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État de la recherche

Les industries culturelles en mutation : des modèles en question

Lucien Perticoz

Résumés

La présente contribution se propose de questionner la notion de modèles socio-économiques dans le cadre des travaux relatifs aux mutations des industries culturelles. À cette fin, l’exposé se déroulera en trois temps : nous reviendrons tout d’abord sur les caractéristiques essentielles des modèles génériques (modèle éditorial et de flot) ainsi que sur leurs principaux apports ; nous expliquerons ensuite dans quelle mesure ils doivent être considérés, non comme une description fidèle de la réalité dont ils entendent rendre compte, mais davantage comme des règles du jeu permettant d’appréhender les mutations à l’œuvre ; enfin, à l’aune de la numérisation des contenus et de leur consommation via Internet, nous interrogerons l’hypothèse de l’émergence de nouveaux modèles génériques. En conclusion, nous insisterons sur la nécessité, à notre sens, de prendre en compte l’évolution des pratiques culturelles médiatiques en tant que dimension structurante de ces modèles.

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Texte intégral

1Au cours des dix dernières années, les industries culturelles ont été confrontées à des mutations profondes. La numérisation des contenus culturels et informationnels ainsi que l’évolution des pratiques de consommation corrélatives sont venues bousculer les positions que certains acteurs économiques (studio de cinéma, majors du disque, chaînes de télévision commerciale, etc.) ont parfois mis des années à se constituer. Dans un contexte où le consommateur final peut accéder à une multitude de contenus numérisés, les firmes concernées sont contraintes de revoir les modalités d’exploitation de leurs catalogues ou la manière d’élaborer leurs offres de programmes.

2Il peut sembler légitime, dans ce contexte, d’interroger la pertinence des modèles génériques que sont le modèle éditorial et le modèle de flot. Ces deniers ont été pensés à une époque où la numérisation des contenus culturels était loin d’être achevée, c’est-à-dire avant que les firmes des industries culturelles ne soient confrontées à toutes les conséquences que ces évolutions devaient ensuite entraîner au niveau des modalités de valorisation marchande des contenus. Il convient dès lors de questionner la capacité de ces modèles à éclairer la dynamique des mutations en cours.

3Pour ce faire, nous reviendrons dans un premier temps sur les apports théoriques de ces modèles génériques et la manière dont ils ont contribué à une meilleure compréhension des logiques sociales à l’œuvre dans le champ des industries culturelles. Il s’agira ainsi de faire ressortir les traits qui caractérisent chacun de ces modèles dans leurs modes de fonctionnement.

4Nous discuterons ensuite les deux conceptions possibles de la notion de modèles génériques : comme règle du jeu ou comme mode de fonctionnement (MŒGLIN, 2007). Nous détaillerons à cet égard les raisons nous incitant à privilégier la première acception.

5Enfin, nous tenterons d’apporter une contribution à la question de l’émergence ou non de modèles génériques supplémentaires. Certains auteurs considèrent que les entreprises de la câblodistribution, les opérateurs en télécommunication et plus récemment Internet auraient respectivement favorisé l’émergence de trois nouveaux modèles génériques (le club privé, l’économie des compteurs et le courtage informationnel). Nous soutiendrons, pour notre part, qu’il s’agit davantage de déclinaisons du modèle éditorial et du modèle de flot, ces derniers pouvant être considérés comme des matrices permettant d’appréhender précisément les mutations en cours au sein des différentes filières.

Retour sur la notion de modèles socio-économiques

6Les modélisations socio-économiques, qui permettent d’appréhender le fonctionnement global des processus de valorisation marchande des contenus culturels, découlent de l’identification de certaines logiques sociales spécifiques. Ce travail fut notamment mené au cours de recherches sur les industries audiovisuelles par Miège et alii, au milieu des années quatre-vingt (MIEGE, 2000). Les auteurs furent ainsi en mesure d’énoncer cinq logiques distinctes :

  • La logique de l’édition de marchandises culturelles ;

  • La logique de la production de flot ;

  • La logique de l’information écrite ;

  • La logique de la production de programmes informatisés ;

  • La logique de la retransmission du spectacle vivant, compétitions sportives y compris (MIEGE & alii, 1986 p. 64 & seq. cité par MIEGE, 2000, p. 43).

7Il n’entre pas dans le propos de la présente contribution de revenir en détail sur chacune de ces logiques. Nous nous contenterons de souligner que les deux premières sont au fondement des deux modèles génériques considérés comme dominants au sein des industries culturelles : le modèle éditorial et le modèle de flot.

8Le premier est relatif aux marchandises culturelles en tant que telles, c’est-à-dire des produits édités commercialisés sur un marché tels qu’un roman ou le DVD d’un film (FLICHY, 1980, 1991). Le second fait référence à des produits « caractérisés par la continuité et l’amplitude de leur diffusion ; ceci [impliquant] que chaque jour de nouveaux produits rendent obsolètes ceux de la veille » (ibid., p. 38) ; nous pensons, dans ce cas, aux programmes diffusés par une chaîne de télévision commerciale.

9Il convient de rappeler, au préalable, que le terme même de modèle englobe un éventail large de dimensions qui ne s’arrêtent pas uniquement à la prise en considération des seules variables strictement économiques ou à la mise au jour des manières dont la production s’organise (MIEGE, 2000). Si les modèles génériques sont effectivement de nature économique, ils s’inscrivent également dans un cadre d’analyse à la fois socio-économique, sociotechnique et social-symbolique.

10De plus, la particularité de ces modèles est de rendre possible l’appréhension des phases allant de la production des contenus et services jusqu’à leur diffusion et leur réception par le consommateur final, en passant par les différentes étapes intermédiaires intervenant au cours de ce processus.

11Enfin, ces modèles génériques, dans la mesure où ils conditionnent les stratégies élaborées par les acteurs industriels et les modalités de consommation des contenus proposés, revêtent des aspects fondamentalement structurants. Mais ce constat doit immédiatement être complété par le fait qu’ils sont également structurés par des évolutions de plusieurs natures, qu’elles soient sociales, économiques ou bien encore techniques. Dès lors, bien que génériques, ces modèles ne sont pas figés et sont sensibles aux évolutions des logiques sociales tout autant qu’ils y contribuent. À cet égard, l’exemple du téléchargement de contenus numérisés sur Internet, qu’il s’agisse de films, de titres musicaux ou de jeux vidéo, reste le cas le plus significatif de ces dernières années venant illustrer notre propos.

12Quatre niveaux dans l’analyse peuvent ainsi être dégagés. Ils correspondent aux caractéristiques permettant « [d’éclairer] les conditions de la régulation amont-aval des fonctions de conception, production, distribution, diffusion et consommation selon le type d’assurance contre l’incertitude adopté par la filière dont chaque produit dépend » (MŒGLIN, 2007, p. 154).

13Le premier niveau est relatif au mode de paiement des contenus produits. Ce point vise à définir la nature des acteurs qui assure leur financement ainsi que les modalités mises en œuvre pour y parvenir. Dans le cadre du modèle éditorial, ce rôle est joué par le consommateur final qui, en achetant un titre de musique sur iTunes, un livre sur Amazon ou encore un ticket de cinéma, contribue directement au financement du contenu qu’il consomme. En revanche, concernant le modèle de flot, le spectateur n’apporte pas de contribution économique et profite donc gratuitement des contenus. Dans ce cas, le financement est collectivement et indirectement assuré en amont par un tiers, le plus souvent des annonceurs publicitaires.

14Il convient ensuite d’identifier qui assure l’interface entre, d’une part, les divers acteurs intervenant dans la conception et la promotion des contenus et, d’autre part, les spectateurs. Cette fonction stratégique est occupée par le producteur dans le cadre du modèle éditorial et par le programmateur dans celui du modèle de flot. Dans les deux cas, cette position nécessite une connaissance empirique des publics visés, ce qui a notamment contribué à l’importance que le marketing a progressivement prise.

15Le niveau suivant fait apparaître les spécificités du type de produit consommé selon le modèle considéré. Pour le modèle éditorial, celui-ci se présentera sous une forme permettant au consommateur final de se l’approprier via une copie qui – à l’exception notable de l’achat d’une place de cinéma – lui appartiendra en propre. Dans le cadre du modèle de flot, les contenus sont diffusés en continu, selon une grille de programmation ne pouvant donner lieu qu’à un simple visionnage (ou écoute), sans que le consommateur ne puisse, logiquement, ni en conserver une copie, ni choisir le moment où il choisira d’en profiter.

16Le quatrième et dernier niveau, enfin, s’attache à détailler les modes de rémunération des différents acteurs intervenant dans le travail créatif, qui peuvent aller des diverses modalités de droits d’auteur et de royalties (modèle éditorial) à la vacation (dans le cadre ou non de l’intermittence) ou au salariat (modèle de flot).

17En conséquence, les différences entre ces deux modèles génériques résident dans la manière dont ces quatre caractéristiques principales s’articulent entre elles. Il convient par ailleurs de signaler que les modèles génériques se retrouvent très rarement à l’état pur, une même filière pouvant alternativement emprunter à l’un ou à l’autre.

18Ainsi, l’industrie cinématographique relève historiquement du modèle éditorial, et ce bien que le paiement d’un ticket d’entrée dans une salle de cinéma par le consommateur final se traduise seulement par le visionnage du film. Cette filière a progressivement vu une partie de son financement être assurée par des chaînes de télévision (qui s’inscrivent elles dans le cadre du modèle de flot) qui préachètent les droits de diffusion en vue d’une programmation ultérieure. Ce constat ne doit pas nous amener à considérer que l’industrie cinématographique serait passée sous la domination du modèle de flot, les principaux traits de cette filière restant attachés à ceux du modèle éditorial. En revanche, elle a peu à peu vu ses sources de financement se diversifier, à mesure que les pratiques cinéphiliques des individus elles-mêmes évoluaient (téléchargement de films via Internet, diversification des modes et supports de visionnage des œuvres, etc.).

19L’industrie phonographique pouvait, jusqu’à récemment, être également considérée comme l’une des filières les plus représentatives du modèle éditorial. Les titres sont enregistrés puis commercialisés sous formes de copies identiques auprès des consommateurs finaux. Le producteur se trouve, pour sa part, au centre de tout le processus de valorisation marchande des contenus. Il assure ainsi le lien entre le financement de l’œuvre, sa promotion et, enfin, sa distribution. En s’appuyant sur ce modèle, les majors ont été en mesure, jusqu’aux débuts des années 2000, d’asseoir leur domination sur l’ensemble de la filière. Elles profitaient d’avantages concurrentiels venant tout autant du nombre de références présentes dans leurs catalogues que du contrôle qu’elles exerçaient au niveau des circuits de distribution.

20À l’issue de l’énoncé de ces deux exemples, il nous faut maintenant éclaircir le statut même des modèles génériques dans le cadre de la recherche sur les mutations des industries culturelles. Doivent-ils être considérés comme des descriptions fidèles des phénomènes observés ou davantage comme un cadre théorique structurant contribuant à la compréhension des dits phénomènes ?

Des « règles du jeu » pour comprendre les mutations en cours

21Selon les approches, les modèles génériques sont soit considérés comme des « règles du jeu », soit comme la description d’un mode de fonctionnement général des industries culturelles. Mœglin estime que la première conception se rapproche davantage de l’idéal-type weberien visant à faire ressortir certaines récurrences s’inscrivant dans un ensemble fondamentalement dynamique. Dès lors, cette règle du jeu est « structurée par les acteurs mais structurante, une fois structurée » (MŒGLIN, 2007, p. 155). La seconde approche, durkheimienne dans son principe, « voit dans le modèle un reflet aussi fidèle que possible d’une situation concrète, avec les tendances et contradictions, échecs et réussites qui sanctionnent les rapports de force au sein de la filière » (ibid.). En d’autres termes, cette dernière proposerait une sorte de photographie pouvant se superposer à la réalité observée pendant que les règles du jeu, si le lecteur nous permet ici d’énoncer une analogie sportive, permettent d’avoir une idée du résultat final (sans être pour autant certain qu’il se réalise effectivement) et de comprendre la logique de l’enchaînement des événements dans ce cadre précis.

22Si la conception durkheimienne a pu prévaloir au début des années 1990, il semble finalement que l’approche weberienne soit davantage à même d’offrir un cadre d’analyse pertinent des mutations à l’œuvre au sein des industries culturelles. Mœglin s’appuie sur l’exemple de la presse écrite pour éclairer son propos. De son point de vue, celle-ci ne relèverait pas d’un troisième modèle générique éponyme mais d’un croisement entre modèle éditorial et modèle de flot, reprenant certaines des caractéristiques de chacun. Ainsi, le « double marché » de la presse, qui voit un titre être vendu deux fois (le lectorat l’achète à la pièce, cette audience étant ensuite « revendue » aux annonceurs dans le cadre du marché publicitaire), reprend les deux modes de financement de la production que nous avons évoqués précédemment. Cette hybridation s’opère donc « à l’aune de ces modèles [qu’elle] prend pour étalons » (ibid., p. 156).

23Les modèles génériques ne peuvent donc être vus comme des descriptions fidèles des modalités de fonctionnement des différentes filières des industries culturelles. Les mutations récentes qu’elles ont connues ces dernières années ont démontré qu’aucune d’entre elles ne relevait plus uniquement d’un seul des deux modèles génériques et que l’hybridation était davantage en passe de devenir la règle. L’évolution de la filière cinématographique représente un cas exemplaire allant dans le sens de cette thèse. Historiquement, l’industrie du cinéma relève, comme nous l’avons vu, du modèle éditorial. Toutefois, force est de constater que celui-ci ne permet plus depuis longtemps d’en analyser toutes les modalités de fonctionnement, que ce soit au niveau de son financement – qui s’est profondément diversifié et complexifié – que de celui des moyens de diffusions utilisés ou bien encore dans la manière dont la pratique cinéphilique s’ancre dans le quotidien des consommateurs.

24Dans ces conditions, il devient dès lors difficile de soutenir que les modèles génériques devraient être considérés comme « un reflet aussi fidèle que possible d’une situation concrète », car cela signifierait que les mutations observées au cours des dernières années viendraient remettre en cause leur existence même. Ce constat impliquerait de mener toute une réflexion visant la formalisation d’autres modèles génériques, plus fidèles à la réalité des modes de fonctionnement des différentes filières étudiées.

25Définir les modèles génériques comme des règles du jeu revient donc à les utiliser comme des grilles de lecture permettant d’appréhender la réalité des mutations des industries culturelles et d’en saisir ainsi la dynamique globale. De ce point de vue, ces mêmes mutations ne viennent pas invalider le modèle éditorial et le modèle de flot. Ce sont au contraire eux qui rendent possible une compréhension d’ensemble des changements qui sont en train de s’opérer au sein des filières concernées. En reprenant les quatre caractéristiques que sont le mode de paiement, l’identification de la figure qui gère la coordination d’ensemble, le type de contenu consommé et le mode de rémunération des intervenants, il devient possible d’appréhender telle ou telle évolution en les ramenant aux caractéristiques de l’un ou l’autre de ces modèles génériques.

26En conséquence, le fait que « plusieurs modèles voisinent sur le même support sans qu’entre eux les différences soient pour autant abolies » (ibid.) doit bel et bien nous permettre d’accréditer l’approche le recours à la référence idéaltypique. Par ailleurs, celle-ci incite à davantage de prudence au moment d’analyser les mutations induites, notamment par le processus de numérisation des contenus. Celui-ci ne vient pas gommer les spécificités propres aux filières du cinéma, de la musique enregistrée, de l’édition, de la presse et, plus récemment, des jeux vidéo. Les fondements de ces spécificités sont avant tout de nature sociale-historique, la notion de « règle du jeu » permettant de ne pas nier l’importance de cette dimension historique en tombant dans le piège d’une approche techno-déterministe. Au moment où les discours autour de la convergence des contenus semblent bénéficier d’un regain de crédit, les modèles génériques permettent de garder une certaine distance théorique vis-à-vis de l’objet étudié.

27La notion de modèle générique n’a finalement de portée heuristique que dans la mesure où celle-ci est utilisée commune grille d’analyse à même de favoriser le décryptage des mouvements et mutations au sein des industries culturelles. Dans le cas de la filière phonographique, nous pouvons ainsi constater qu’elle emprunte de plus en plus à certaines caractéristiques du modèle de flot, notamment au niveau du mode de financement des contenus musicaux. Ceux-ci sont progressivement pris en charge par des tiers – des annonceurs pour la plupart – afin que le consommateur final puisse, dans certains cas, en profiter gratuitement. Nous retrouvons également ce type d’évolution dans la filière vidéoludique (qui, historiquement, relevait du modèle éditorial) où certains titres sont jouables gratuitement sur les réseaux sociaux, contribuant ainsi à générer des audiences significatives sur ces plateformes, audiences qui serviront ensuite d’argument de négociation au moment de revendre des espaces publicitaires aux annonceurs.

28À cet égard, il convient néanmoins de se demander si, dans le cadre des stratégies de valorisation marchande des contenus culturels numérisés sur Internet, il y aurait lieu de considérer que nous serions face à l’émergence d’un nouveau modèle générique – modèle qui serait dès lors spécifique aux réseaux numériques et serait, de ce fait, plus en mesure de définir les règles du jeu qui y ont cours – ou s’il s’agirait plutôt d’appréhender ces stratégies dans la continuité d’un vaste mouvement d’hybridation des modèles éditorial et de flot que nous venons d’évoquer.

Vers l’émergence de nouveaux modèles ?

29Si l’existence du modèle éditorial et du modèle de flot est généralement considérée comme un des acquis de la recherche sur les industries culturelles, le débat scientifique est toutefois loin d’être tranché concernant la nécessité ou non d’en conceptualiser d’autres. La question est d’autant plus brûlante que l’essor des Tic a favorisé l’émergence de nouveaux usages contribuant à une diversification des pratiques culturelles. Certains modes de valorisation économique des contenus culturels et informationnels ont pu ainsi s’en trouver profondément affectés. Par ailleurs, la vitesse avec laquelle Internet s’est diffusé n’a, à cet égard, fait qu’aviver encore peu plus les débats à ce sujet.

30À l’aune de l’avènement d’une certaine forme de profusion de contenus culturels numérisés, les acteurs du secteur de l’informatique et du logiciel – au premier rang desquels nous pouvons placer des firmes telles que Google ou Facebook – proposent des solutions inédites et de plus en plus populaires pour y accéder. Des modalités alternatives de financement de la production sont progressivement en train de se mettre en place, toute la question étant de savoir si les modèles génériques sont en mesure d’aider à en saisir les différentes facettes.

31Avant même qu’Internet ne devienne un outil de masse, certains auteurs avaient déjà avancé que le modèle éditorial et le modèle de flot ne suffisaient plus à rendre compte des mutations à l’œuvre au sein des industries culturelles. C’est ainsi que certains d’entre eux proposèrent d’ajouter ceux du club privé et du compteur. Le premier est issu de la télévision à péage qui, moyennant un paiement forfaitaire et régulier de la part du consommateur final, donne accès à toute une gamme de programmes, Canal+ ou les bouquets de chaînes en offrant une illustration des plus exemplaires.

32Le deuxième modèle s’appuie sur les modalités de facturation propres aux opérateurs de télécommunications où « la comptabilisation s’effectue au temps de connexion ou au volume de consultation : téléchargement d’images ou de musiques, édition virtuelle au volume et tout autre dispositif où un droit d’usage s’exerce au prorata de la facturation » (ibid., p. 157). Dans ce cas précis, il semblerait que nous ayons davantage affaire à un dérivé du paiement à la pièce propre au modèle éditorial, la fixation du prix de facturation se faisant selon des variables supplémentaires liées à la « quantité » de contenus consommés et/ou au temps passé à utiliser le service.

33À la fin des années 1990, les termes du débat scientifique résidaient donc notamment dans le fait de savoir s’il était scientifiquement fondé d’avancer que nous étions passés de deux à quatre modèles génériques. De plus, Mœglin considère pour sa part que l’arrivée d’Internet a contribué à complexifier encore un peu plus la question et qu’il conviendrait d’ajouter un cinquième modèle, celui du courtage informationnel qui « se distingue [des précédents] par la centralité qu’il accorde à l’intermédiation » (ibid., p. 158).

34Dans le cadre de ce modèle, le financement s’effectue au contact, la rémunération pouvant se faire « à la commission, par référencement payant et vente de mots-clés à des annonceurs, via la commercialisation d’informations acquises durant la transaction, etc. » (ibid.). Le service rendu au consommateur correspond dès lors à un tri opéré au sein d’une profusion de contenus culturels numérisés, le but étant qu’il soit mis en relation avec ceux qui seront au plus proches de ces attentes et de ses goûts. Cette approche s’inscrirait dans une forme de personnalisation de masse des consommations culturelles et informationnelles.

35Des firmes telles que Deezer ou Spotify, pour la filière phonographique, ont mis en place un mode de fonctionnement qui s’apparenterait à celui du courtage informationnel, dans la mesure où ces plateformes favorisent la mise en contact des auditeurs avec des continus musicaux pertinents pour eux et qu’elles en facilitent l’accès. Dans le cadre d’une accentuation du procès d’intermédiation, Deezer et Spotify aident ainsi l’auditeur à faire le tri au milieu d’une profusion de contenus musicaux.

36Malgré ce constat, il peut sembler quelque peu prématuré d’évoquer l’émergence d’un cinquième modèle qui s’appuierait sur l’architecture d’Internet et sur le renforcement du procès d’intermédiation. L’Internet n’est un outil grand public que depuis une quinzaine d’années, ce qui incite à penser que ses usages sont encore loin d’être stabilisés. Il convient par ailleurs de rappeler que le modèle éditorial et le modèle de flot rendent compte du fonctionnement de filières qui ont, pour certaines d’entre elles, plus d’un siècle d’histoire derrière elles. En d’autres termes, la formulation de ces deux modèles génériques peut se prévaloir d’un certain recul historique ayant permis d’en éprouver la validité tout au long de la période étudiée. Il n’en va pas de même pour le modèle du courtage informationnel – ni d’ailleurs pour ceux du club privé et du compteur pour lesquels nous pensons devoir formuler les mêmes réserves.

37En conséquence, il paraît pour l’instant peu opportun de considérer que nous serions face à un modèle générique supplémentaire. Le principal acteur de ce modèle du courtage reste bel et bien Google. Or ce dernier participe encore fort peu au financement de la production de contenus, alors que ce sont ces mêmes contenus (audiovisuels, musicaux, vidéoludiques, informationnels) qui permettent de générer la majeure partie du trafic dont cette firme peut se prévaloir auprès des annonceurs.

38Si le modèle éditorial et le modèle de flot se rencontrent de moins en moins – pour ne pas dire plus – à l’état pur, les logiques qui les sous-tendent restent prégnantes et se manifestent encore avec insistance dans les secteurs de la câblodistribution, des télécommunications ou de l’Internet. Il y a ainsi tout lieu de considérer que ce détachement des modèles génériques « est tout à fait progressif et garde pendant longtemps des traces du modèle d’origine » (MIEGE, 2000, p. 57).

39De plus, nous estimons que les modèles du courtage, du club privé et du compteur doivent davantage être considérés comme des déclinaisons du modèle éditorial et de modèle de flot, ces derniers conservant, selon nous, un plus grand potentiel heuristique. Ils empruntent tous alternativement aux caractéristiques des deux principaux modèles génériques. Le modèle du courtage donne ainsi lieu à la consommation de contenus spécifiques mais via un financement qui serait pris en charge par un tiers. En d’autres termes, il emprunte au modèle éditorial pour le type de produit consommé – le fait que celui-ci soit numérisé n’invalidant pas ce raisonnement – mais se rapproche plus de celui du flot pour le mode de financement.

40Dans le cas de Spotify, l’auditeur se voit offrir la possibilité d’écouter, de manière limitée, des contenus musicaux gratuitement – qu’il ne puisse logiquement pas en garder copie ne remet pas en cause le fait qu’il s’agit bien là d’une consommation à la pièce, la séance de cinéma fonctionnant sur le même principe – pendant que le financement sera lui assuré par différents tiers qui pourront se servir de l’audience générée par la plateforme pour diffuser des annonces publicitaires ciblées. Par ailleurs, Spotify propose également un service premium sans publicité et permettant d’accéder aux contenus musicaux, sans limitation cette fois. Nous restons dans un mode de consommation à la pièce, mais qui s’inscrit dans le cadre d’un paiement forfaitaire de la part de l’auditeur.

41De plus, l’évolution globale des modalités de valorisation marchande des contenus ne vient pour l’instant pas fondamentalement remettre en cause l’existence même de filières spécifiques – ainsi que celle des producteurs dont le savoir-faire a plus que jamais une valeur stratégique. Toutefois les acteurs économiques et culturels qui y évoluent se retrouvent de plus en plus dans l’obligation de s’orienter vers une diversification de leurs sources de revenus, ce constat nous incitant à considérer que « le mélange des formes d’exploitation [serait] l’une des spécificités des réseaux » (ibid., p. 80).

42Bien qu’il soit indispensable de rester prudent sur ces questions, nous estimons que ce mélange des formes d’exploitation qui emprunteraient, selon les cas, au modèle éditorial ou au modèle de flot, représente le scénario le plus crédible. Dans ces conditions, il conviendrait de considérer que ces modèles fonctionneraient comme des matrices à partir desquelles il serait possible de décrypter l’évolution des stratégies élaborées par les acteurs des industries culturelles. De ce fait, les caractéristiques des modèles décrites supra permettraient de rendre compte des logiques qui sous-tendent les formes d’exploitation qui sont progressivement en train de se mettre en place. L’intérêt de ces deux modèles génériques est donc d’offrir une grille de lecture d’une grande richesse théorique des phénomènes socio-économiques observés.

Conclusion

43Tout au long de cette contribution, nous sommes donc revenu sur les principaux apports des modèles génériques dans les industries culturelles, en insistant sur leur dimension fondamentalement idéaltypique. Nous avons également souligné l’importance des quatre caractéristiques qui les composent en tant qu’outils d’analyse contribuant à la compréhension de l’évolution des modalités de valorisation marchande des contenus culturels numérisés.

44Il nous semble toutefois qu’une cinquième caractéristique devrait être davantage prise en considération dans la démarche de conceptualisation de ces modèles : l’évolution des pratiques culturelles médiatiques. Au-delà du seul consentement à payer, la manière dont les consommateurs vivent leurs pratiques participe activement de l’évolution des modèles socio-économiques. Car si « les mutations affectent tout autant pratiques, dispositions réglementaires, représentations communes » (MŒGLIN, 2007, p. 159), les manières de faire des consommateurs agissent en retour sur les modes de fonctionnement des différentes filières étudiées.

45Les acteurs des industries culturelles sont, qu’ils le veuillent ou non, dans l’obligation d’en tenir compte dans leurs stratégies de valorisation marchande des contenus qu’ils produisent. S’ils ne le font pas, ils s’exposent au risque de voir se tarir une à une leurs sources de revenus. En tant qu’industries des modes de vie, elles se doivent donc de prendre en considération leurs changements, au même titre d’ailleurs que le chercheur dans le cadre d’une approche qui relèverait dès lors d’une économie politique des pratiques culturelles.

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Bibliographie

FLICHY Patrice, Les industries de l’imaginaire. Pour une analyse économique des médias, Grenoble, PUG, Communication médias société, 1980, 1991.

MIEGE Bernard, PAJON Patrick, SALAÜN Jean-Michel, L’industrialisation de l’audiovisuel – Des programmes pour les nouveaux médias, Paris, Aubier-Montaigne, 1986.

MIEGE Bernard, Les Industries du contenu face à l’ordre Informationnel, Grenoble, PUG, La communication en plus, 2000.

MOEGLIN Pierre, « Des modèles socio-économiques en mutation » in Philippe BOUQUILLION et Yolande COMBES (dir.), Les industries de la culture et de la communication en mutation, Paris, L’Harmattan, Questions contemporaines, 2007, pp. 151-162.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Lucien Perticoz, « Les industries culturelles en mutation : des modèles en question »Revue française des sciences de l’information et de la communication [En ligne], 1 | 2012, mis en ligne le 05 septembre 2012, consulté le 17 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rfsic/112 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rfsic.112

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Auteur

Lucien Perticoz

Lucien Perticoz est docteur en sciences de l’information et de la communication. Il est membre du Groupe de Recherche sur les Enjeux de la Communication (GRESEC) et a soutenu sa thèse à l’université Stendhal – Grenoble 3.
Mail : lucien.perticoz@gmail.com

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