Carayol Valérie, Lépine Valérie et Morillon Laurent (2020). Le côté obscur de la communication des organisations
Carayol Valérie, Lépine Valérie et Morillon Laurent (2020). Le côté obscur de la communication des organisations. Pessac : Maison des sciences de l’homme d’Aquitaine. ISBN : 978-2-85892-605-3. Prix : 21 €
Texte intégral
1« Le côté obscur de la communication des organisations » est un ouvrage de 236 pages paru en 2020 aux éditions MSHA. Celui-ci rassemble 14 textes présentés lors du colloque international éponyme organisé en 2019 à la Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine par le laboratoire bordelais MICA et le réseau Org&Co de la SFSIC. Il nous est proposé par trois professeurs des universités spécialistes de la communication organisationnelle : Valérie Carayol (Université Bordeaux Montaigne, Laboratoire MICA), Valérie Lépine (Université Paul Valéry Montpellier 3, Laboratoire Lerass-Céric) et Laurent Morillon (Université des Antilles, Laboratoire LC2S). La grande originalité de ce livre est de s’intéresser à des pratiques communicationnelles et managériales qui engendrent de la manipulation, du mensonge, de la violence, ou du harcèlement dans le cadre professionnel. Autant de phénomènes considérés par les trois co-directeurs de l’ouvrage comme étant encore « trop peu investis par les chercheurs en communications des organisations et en sciences de l’information et de la communication (SIC) » (p. 12).
2Cet angle éditorial et la complémentarité des trois parties en font un ouvrage véritablement salutaire pour qui souhaite explorer la face cachée de la communication des organisations. La première partie de l’ouvrage « Ambivalences, ambiguïtés et non-dits dans les pratiques communicationnelles » (p. 21) s’ouvre avec un chapitre signé par Agnès Vandevelde-Rougale. Intitulé « L’ombre portée par le discours managérial : ambivalence discursive et fragilisation subjective » (p. 23), celui-ci s’intéresse à « l’influence subjective du discours managérial moderne » et met en lumière les conséquences de celui-ci sur les salariés. L’analyse croisée d’extraits de communication institutionnelle et de récits d’expérience de mal-être au travail issus d’une recherche empirique menée en France et en Irlande illustre à quel point les salariés peuvent être pris en étau entre l’injonction à s’épanouir au travail et leur expérience du stress et de la souffrance au travail. Autre injonction soulignée par l’auteure, celle de la « croissance » à la fois personnelle et économique qui peut « favoriser un surinvestissement au travail, susceptible de menacer à terme la santé de l’individu » (p. 29). La « double insécurisation » à la fois linguistique et langagière inhérente au discours managérial moderne peut également être source de paradoxes et autres oxymores, tels que la savoureuse « évolution continue ». Elle participe également selon l’auteure au « formatage des subjectivités en soutenant une réécriture de soi dans une logique de performance » qui limiterait la perception des situations problématiques. Cette ambiguïté entretenue permettrait au management de « faire “comme si” tout allait bien et de méconnaitre la violence » (p. 33).
3Dans leur chapitre intitulé « Face aux injonctions contradictoires, l’inter-oganisationnel comme ressource » (p. 51), Anja Martin-Scholz et Anne Mayère présentent quant à elles les résultats d’une recherche étudiant la mise en œuvre d’une collaboration inter-organisationnelle par des agents de services déconcentrés de l’État. Le lecteur pourra y découvrir une forme singulière d’ambiguïté, où les acteurs impliqués peuvent être amenés à la fois à critiquer les institutions dont ils dépendent, tout s’en revendiquant à d’autres moments afin de donner plus de poids à leur initiative en fonction du contexte et des jeux relationnels. L’article met ainsi en évidence l’existence d’un « entredeux » organisationnel, qui se développe « dans et par l’ambiguïté » permettant aux agents de « composer avec des rapports de pouvoir à la fois inégaux mais aussi indirects, puisque les individus concernés relèvent in fine de différentes hiérarchies » (p. 61).
4La première partie s’achève avec une contribution de Maëlle Crosse et Didier Paquelin intitulée « Mise en œuvre d’une stratégie de transformation pédagogique au sein d’une université : analyse de l’ambiguité et des non-dits dans la communication organisationnelle » (p. 65). Les auteurs questionnent ici les décalages entre les discours institutionnels et les réalités vécues par des enseignants-chercheurs dans un contexte de changement de la stratégie pédagogique. Pris au piège d’un secteur concurrentiel où l’injonction « marketing » à l’excellence est devenu le principal moteur de l’innovation pédagogique, les acteurs impliqués dans le système étudié se révèlent peu enclins à s’engager pour co-construire le projet. Cette absence de confiance couplée aux nombreux décalages entre les discours institutionnels et les réalités vécues par les enseignants engendrent des situations problématiques, observées et analysées par les auteurs.
5La deuxième partie « Violence, manipulation, dérives éthiques des pratiques et des discours ? » débute avec un chapitre co-écrit par Virginie Althaus, Sarah Colé et Odile Camus. Dans « Le harcèlement dans les organisations : trauma et résilience dans les récits de victimes » (p. 83), les trois auteures invitent les lecteurs à entrer encore un peu plus dans la pénombre des organisations pour s’intéresser cette fois à l’expérience traumatique du harcèlement au travail. Leur objet d’étude est un corpus de neuf entretiens semi-directifs menés auprès de victimes de harcèlement au travail. Leurs analyses mettent en évidence la résilience des acteurs face au vécu post-traumatique, et soulignent que les conséquences du harcèlement au travail (troubles dépressifs, stress post-traumatique) « peuvent être reconnues comme maladie professionnelle » (p. 96).
6Dans le chapitre suivant intitulé « Mettre sa dignité en pause ? La dignité au travail chez les employés atypiques » (p. 107), Marie-Pier Claveau et Kirstie McAllum mettent la lumière sur travailleurs de l’ombre : les précaires, les temporaires, les utilitaires… Les interchangeables, les remplaçables, les jetables… Les auteurs pointent du doigt une instrumentalisation des relations au travail qui biaisent les rapports sociaux et génèrent conflits, insatisfaction et perte d’autonomie chez ces employés « atypiques ». Ces derniers ne bénéficiant pas du privilège de la reconnaissance de leur travail ni de la considération de leur personne, ils se voient contraints de mettre leur dignité « en pause » (p. 117). Une lueur d’espoir tout de même : les employés atypiques considèrent leur situation comme « temporaire », et sont moins résignés que dans l’attente de nouvelles opportunités… dignes de ce nom.
7Le chapitre « L’incivilité numérique, menaces stéréotypes et risques genrés » (p. 137) écrit par Elizabeth Gardère et Marianne Alex dénonce les violences faites aux femmes dans les universités grâce à une analyse du contenu des publications du Tumblr « Paye Ta Fac ». La liberté d’expression, l’instantanéité et l’anonymat garantis par le numérique favorisent la publication de messages stéréotypés issus de la sphère académique ou estudiantine, sources de violences et de discriminations sexistes. Décrites par les co-auteures comme « un défouloir des tensions sociales », les incivilités numériques sexistes portent atteinte à la citoyenneté par des comportements intrusifs et bousculant les règles élémentaires du « vivre ensemble » dans le respect des différences et de l’égalité (p. 152).
8« Les pratiques communicationnelles entre discrédit et légitimité, dialogue et conflit » est la troisième et dernière partie de cet ouvrage. Celle-ci s’ouvre avec un chapitre théorique captivant d’Øyvind Ihlen, traduit de l’anglais par Éloïse Vanderlinden et Valérie Carayol. « Le côté obscur de la communication dans la RSE » s’intéresse à la perspective rhétorique afin de dénoncer une RSE « politisée » et des pratiques « intéressées et manipulatoires », amplifiées par l’essor des réseaux sociaux numériques. L’auteur étudie le phénomène qui conduit les entreprises « à prendre un positionnement actif sur des questions controversées qui ne concernent pas nécessairement le cœur de leur activité » (p. 172), telles que « le changement climatique, la corruption, les conditions de travail des sous-traitants, le salaire minimum, la disparité salariale et les droits des femmes et des minorités ». Selon lui, cette pratique s’apparente à une « opération marketing calculée et stratégique » visant à récupérer des mouvements sociaux ou politiques à des fins commerciales.
9Le chapitre suivant fait écho à celui d’Agnès Vandevelde-Rougale portant sur l’ambiguïté du discours managérial. Avec « L’identité professionnelle mise à mal par le changement numérique perpétuel dans l’organisation. L’agilité forcée comme panacée ? » (p. 185), Isabelle Comtet porte son regard sur « salarié agile » dont la souplesse de corps et d’esprit est censée lui permettre de s’adapter à toutes les situations, y compris à l’injonction au bonheur au travail : « si un salarié veut être heureux, cela ne dépend que de sa volonté à devenir agile pour suivre les évolutions de l’organisation » (p. 189). L’étude s’appuie sur les résultats d’enquêtes menées auprès de salariés dans un contexte de « renforcement de l’usage des TIC » : celui-ci modifierait l’identité professionnelle des acteurs à mesure que l’entreprise évolue. L’auteure questionne ces injonctions au changement, au progrès et au bien-être qui ne permettent pas de « donner du sens à un métier et une identité professionnelle à un individu ».
10Dans le chapitre « Darknet et cybercriminalité : le hacking au secours des organisations », Marlène Dulaurans et Jean-Christophe Fedherbe mettent la lumière sur les côtés les plus obscurs du Web et de nos sociétés : les crimes et délits informatiques. À l’heure où la protection des données personnelles est devenue un enjeu mondial majeur, ces nouvelles délinquances illustrent à quel point les organisations – comme les individus – sont fragilisés par leur dépendance au numérique. Alors que l’émergence du darknet offre aux cybercriminels du monde entier la possibilité de partager anonymement « des connaissances malveillantes » (p. 205), une résistance silencieuse et bienveillante semble s’organiser dans l’ombre. Les auteurs présentent en effet « la nouvelle éthique professionnelle des hackers » (p. 206) dont l’objectif est de révéler les vulnérabilités des organisations afin qu’elles puissent mieux se protéger en retour. Les États font aujourd’hui appel à ces « hackers libertaires » afin d’améliorer leurs pratiques, et certains « cyberjusticiers » s’en prennent directement aux intérêts gouvernementaux afin d’intervenir dans des conflits géopolitiques. De nouvelles formes de guerre sont à l’œuvre à notre insu dans l’obscurité du cyberespace, et cela ne fait que commencer…
11« Cette obscure clarté qui tombe de la communication » de Thomas Heller (p. 211) propose une déconstruction du terme anglo-saxon « dark side ». Ce chapitre présente une « approche critique de la communication des organisations » dont l’étude du côté obscur peut être envisagée à deux niveaux métaphoriques. L’auteur appelle à passer d’une approche critique de la communication organisationnelle envisagée sous la figure du « masque » qui consisterait à dissimuler la réalité des relations humaines au sein des organisations, à la figure du « mal » qui désigne les différentes formes de « négativités produites par le fonctionnement organisationnel sur les relations de travail », passant ainsi de « l’analyse des enjeux, des processus, des logiques à celle des expériences individuelles et collectives ». Requalifiant ainsi les négativités qui existent au sein des organisations, Thomas Heller poursuit son raisonnement critique en soulignant que le travail peut aussi être source de positivités telles que « le sentiment d’accomplissement, de reconnaissance, de bien-être ressentis et vécus par les employés » (p. 223). Sous cet angle, l’ambivalence de la communication organisationnelle, qualifiée par l’auteur d’« obscure clarté », prend tout son sens dans la nuance, du fait qu’elle peut contribuer aussi bien « à la domination sociale qu’au bien-être ».
12Jeux de pouvoir, incivilités, harcèlement, mensonge, pratiques malveillantes, souffrance au travail : la conclusion signée par Gino Gramaccia met un dernier coup de projecteur sur les concepts les plus sombres étudiés au fil des chapitres du livre. Il appelle le lecteur et les acteurs à « prendre la mesure des enjeux interdisciplinaires, politiques et scientifiques d’une éthique étendue de la communication » ; il les invite à ne pas regarder uniquement la « déchirure » et à observer l’émergence d’une « éthique cosmopolite, transculturelle, interdisciplinaire, interprofessionnelle » à l’image des communautés de hackers anonymes et bienveillants qui œuvrent dans l’ombre pour le bien commun.
13Avec cet ouvrage, la Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine propose ici un support didactique, structuré et complet qui permettra de sensibiliser aussi bien les étudiants que les salariés aux enjeux actuels de la communication organisationnelle. Les enseignants en Sciences de l’Information et de la Communication comme les professionnels de la communication des organisations trouveront dans cet ouvrage de nombreuses références théoriques, épistémologiques et bibliographiques qui viendront compléter utilement leurs propres sources. Un livre de référence pour qui souhaite porter un regard critique sur les pratiques actuelles et trouver des pistes qui permettront de faire évoluer les organisations vers des systèmes plus éthiques et plus respectueux de l’individu et du collectif. Lumineux.
Pour citer cet article
Référence électronique
Nadia Hassani, « Carayol Valérie, Lépine Valérie et Morillon Laurent (2020). Le côté obscur de la communication des organisations », Revue française des sciences de l’information et de la communication [En ligne], 24 | 2022, mis en ligne le 01 janvier 2022, consulté le 18 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rfsic/12810 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rfsic.12810
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