Caune Jean (2021). Faire théâtre de tout : Espace, temps et place du spectateur
Caune Jean (2021). Faire théâtre de tout : Espace, temps et place du spectateur. Montreuil : Éditions théâtrales. ISBN : 978-2-84260-840-8. Prix : 24 €
Texte intégral
1La présente recension nécessite deux précisions préalables sur l’auteur de l’ouvrage dont il va être question ; en effet :
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d’une part, Jean Caune n’a pas limité son activité professionnelle à l’enseignement et à la recherche en sciences de l’information et de la communication, du milieu des années 70 (et même avant) jusqu’au milieu des années 2000 (et même après) ; à certains moments, pour des périodes significatives, il a opéré comme comédien (y compris chez Roger Planchon et chez Ariane Mnouchkine), comme metteur en scène de spectacles dramatiques et comme responsable de structures de médiation culturelle (à la Villeneuve de Grenoble et à Chambéry) ;
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d’autre part, ses travaux de recherche, comme il est prévisible, sont eux-mêmes marqués par cette double orientation : si on se limite aux seuls ouvrages qu’il a publiés, au nombre de 14 (dont certains ont donné lieu à de plusieurs éditions), ils se partagent à peu près en 2 sous-ensembles presque d’égale importance, entre ceux qui portent sur la politique culturelle et la médiation culturelle, et ceux consacrés au théâtre et aux spectacles théâtraux.
2Cependant, comme on va le voir, cette bipartition ne signifie pas que ces 2 sous-ensembles sont clos sur eux-mêmes, et qu’ils doivent être abordés indépendamment l’un de l’autre ; au contraire, l’auteur s’est toujours efforcé de les re-lier, sans les confondre, dans le travail de conceptualisation, comme dans l’action quotidienne. Ainsi, si l’ouvrage qui va être présenté et discuté, porte avant tout sur les représentations théâtrales, il convient également de le considérer comme ayant des relations avec les problématiques de la communication. Et ceci s’observe dans le sous-titre lui-même, qui insiste sur la place du spectateur, et même sur son implication comme envisagé dans le chapitre 11.
Les éléments constituants du livre
3L’originalité de l’approche, développée tout au long des 12 chapitres, est de prendre appui, non pas tant sur l’expérience propre de l’auteur dont on pressent déjà la richesse (enseignant-chercheur + comédien + metteur en scène + médiateur), mais avant tout sur une activité de « spectateur professionnel » que Jean Caune a menée tout au long du dernier demi-siècle, et qui ont alimenté particulièrement le blog qu’il a rédigé de longues années durant. C’est dire qu’il présente et met en discussion des spectacles d’auteurs et de metteurs en scène comme Pina Bausch, Samuel Beckett, Jérôme Bel, Christian Benedetti, Bertold Brecht, Georg Büchner, Gildas Bourdet, , Peter Brook, Boris Charmatz, Patrice Chéreau, Jerzy Grotowski, Jean Jourdheuil, Jacques Lassalle, Georges Lavaudant, David Lescot, Living Theater, Ariane Mnouchkine, Magali Montoya, Wajdi Mouawad, Thomas Ostermeier, Arthur Nauziciel, Célie Pauthe, Jean-Claude Penchenat, Roger Planchon, Christian Schiaretti, Giorgio Srehler, Jean Vilar, Antoine Vitez, Lambert Wilson, et d’autres encore. Dans l’argumentation, l’histoire du théâtre est très présente avec de nombreuses références, de même que les auteurs de sciences humaines et sociales ou des philosophes, dont il convient de mettre en exergue comme l’auteur, lui-même, nous y convie : Hannah Ahrendt, Walter Benjamin, Hans-Georg Gadamer, Henri Gouhier et Paul Ricoeur, ainsi que Roland Barthes, Hans-Robert Jauss, voire Jacques Rancière.
4L’ouvrage, très synthétique, et qui reprend parfois en les remaniant profondément des textes déjà publiés, comprend donc 12 chapitres ; la citation de leur intitulé et de courtes indications complémentaires de ma part, doivent permettre au lecteur de comprendre de quoi Jean Caune traite quand il envisage les représentations théâtrales. Successivement, celles-ci sont abordées sous des aspects que leur intitulé traduit :
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Transmettre : autrement dit la transmission du texte par la médiation des acteurs et de l’écriture scénique (on ne sera pas surpris de l’importance qu’il accorde à la mise en scène) ;
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Que peuvent nous dire les classiques ? Ceux-ci sont envisagés d’abord à partir de représentations de William Shakespeare, notamment Le Roi Lear ;
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et, Comment jouer les classiques ? Ici, c’est Le Tartuffe mis en scène par Roger Planchon puis Les Caprices de Marianne monté par Lambert Wilson ainsi que Tite et Bérénice de Célie Pauthe, qui sont au centre de l’analyse ;
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Tchékhov est-il moderne ? où est traité le rapport de du grand auteur dramatique russe à parti de mises en scènes de La Mouette et d’Oncle Vania ;
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Les enjeux du théâtre populaire sont-ils encore actuels ? avec un retour sur l’histoire du théâtre populaire, avant même Jean Vilar, et l’accent mis sur la construction du public et la déconstruction largement engagée de la notion de populaire ;
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L’espace théâtral et sa dimension politique : cet espace est même qualifié d’espace public partiel et le rapport au politique est conçu dans la perspective d’une émancipation du spectateur mais en le replaçant dans un contexte historique qui a changé ;
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Le temps du théâtre : aussi bien le temps du texte (à partir de La Cerisaie) que celui des personnages, ou le temps de la représentation ou même celui des esthétiques ; i.e. celui des mises en scène ;
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Récit historique et temps de l’histoire : où les mises en scène d’Ariane Mnouchkine et celles de Wajdi Mouawad sont confrontées, notamment, aux propositions de Paul Ricoeur ;
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Le drame, encore et toujours : dans ce chapitre, l’auteur fait retour à Georges Politzer pour fonder la compréhension du drame, et propose une approche qui lui est chère de la dramatisation comme énonciation ;
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Le jeu du corps : le jeu du corps des acteurs comme spectacle et l’implication du spectateur participant ;
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Eloge du spectateur (A propos de Cour d’Honneur) : sur les expériences et émotions des spectateurs et la constitution des publics ;
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enfin, Poétiques de la scène : de la fusion de l’esthétique et du politique, et des changements contemporains qui les caractérisent.
5Au total, 12 chapitres qui peuvent être regroupés en 9 thématiques, celles-ci formant en quelques sortes les entrées que Jean Caune juge bon de proposer à ses lecteurs pour suivre le déroulement de sa pensée.
Et sa perspective centrale
6Si j’ai longuement insisté sur la démarche de l’auteur, c’est parce que nous avons affaire à un ouvrage tout à fait singulier sur une question décisive (et de long terme). L’ouvrage est à la fois synthétique et très argumenté, avec une écriture resserrée (en cela elle se distingue nettement de celle de la plupart de ses ouvrages précédents). Jean Caune met à notre disposition des matériaux d’une grande richesse pour nous aider à percevoir ce que l’évolution et les changements du théâtre contemporain (d’une partie seulement sans doute mais la plus marquante), en se focalisant assez précisément sur les représentations théâtrales. Ces matériaux sont ceux qu’il a recueillis comme spectateur professionnel régulier, mais un spectateur informé ; non pas un critique titulaire de la rubrique consacrée au théâtre ou aux spectacles, ou un journaliste spécialisé, mais un spectateur très au fait de l’évolution du répertoire, mais surtout de la mise en scène et du rapport aux spectateurs : et aussi des mutations des productions culturelles ainsi que de la politique culturelle. En quelque sorte, son point de vue est un point de vue argumenté et documenté, émanant de quelqu’un qui se trouve être à cheval sur plusieurs sphères. Et il le fait sans régler des comptes ou asséner des positions d’autorité : par exemple avec Jean Vilar (et l’histoire du théâtre populaire), Jacques Rancière (sur l’émancipation du spectateur) ou Olivier Neveux (à propos du théâtre politique) ; et il laisse largement au lecteur des possibilités d’interprétation.
7Durant ma lecture, je me suis demandé si l’ensemble des matériaux ainsi mis à disposition était traversé par un fil rouge. Celui-ci est bel et bien présent, mais il n’est pas repris systématiquement et régulièrement. Jean Caune le définit comme suit, et c’est bien de cela qu’il s’agit : « La représentation théâtrale n’est pas seulement un objet artistique qu’il s’agirait d’analyser dans ses éléments constitutifs et leur structuration. Elle est d’abord une relation sensible et intelligible entre la scène et la salle. La scène comme lieu où l’acteur agit, où le corps se manifeste en action et où la parole naît. La salle comme lieu où des spectateurs sont réunis pour participer à un événement : une rencontre. » (Quatrième de couverture) Là est en effet l’essentiel du projet de l’auteur, que sa trajectoire peu commune éclaire et justifie. Mais cette présentation n’est pas complète, et on doit lui ajouter deux facteurs historiques, assez décisifs, d’ordre socio-politique et/ou culturel : d’une part, ce projet est inscrit dans le temps, même s’il s’agit du temps long (depuis le milieu des années soixante) ; d’autre part, il met l’accent continuellement sur l’implication des spectateurs, la rencontre sinon le partage avec les acteurs de la scène ; en ce sens, il est situé historiquement, et rien n’indique qu’il soit pérenne, tant les conditions sont en train de changer. Cette caractérisation aide à comprendre pourquoi il est vain et toujours biaisé de défendre des visions « structurales » du théâtre et surtout des représentations dramatiques, et plus largement de tous les spectacles à dimension artistique.
8Mais une fois la perspective centrale mise en évidence, une interrogation demeure : en quoi cette perspective participe-elle des sciences de l’information et de la communication, ou de l’esthétique du théâtre (et plus précisément d’une esthétique des représentations dramatiques) ? et cette interrogation ne peut manquer de titiller le lecteur, parce que Jean Caune, lui-même, s’est affiché assez régulièrement dans l’une ou l’autre des disciplines, d’abord à l’occasion de ses études doctorales inscrites successivement dans l’une et l’autre, mais surtout dans certains de ses écrits. On voudra bien considérer qu’il ne s’agit pas de ma part d’envisager cette interrogation comme un pur et simple problème de démarcage institutionnel ; il me semble au contraire qu’elle est au cœur même du livre, à la différence de certains de ses ouvrages antérieurs (par exemple ceux sur la médiation culturelle ou la politique culturelle, où les préoccupations relevant d’une approche esthétique sont plus lointaines). Par contre, il m’apparaît que Faire théâtre de tout mêle des problématiques relevant de l’un ou l’autre de ces deux ensembles disciplinaires, tant méthodologiquement que du point de vue des références théoriques. L’objet est ici abordé à la fois sous un angle esthétique et sous un angle communicationnel. Sans hiatus, et même sans rechercher à distinguer à tout prix les éléments participant/ contribuant à l’un ou à l’autre. Ce faisant, il rejoint certains de ses premiers travaux de recherche sur la dramatisation. Mais c’est évidemment au lecteur de vérifier si mon évaluation est pertinente.
9Ma recension ne saurait se clore quelques sans prises de distance avec tel ou tel aspect du texte ; et successivement : 1° avec les références à la pensée Marshall Mc Luhan, un auteur très bien considéré dans les années 1960 à 1980, aussi bien dans les médias que chez des intellectuels ou des universitaires, mais aujourd’hui largement critiqué et de fait abandonné ; alors pourquoi aujourd’hui prendre appui sur des propositions aussi généralisantes telles que le passage de l’âge de l’ouïe à celui de la vue ; ou la distinction entre médium chaud et médium froid (pp. 38-39) ; 2° avec des traces d’une vision structurale, çà et là : déjà avec la fonction phatique de Roman Jakobson, mais surtout avec l’emploi assez permanent du singulier alors qu’on a affaire à des catégories sociologiquement différentiables : les spectacles dramatiques, les spectateurs, etc. ; et 3° avec le refus de voir dans la pensée néolibérale (plus exactement avec le corps doctrinal néolibéral, et les stratégies économiques et politiques en découlant) l’origine de la démission du politique de son devoir de culture (p. 107). Cette prise de distances ne m’interdit pas de reconnaître que la lecture du livre a été, pour moi, source d’apports manifestes et d’intérêts certains, que je tenais à faire partager.
10Et pourtant, je ne suis plus vraiment un amateur de spectacles dramatiques, que j’ai progressivement délaissés au profit d’autres expressions artistiques. Sans trop me l’avouer. Je ne saurais non plus dissimuler que, depuis plus de 50 ans, je suis un ami proche de Jean Caune, qui suit ma trajectoire comme je suis la sienne. Suis-je mal placé pour rendre compte de son ouvrage ? Ce n’est pas certain, mais mon lecteur devait en être informé.
Pour citer cet article
Référence électronique
Bernard Miège, « Caune Jean (2021). Faire théâtre de tout : Espace, temps et place du spectateur », Revue française des sciences de l’information et de la communication [En ligne], 24 | 2022, mis en ligne le 01 janvier 2022, consulté le 17 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rfsic/12798 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rfsic.12798
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