, Carmes, 2013, p. 137-138). Ainsi, l’open data favorise un assouplissement des frontières entre les entreprises et le public. En effet, certaines informations internes à l’entreprise sont ouvertes au grand public, et plus particulièrement à une catégorie spécifique du grand public : les « professionnels-amateurs » (ou « pro-am »). Ce faisant, les entreprises escomptent un retour sous forme d’une valeur ajoutée.
- 1 Les termes suivants ont également été observés pour décrire ce mécanisme : bottum-up innovations, i (...)
7Les fondements théoriques de l’open data se trouvent dans la logique de l’open innovation (Chesbrough, 2006 ; Enkel, Gassmann, Chesbrough, 2009 ; Balagué, Fayon, 2011) et dans la prise en compte des lead users (Von Hippel, 1988, 2005). Ces deux apports majeurs montrent que l’entreprise peut prendre en compte les flux entrants et sortants de connaissances issues des lead users – ces individus qui ont des passions et qui créent de nouveaux produits ou services – afin d’accélérer l’innovation interne et également d’élargir les marchés externes d’utilisation des innovations. Ainsi, alors que l’innovation restait auparavant une activité secrète des départements de recherche et de développement (R&D) (Maillet, 2006), quelques entreprises se rendent compte récemment de l’utilité d’un don de données au public et des idées d’amélioration ou des créations que les lead users rendent visible en ligne. Von Hippel et – par la suite – Cardon parlent alors d’innovation ascendante1 car « les innovations par l’usage remontent toujours […] vers les centres de recherche » (Cardon, 2006, p. 6).
8Après avoir présenté le contexte théorique sous les trois niveaux macro, méso et micro-sociologique, nous présenterons les synergies entre ouverture des données publiques et aides aux transports à travers l’analyse de la création et des usages d’une application mobile.
9Les sous-questions suivantes seront traitées : Quels sont les facteurs culturels qui sont à l’œuvre dans un tel projet utopique (Flichy, 2001 ; Ricoeur, 2005) ? Quelles relations s’instaurent entre les acteurs participant à des « ré-innovations numériques » (Badillo, 2013) ? Et enfin, quelle est la motivation des utilisateurs à divulguer autant d’informations sur eux-mêmes ?
10Le développement d’une technique ou d’une innovation est le résultat d’une utopie, c’est-à-dire d’une dimension imaginaire d’un idéal que les concepteurs voudraient atteindre. Cette vision est issue des facteurs sociaux et culturels des membres de la société (Ricoeur, 2005 ; Flichy, 2001). L’utopie relative à la communication est celle d’une société dans laquelle la communication serait facilitée, où les technologies permettraient un plus grand partage de connaissances et « une certaine libération des contraintes physiques et sociales » (Vidal, 2013, p. 12).
11La logique de l’open data s’inscrit tout à fait dans ce contexte à travers un partage en ligne de ces flux d’informations et de savoirs. L’open data stimule l’émergence d’une création de valeur à partir du brassage des intelligences collectives (Rheingold, 2002 ; Noyer, Carmes, 2013). Ce phénomène est amplifié dans le web 2.0 car il accentue la visibilité de l’expertise des usagers.
12Dans son ouvrage La sagesse des foules, Surowiecki (2008) défend ce principe d’émergence d’une valeur additionnelle résultant de l’agrégation des parties. Il affirme que « plus un groupe dispose d’informations, plus son jugement collectif s’améliore, [et] donc plus il y a de personnes bien informées dans un groupe mieux c’est » (Surowiecki, 2008, p. 346). Pour autant, Surowiecki indique que cette intelligence collective est notamment due à la présence d’amateurs et d’experts dans les groupes sociaux composant ces foules. Dans le cadre des processus informationnels et communicationnels inhérents aux innovations, cette distinction est importante car l’innovation n’est pas à la portée de tous les acteurs : si de nombreux internautes publient sur le web, c’est seulement une minorité d’entre eux qui est engagée dans des processus innovants (Vidal, 2013).
13Ainsi, du point de vue du processus d’innovation, une structure relationnelle triangulaire apparaît entre les entreprises, les experts et les usagers. Chacun de ces acteurs possède ses motivations, son imaginaire et sa vision du web 2.0.
14Les entreprises ont jusqu’ici fonctionné majoritairement avec des ingénieurs internes prenant faiblement en compte les informations données directement par les utilisateurs. À l’ère numérique, les organisations expérimentent d’autres modes de prise de décisions sur un marché ouvert aux avis externes et aux suggestions. Quelques initiatives sont lancées en faveur d’une stimulation et d’une récupération des idées, voire même des innovations issues des multiples acteurs (associations, entrepreneurs, développeurs). Pour pouvoir tirer avantage de ces implications créatrices de la part des internautes et pour aller dans le sens d’une idéologie de la participation accrue des experts et des usagers finaux, certaines entreprises tiennent un discours novateur sur les bienfaits de cette idéologie participative du web 2.0 et déploient « des stratégies adaptées à ces usages, de façon à conduire la grande majorité vers la médiation prévue » (Vidal, 2013, p. 15). Ce discours implique l’usager et l’expert en lui montrant qu’il a tout à y gagner. Il transmet l’image d’une entreprise transparente qui partage des informations jusqu’ici uniquement connues en interne. Ce discours est ainsi inscrit dans une vision de liberté des usagers à travers des entrepreneurs qui acceptent de « (re)donner le “pouvoir” aux utilisateurs pour qu’ils retrouvent leurs “droits” ; des “droits” qui jusque-là étaient “gardés” précieusement par les acteurs économiques » (Bouquillon, Mattews, 2010, p. 52).
15Les experts (ou lead users) sont des passionnés par le développement d’algorithmes informatiques à la base des applications mobiles et des sites internet. Ils disposent d’un niveau de compétence élevé, d’une solide culture informatique, et possèdent des aptitudes techniques suffisantes pour mettre en œuvre le projet qu’ils ont imaginé (Vidal, 2013). Même si ces experts sont très minoritaires parmi l’ensemble des usagers des éléments diffusés par les entreprises, les effets de leurs actions sont importants car ils vont aller au-delà de la suggestion et de l’avis pour concevoir un produit ou un service. Ainsi, ils traduisent et inscrivent leurs imaginaires de la société dans les codes des produits ou des applications. Il y a donc une forte relation entre la technique et la société pensée par ces utilisateurs avancés des dispositifs sociotechniques d’information et de communication (DISTIC) (Araskiewiez, 2003).
16L’expert est un hyperacteur (Vidal, 2013) et un consom’acteur qui a saisi les possibilités offertes par les technologies numériques pour s’impliquer (Maillet, 2006). Il crée un savoir collectif directement mobilisable sur internet. La collaboration des experts sur les médias sociaux est propice à une innovation numérique ascendante grâce à une accessibilité au savoir ; une volonté de partager ses créations ; un désir d’amélioration des usages ; des compétences informatiques poussées ; un imaginaire ; ainsi que les moyens de rendre cet imaginaire réel.
17Les experts peuvent, par ailleurs, agir en réseaux, ou être géographiquement proches ou bien encore établir une relation à mi-chemin entre des relations via les réseaux sociaux numériques et des réunions en face à face. Ceci dépend du type de compétences requises. En effet, une organisation en réseaux virtuels est possible en cas de faible complexité technologique (faible renouvellement de la base de connaissance) et complexité combinatoire (c’est-à-dire la mise en cohérence de connaissances diverses) ; à l’inverse, si ces complexités sont fortes ou s’il y en a au moins une des deux qui est forte, la proximité géographique est alors nécessaire, au moins sous forme de réunions régulières (Carrincazeux, Coris, Lung, 2008).
18Les usagers s’inscrivent dans « un imaginaire social [qui] rassemble les individus dans une autonomie collective et individuelle » (Vidal, 2013, p. 19). Le web collaboratif est utilisé comme une sorte d’« auberge espagnole » numérique (Bouquillion, Mattews, 2010, p. 9) c’est-à-dire à la fois pour déposer des contributions et, également, pour prendre ce qui semble utile. Ces usages « horizontaux » (Vidal, 2013, p. 14) vont permettre d’enrichir les flux d’informations liés à l’open data car les usagers vont eux-mêmes donner des informations ascendantes personnelles. Les usagers sont ainsi en même temps au service de soi-même et au service des entreprises dont elle consomme les produits ou les services (Maillet, 2006). De par leurs usages, ils fournissent de la matière première aux entreprises.
19Ainsi, l’open data s’inscrit dans une modification profonde des rapports aux opinions des citoyens, à la contribution des experts et à la délibération par les entreprises qui peuvent intégrer une innovation. Une modification dont Noyer et Carmes observent même qu’elle est orientée vers « l’invention de nouveaux modes de gouvernances, polycentriques et variés » (Noyer et Carmes, 2013, p. 139).
20Nous convoquons ici l’approche communicationnelle de Watzlawick, Beavin et Jackson (1972) : selon ces auteurs, la communication est vue comme l’addition du contenu et de la relation – telle que la relation donne des informations additionnelles sur la manière dont le contenu doit être compris.
21Sur le cas particulier de la communication pour l’innovation, Badillo (2013) indique que le modèle communicationnel de l’innovation est présent « à l’intersection d’une communication-relation entre les individus et de l’exploitation de nouvelles combinaisons de facteurs d’information » (Badillo, 2013, p. 30). Dans cette partie, l’attention est dès lors portée sur l’exploration des facteurs informationnels et communicationnels présents dans les relations entre les entreprises, les experts et les citoyens.
22L’entreprise fournit des données complexes aux experts. Ceux-ci proposent en retour des idées d’amélioration ou des créations (par exemple, des applications pour mobiles). Si celles-ci ont du succès auprès des citoyens, elles peuvent être intégrées dans l’offre de services de l’entreprise.
23Ce don de données par certaines entreprises traduit une reconnaissance de la qualité des experts. En effet, « les usagers avancés sont toujours les meilleurs interprètes de leurs besoins et l’expression de ceux-ci est parfois si fortement incorporée dans des contextes d’utilisation spécifiques qu’il est difficile et coûteux aux industriels de les comprendre et de les extraire de leur environnement. C’est pourquoi lorsque le besoin adhère fortement au contexte d’usage, il peut être plus facile aux usagers de développer eux-mêmes la solution à leurs problèmes » (Cardon, 2006, p. 16).
24Cette utilité des communautés d’experts pour l’entreprise est présente dans le principe du crowdsourcing (Howe, 2008). Le crowdsourcing vise à externaliser la création des idées nouvelles par des réseaux d’experts externes à l’entreprise pouvant collaborer en face à face et/ou par les médias sociaux.
25Il existe plusieurs types d’appel aux citoyens à travers le crowdsourcing. L’approche synoptique des 4C proposée par Renault (2014) établit une taxinomie de crowdsourcing allant du cumulatif au coopétitif en passant par le collaboratif et le compétitif. Cette classification intègre ainsi les niveaux d’interaction et de compétition des membres de la foule. Dans une communauté, les valeurs de partage, de collaboration, de confiance ou de sincérité sont généralement fortement présentes, alors que dans une configuration de type compétition, les objectifs sont ceux d’une visibilité individuelle, du profit, d’un partage restreint, d’une mise sous contrat des inventions et de récompenses financières.
26La relation qui s’établit entre l’entreprise et les experts peut ainsi se traduire par des suggestions, des co-créations ou des co-innovations (Maillet, 2006, p. 294-295). Ces inventions seront alors diffusées et analysées par un maillage large d’experts, eux-mêmes en relation avec des groupes de testeurs novices. Cette structure relationnelle en réseaux est un atout important dans le cadre des innovations. La vision de l’acteur réseau d’Akrich, Callon et Latour (2006) met ainsi en avant l’idée que les innovations sont des inventions qui ont été acceptées par le milieu social.
27Enfin, la relation entre l’entreprise et les experts est également une bonne occasion de laisser toute la liberté aux experts pour tester une innovation radicale à l’extérieur de l’entreprise. Ce type d’innovation est très risqué car elle est tournée vers une modification de l’offre de produits ou de services mais aussi parfois de son processus de fabrication, de l’organisation interne de l’entreprise ou de ses compétences centrales. L’entreprise externalise ainsi la prise de risque vers les communautés d’experts et ne consolide la relation qu’en cas de réussite totale de ceux-ci.
28Les experts font un travail de traduction des données complexes en un énoncé compréhensible inclus dans des services ou applications dont l’ergonomie est assez simple (Callon, 1974-1975). Les experts offrent ces ressources aux citoyens pour, par exemple, faciliter leurs mobilités au quotidien.
29En retour, les citoyens sont invités à collaborer à un projet collectif innovant en agissant à différents moments du processus d’innovation : en donnant des idées de nouveaux services ou d’améliorations techniques ou ergonomiques des services existants. Ce retour d’informations vers les experts se fait soit directement via un message, soit indirectement via l’analyse des usages effectifs.
30Dans cette relation, les experts se placent souvent dans une démarche de service en mode bêta, c’est-à-dire avec un produit non finalisé pour avoir le plus tôt possible les retours des utilisateurs. À la différence d’un produit lancé par une entreprise, les produits mis en mode bêta par des experts développeurs sont plutôt bien accueilli par les citoyens et les testeurs novices, qui acceptent d’avoir un service gratuit de moindre qualité et de participer à son amélioration via ses commentaires, avis et usages. Ainsi, l’approche « tourbillonnaire » d’Akrich et al. (1988) visant à faire tester et améliorer des prototypes initiaux souvent peu convaincants est très importante pour la gestion de la réputation de l’entreprise.
31Concernant la relation entre les citoyens et l’entreprise, plusieurs éléments émergent concernant la visibilité d’informations individuelles des citoyens. En effet, l’étude des parcours, des humeurs ou des jugements est très utile pour adapter les nouveaux produits et services à leurs besoins. L’observation de ces informations se fait via « les usages des plateformes dites 2.0 [qui] rendent visibles les négociations entre les deux types d’acteurs, en termes d’appropriation d’espaces d’expression et de communication » (Vidal, 2013, p. 31).
32Ainsi, cette situation tranche radicalement avec les pratiques du passé dans lesquelles l’usager n’était pas convoqué par l’entreprise. En effet, si aux TPG, comme ailleurs, les techniques traditionnelles du marketing sont utilisées à travers la demande d’avis en focus groupe, il s’agit toutefois d’un contexte construit et non d’un contexte d’usage. Cette « trop grande séparation entre univers des concepteurs et univers des usagers » (Mallard, 2011, p. 256) est remplacée par une représentation explicite de l’usager.
33Il est également nécessaire de saisir les aspects micro-sociologiques du milieu permettant une innovation. L’analyse des usages et des motivations d’usage des open data par les entreprises, les communautés d’experts et par les usagers des outils créés par ces innovateurs met en avant les notions de participation et de contribution.
34Les entreprises qui s’engagent dans une démarche d’open data participe à l’émergence de valeurs ajoutées créées par les experts.
35Du point de vue de la communication externe, deux processus sont présents. Avec les experts, l’entreprise peut établir une communication de confiance propice aux échanges portés sur l’accomplissement d’un projet humain et utopique d’une collaboration collective et l’amélioration des services. Par ailleurs, l’entreprise peut transmettre auprès des citoyens des messages publicitaires favorisant une image d’entreprise participant à un imaginaire collectif. L’entreprise pourra alors escompter un retour positif en termes d’image perçue par les experts et également par le public en communicant sur ses actions s’inscrivant dans cette démarche aux évocations culturelles fortes, notamment sur la thématique de la liberté.
36Pour autant, la communication interne à l’entreprise entre les décideurs et les acteurs du service de la recherche et du développement doit être suffisamment efficace pour contourner le syndrome du « pas inventé ici » (Katz, Allen, 1982) qui s’exprime par un rejet des innovations externes.
37Ainsi, les motivations et les freins à participer ou à intégrer une démarche d’open innovation (Muhdi, Boutellier, 2011) sont ainsi pleinement des facteurs humains à prendre en compte dans la communication-relation en vigueur à l’intérieur de l’entreprise.
38Les experts qui contribuent à la création d’idées ou d’outils numériques ont des motivations individuelles qui peuvent être intrinsèques et extrinsèques. Les éléments qui les poussent à donner une partie de leurs temps et de leurs compétences pour le public et pour une entreprise sont en lien avec le capital culturel tourné vers l’esprit « geek » et vers un capital social qui intègre les règles d’une organisation en réseaux des acteurs.
39Les motivations des experts envers la participation aux processus d’open innovation semblent être orientées plutôt vers des motivations internes (notamment lors de la participation à des communautés), plutôt que pour des motivations externes, liées principalement aux compétitions (gains financiers, prix). Ces motivations sont variables et vont de l’altruisme à l’engagement civique. En effet, de nombreux travaux (Wendelken, Danzinger, Rau, Moeslein, 2014 ; Muhdi, Boutellier, 2011) indiquent que l’altruisme, le loisir, l’apprentissage, les bienfaits liées aux liens sociaux avec les communautés ou les entreprises sont des éléments intrinsèques forts à la source des motivations des experts.
40Les experts se caractérisent ainsi principalement par un engagement mutuel fort, un répertoire et des objectifs partagés et une participation et contribution volontaire (Wendelken et al. 2014, p.218). Par ailleurs, quelques motivations extrinsèques apparaissent et sont plutôt liées avec la gestion de carrière, les récompenses monétaires ou la reconnaissance par l’entreprise et par ses pairs (Wendelken et al. 2014, p. 219). L’aspect communautaire est donc fortement présent dans les motivations des experts.
41Quant aux citoyens, leurs motivations envers l’usage des outils numériques proposés sont principalement orientées vers les aspects récréatifs, utilitaires ou en lien avec l’aspect culturel fort des outils libres.
42D’une manière générale, les aspects imaginaire, relationnel et individuel de chacun des acteurs peuvent être résumés sous forme d’un tableau : cf le tableau 1 ci-après.
Tableau 1 : Synthèse des niveaux macro, meso et micro du contexte théorique de l’open data (tableau des auteurs)
- 2 Les auteurs remercient chaleureusement le groupe Quality of Life de l’Université de Genève, et plus (...)
43La recherche menée est qualitative à visée exploratoire. Elle est fondée sur une série de données collectées (entretiens et observation participante). Nous avons procédé à quatre entretiens d’environ 45 minutes chacun auprès des parties prenantes des Transports Publics Genevois (TPG), du groupe Quality of Life (QoL) – de l’Université de Genève –, qui a créé l’application mobile UnCrowdTPG, ainsi qu’auprès de ces usagers2. Nous avons adopté une méthode de recrutement par contact direct. L’observation participante s’est faite dans le cadre de l’utilisation de l’application mobile et de la formulation de retours d’usages.
44Le choix des auteurs de l’article s’est porté sur l’application UnCrowdTPG car elle est alimentée en informations en temps réel par l’entreprise Transports Publics Genevois (TPG) – première entreprise de transports en commun à opter pour l’open data en Suisse – ainsi que par les usagers de ces transports. Cette application intègre les données des usagers des transports en commun pour connaître l’affluence de ceux-ci en temps réels et ainsi inviter les citoyens à modifier ou reporter leurs déplacements urbains.
45Il est important de noter que cette création est apparue car les TPG se sont lancés dans une démarche d’innovation par le biais d’un concours open data dont l’objectif est de faciliter la proposition d’idées innovantes et la création d’outils numériques permettant de rendre de nouveaux services aux usagers des transports en commun de la ville de Genève.
46L’analyse des entretiens a permis d’établir une vision des pratiques (Soulé, 2007) représentée dans la figure 1 et détaillée ci-après.
Figure 1 : Échanges informationnels et relations de communication dans le contexte d’open data des TPG (schéma des auteurs)
47En organisant un concours visant à récompenser les meilleures innovations numériques en matière de mobilité dans la ville de Genève, les TPG mettent en place un contexte de crowdsourcing compétitif (Renault, 2014) entre chaque groupe d’experts. Ce faisant, les TPG ont eu plusieurs objectifs et motivations :
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Transmettre au public une image d’entreprise innovante, transparente, proche de ses usagers et en phase avec l’utopie participative. Les TPG communiquent sur cette démarche à la fois sur le site institutionnel et grand public3 ainsi que sur la plateforme </Open Data> en indiquant que « grâce à cette démarche d’ouverture de données, les TPG contribuent à faciliter la vie des milliers de voyageurs empruntant quotidiennement les transports publics du Grand Genève »4.
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Stimuler la motivation des experts externes aux TPG. La campagne de communication liée au lancement de la plateforme en ligne </Open Data> des TPG met en avant le caractère créatif des experts : « Vous êtes plus malins que nous ! ». L’analyse de l’entretien avec Michel Chopard réalisée au mois de septembre 2014, montre cette volonté de reconnaissance des talents des experts externes à l’entreprise. Les TPG ont ainsi trouvé « un moyen de faire plaisir aux experts développeurs en leur offrant la possibilité de mettre leurs compétences au profit de l’intérêt public ».
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Obtenir un retour d’informations de la part des usagers finaux de l’application.
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Entrer en contact avec des groupes d’experts ou de s’adresser à des clients aux caractéristiques particulières : « le concours a permis de faire émerger des applications qui s’adressent à un segment particulier de la population ».
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- 5 Les données partagées contiennent « la liste de tous les arrêts (avec leur localisation), les infos (...)
Intégrer les valeurs ajoutées – issues du traitement des données ouvertes5 – dans de nouveaux produits ou services.
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Garder la maîtrise des innovations externes : « c’est un moyen d’éviter les solutions pirates ».
48Primée lors du concours des TPG, l’application mobile UnCrowdTPG donne depuis le mois de juillet 2014 la possibilité aux usagers des TPG de donner leurs avis sur la surcharge à bord des véhicules. En phase de test et sans aucune publicité large, cette application a été téléchargée plus de 100 fois et a accueilli environ 300 visites en trois mois6.
49Les chercheurs et développeurs informatique de QoL indiquent qu’ils ont eu initialement l’idée d’une telle application pour mesurer l’affluence des wagons dans leurs propres expériences locales et quotidiennes de déplacement en train. L’objectif était de pouvoir s’assurer une place assise. Pour autant, cette idée n’avait pas pu aboutir à une réalisation concrète car les Chemins de Fer Fédéraux (CFF) ne divulguaient pas les données nécessaires. Dès lors, l’ouverture de certaines données des TPG a relancé le processus de transformation d’une idée en application concrète.
50Ainsi, les usages quotidiens des transports vont permettre l’émergence d’idées pouvant se concrétiser grâce à l’ouverture de données des entreprises et aux compétences de quelques-uns de ces usagers.
51Dans l’application UnCrowdTPG, les experts en développement informatique se sont organisés pour créer un contexte de crowdsourcing collaboratif (Renault, 2014) dans lequel les interactions entre les membres du groupe sont fortes et le niveau de compétition entre ceux-ci est faible. Les experts de ce groupe ont donc collaboré collectivement pour rendre intelligible les données ouvertes par l’entreprise dans le but de faciliter la vie du citoyen. Pour cela, chaque usager est invité à indiquer des informations relatives à l’affluence dans le véhicule qu’il emprunte.
52Concernant les relations de communication qui s’établissent entre l’entreprise TPG et les experts, un de ces experts indique que les employés de chez TPG sont « vraiment ouverts et disponibles [notamment] pour nous expliquer comment le système fonctionne ». En effet, même si les chercheurs avaient déjà créés précédemment des applications mobiles, il a tout de même fallu « comprendre comment les données sont présentées par les TPG ». Pour autant, le coût actuel de la relation pour les TPG se transformera, par la suite, par un large gain issu des dons de compétences des experts en informatiques.
53Les compétences nécessaires pour l’analyse et la réutilisation des données ouvertes sont acquises par une petite partie de la population. Il faut, en effet, posséder des connaissances poussées en informatique, mathématique, design ou ergonomie car l’application mobile possède « un petit moteur qui va faire des statistiques sur l’affluence dans les véhicules et aux stops ».
54La proximité géographique entre chacun des acteurs a été particulièrement propice à la création et à l’amélioration de l’application UnCrowdTPG. Du côté des experts, les compétences technologiques et combinatoires ont été fortes. Si la majorité des experts du groupe universitaire QoL ont de fortes compétences en informatique, il existe également une approche transdisciplinaire orientée vers l’étude des usagers des transports en commun ou des usages des technologies mobiles. Un grand renouvellement des compétences technologiques et des compétences scientifiques nécessite ainsi une forte relation de communication, principalement en face-à-face, pour coordonner des proximités institutionnelles (relatives au mode de pensée identique) et organisationnelles (relatives au mode de coordination identique) (Carrincazeaux, Coris, Lung, 2008). Par ailleurs, concernant l’ensemble des acteurs de cette innovation, la proximité géographique a permis de créer au mieux un lien entre les données ouvertes, les réutilisateurs de ces données et les usagers de l’application mobile.
55Grâce à leurs compétences, les experts rendent accessibles à tous la consultation des données des TPG et font un travail de traduction des données complexes en un énoncé compréhensible par tous (Callon, 1974-1975, p. 19). L’interface d’utilisation de l’application UnCrowdTPG est, en effet, très simple et les informations données permettent à l’usager d’améliorer sa mobilité au quotidien. Le travail de l’expert est alors utile à la collectivité et transforme les développeurs en des « civic innovators » (Flichy, 2010) qui permettent de réinventer une nouvelle forme de société.
56Les motivations de l’expert pour participer à ce type d’innovation sont ainsi principalement lié au fait de se sentir utile en créant un outil qui va être utile à la collectivité. Dans le cas spécifique de l’application UnCrowdTPG, les universitaires avaient également plusieurs motivations sous-jacentes au développement de cette application : une visibilité pour leur laboratoire de recherche ; le désir de participer à cette culture de l’open data qu’ils soutiennent ; la mise à disposition de leurs compétences au service de ce projet destiné au public.
57« L’application est construite avec l’utilisateur au centre ». L’importance de l’usager dans le fonctionnement de l’application repose notamment sur la mise en réseau des informations fournies par la somme des apports de chacun des utilisateurs. Les citoyens sont ainsi placés dans un contexte de crowdsourcing cumulatif dans lequel chaque information apportée par les membres de la foule – n’ayant pas d’interaction entre eux et n’étant pas en compétition entre eux – est additionnée pour fournir une image plus fine de la réalité du terrain. Ainsi, sans les utilisateurs finaux, le service n’a pas d’utilité car l’application fonctionne en partie avec les contributions des citoyens.
58Pour que l’information existe, il faut que l’usager participe et qu’il y ait une synergie entre les acteurs : l’usager peut transmettre une critique des transports qui pourra être intégrée dans le processus d’amélioration de l’application ou des transports. L’usager peut également faire remonter une information sur son usage et son expérience locale via l’application mobile.
59La participation volontaire de l’utilisateur va provoquer un retour d’informations relatif à l’affluence dans un véhicule et à l’avis de l’usager de l’application. Une participation involontairement se fait également à travers sa géolocalisation et l’observation de ses comportements d’usage de l’application. Concernant la gestion des avis, les créateurs de l’application ont proposé une première version de celle-ci à leurs étudiants : ceux-ci ont alors fait part de leurs remarques concernant l’ergonomie ou d’autres aspects de l’application. Par la suite, une fois que l’application a été disponible et téléchargeable, les experts ont continué à recevoir des commentaires de la part des utilisateurs : un expert indique qu’« au début, c’était juste des incompréhensions sur le fonctionnement de l’application. C’est pour cela aussi que nous avons rajouté le didacticiel au début de l’application ». Cette amélioration incrémentale est d’ailleurs perçue par l’usager de l’application : « mon avis est pris en compte ».
60L’utilité de ces retours d’informations est importante pour les futures évolutions de l’application via, notamment la « personnalisation de l’expérience de l’utilisateur : si nous voyons que l’usager ouvre toujours telle ligne de bus, nous lui proposerons par défaut cette ligne [et] nous lui indiquerons automatiquement que son bus sera présent à telle heure ».
61La figure 2 ci-après présente une interprétation des aspects de type contenu et de type relation d’une communication – au sens de Watzlawick et al. (1972) –, entre les acteurs inscrits dans un contexte d’innovation en lien avec une situation d’open data.
Figure 2 : Modèle communicationnel des échanges info-relationnels dans un contexte d’innovation liée à l’open data (schéma des auteurs)
62Pour la partie relative au contenu de la communication, les flux de contenu entre les acteurs se présentent sous l’angle d’un processus cybernétique de commande et de régulation (Wiener, 1958). La commande se matérialise par un input constitué par des données issues de l’environnement numérique. Cet input est intégré par une boîte noire contenant des créateurs d’innovations. L’output qui sort de cette boîte noire est une innovation issue de travail de traduction des données de l’input. La régulation se matérialise par la rétroaction de données d’usages permettant l’affinement des données ouvertes, la traduction des données, l’amélioration de la nouveauté et l’amélioration des services de l’entreprise. Cette régulation vient ainsi enrichir les données de l’environnement numérique de ce système et est donc une rétroaction de l’effet sur la cause, au sens cybernéticien.
63L’enjeu pour l’entreprise – d’un point de vue des échanges de contenu –, pourrait être uniquement de fournir des données pour recueillir une innovation dans ses services. Cependant, ce comportement lié aux contenus de la communication doit impérativement être en phase avec une relation de communication prenant en compte de nombreux facteurs communicationnels (Badillo, 2013).
64Pour la partie relative à la relation de communication, les flux relationnels entre les acteurs se présentent sous l’angle d’une adaptation du modèle de Katz et Lazarsfeld (1955) relatif aux deux étages de communication entre les médias et la population via les leaders d’opinion. Dans la situation d’une communication pour une innovation liée à l’open data, il y a deux étapes : la première étape est celle d’une relation de collaboration entre l’entreprise et les créateurs d’innovation ; la seconde étape est celle d’une relation basée sur les usages entre ces créateurs d’innovations et les utilisateurs de l’innovation. Ces relations sont des étapes et non des étages, au sens où elles sont horizontales (collaboratives) et non verticales (hiérarchiques). Il existe également une relation entre les utilisateurs et l’entreprise à travers le jugement des services innovants.
65L’objectif de cette étude a été orientée vers la compréhension de la logique de l’open data et des usages des informations diffusées par chacun des acteurs de l’écosystème propre à l’animation des données ouvertes.
66Cette recherche a permis de montrer que ces différents retours d’informations confirment que l’open data génère des flux informationnels et relationnels descendants et ascendants. L’entreprise doit consentir à divulguer ses données pour pouvoir accéder à une valeur ajoutée qui vise finalement à améliorer le quotidien de ses clients et à collecter des données intéressantes pour l’entreprise. La relation de communication établie entre les différents acteurs met également en évidence le rôle des interactions dans le processus d’innovation. Dès lors, gérer au mieux cette relation entre acteurs à travers l’usage de ces ressources est un défi majeurs pour la formulation d’idées innovantes aux services des usagers du numériques.