- 1 Le premier état d’urgence lié à la pandémie de coronavirus SARS-CoV-2 a été instauré du 23 mars au (...)
- 2 Fermeture annoncée dès le 12 mars 2020.
1Un état d’urgence sanitaire a été instauré en France au début du printemps 20201 et ce jusqu’au 10 juillet. Lors de son Adresse aux Français (16 mars), le Président de la République, Emmanuel Macron, énonçait le déclenchement d’une période inédite de confinement de la population, autrement dit de tous citoyens, travailleurs et enfants. Les établissements scolaires comptaient parmi les premières institutions concernées par une fermeture immédiate2, amarrant d’un côté les familles à la garde d’enfants à domicile, et, d’un autre, les enseignants à l’injonction soudaine d’une pratique pédagogique à distance. Si l’ensemble des professions a connu un bouleversement dans la manière de faire travail dans cet entretemps suspendu que représente la période de confinement, les métiers de l’éducation apparaissent comme les plus soumis au passage massif au télétravail (Menger, 2020).
- 3 Rappelons par exemple le décret n°50-581 du 25 mai 1950 portant sur « le règlement d'administration (...)
2En effet, le domaine de l’éducation a particulièrement été touché par ces réorganisations puisque les autorités de tutelles ont décidé la mise en œuvre d’une continuité pédagogique. Cette continuité était « destinée à s’assurer que les élèves poursuivent des activités scolaires leur permettant de progresser dans leurs apprentissages, de maintenir les acquis déjà développés depuis le début de l’année (consolidation, enrichissements, exercices…) et d’acquérir des compétences nouvelles lorsque les modalités d’apprentissage à distance le permettent » (MENJ, 2020). Garantir une forme de pérennité éducative à distance auprès des élèves résonnait alors comme une injonction faite au corps enseignant à se mobiliser, via le truchement de dispositifs numériques nomades. Si classiquement, dans l’enseignement, l’inscription d’activités de travail au sein du domicile familial fait partie du quotidien3 (préparation des cours, corrections de copies, etc.), l’intégration des Technologies de l’Information et de la Communication (TIC) dans l’accompagnement pédagogique restait modeste. Une véritable temporalité expérimentale d’un enseignement exclusivement à distance était ainsi de mise (Moulins, 2020), impliquant un fort engagement de la subjectivité des enseignants (Goyet, 2020).
3Dans le contexte de confinement, la pratique des enseignants constituait ainsi la variable décrétée d’ajustement pour organiser des « classes virtuelles ». De plus, le télé-enseignement d’urgence ne faisait pas l’objet de grille de lecture sur laquelle s’appuyer, cette période de confinement n’ayant pas été anticipée (Bonnery et Douat, 2020).
4Si l’on se penche sur l’état de l’art, force est de constater que, face à la situation de crise sanitaire liée à la Covid-19, les publications scientifiques se sont multipliées rapidement, notamment dans le champ des sciences humaines et sociales, et ce, dès le début de la pandémie. Un grand nombre d’entre elles ciblent les corolaires psychologiques du confinement sur la population générale (e.g. Brooks et al., 2020 ; COCONEL, 2020). L’organisation du travail, amenée à évoluer très rapidement dans divers secteurs d’activité, a également fait l’objet de travaux récents (e.g. Shanafelt et al., 2020 ; Sim, 2020 ; ANACT, 2020 ; Frimousse et Peretti, 2020 ; Sarthou-Lajus, 2020 ; Lederlin, 2020 ; Baert et al., 2020 ; Prasad et al., 2020). Dans la littérature scientifique internationale, la continuité pédagogique a fait l’objet de quelques études de cas et d’articles théoriques basés, par exemple, sur le fonctionnement d’écoles chinoises durant leur confinement (Xie et Yang, 2020 ; Zhang et al., 2020). En France, une enquête menée à la fin du mois de mars a offert quelques données pour mieux comprendre le vécu et les réalités de la mise en place de l’enseignement à distance (Synlab, 2020). Les résultats montrent notamment que la majorité des personnels interrogés ne vivent pas sereinement la situation. Il reste néanmoins nécessaire de mieux cerner les facteurs sous-jacents à un tel résultat et de cibler plus précisément l’expérience et le ressenti de différentes catégories de professionnels de l’éducation, notamment vis-à-vis des TIC représentant, plus que jamais, des incontournables professionnels.
5Basé sur une approche interdisciplinaire (croisant notamment les approches des SIC et de la psychologie du travail), notre projet se donne pour ambition de mieux cerner la reconfiguration du travail des professionnels de l’éducation à partir de leur vécu expérientiel relatif à cette période inédite de confinement. À la croisée des disciplines forgeant notre socle théorique, nous poursuivons l’objectif de mettre en lumière le vécu des enseignants mobilisés dans un quotidien de télétravail confiné à travers plusieurs axes : le rôle de médiation des TIC dans les activités, les enjeux d’une pratique éducative à distance, ou encore la résonance psychique des conditions de vie de ces professionnels en confinement. Les Sciences de l’Information et de la Communication (SIC), en tant que discipline appréhendée comme un miroir tendu vers les autres champs académiques, et notamment le champ de la communication des organisations, constituent la fondation principale de notre perspective de recherche, considérant la place prépondérante des TIC dans la mise en œuvre du télé-enseignement en urgence. Érigeant les approches de la médiation technologique (Jeanneret, 2009), les SIC permettent d’éclairer les liens entre les TIC et les risques psychosociaux (Felio, 2013). De son côté, la psychologie du travail nous permet de saisir la résonance psychosociale (Alderson, 2004 ; Amado, 2010) et l’émergence de stratégies créatrices et/ou de défense (Dejours, 2009 ; Felio, 2016) du vécu de l’activité médiatisée chez les enseignants.
6Nous proposons dans le cadre de cet article de questionner l’activité enseignante, dans le contexte de confinement, médiatisée par les TIC ainsi que le lien entre ces outils et la santé au travail. L’étude sur laquelle repose ce papier porte sur un corpus qualitatif renseigné par près de 400 participants par le biais d’une partie de type « champ libre » proposée à la fin d’un questionnaire quantitatif, invitant les répondants, lors de leur passation, à s’exprimer sur le sujet. L’analyse qualitative effectuée, de manière résolument observatoire, vise à répondre à un certain nombre de questions :
7Quels sont les effets du passage soudain et non anticipé au « tout numérique » sur les conditions de travail des enseignants ? Quelles sont les modalités de mise en place de ce télé-enseignement contraint ? Quelle est la résonance psychique de cette solution distancielle du travail pédagogique chez les enseignants ? Ce renouvellement de l’activité éducative qui passe exclusivement par l’usage des TIC fait-il naître des risques psychosociaux perçus chez les professionnels de l’enseignement ?
8Une enquête par questionnaire a été diffusée, en ligne via Limesurvey, 18 jours après le début du confinement et de la mise en place de la continuité pédagogique (du 2 au 16 Avril 2020). Nommée « Expériences et Ressentis du Confinement et de la Continuité Pédagogique » (ERCCP), cette enquête prévoyait une approche quantitative et qualitative du vécu des professionnels de l’éducation. Pour l’approche quantitative, une revue de la littérature réalisée dès le début du confinement avait conduit à identifier 9 domaines de questionnement : l’attitude vis-à-vis de la continuité pédagogique, la fréquence d’usage des outils numériques et les affects associés, les avantage et inconvénients perçus face à l’usage des TIC, la facilité/complexité d’usage des TIC, les normes sociales perçues quant à l’usage de ces TIC pour la continuité pédagogique, les conditions facilitatrices d’usage des TIC, l’adéquation vie professionnelle / vie privée et le stress ressenti. Ces domaines ont été investigués en soumettant des questions fermées aux participants. Pour l’approche qualitative, la question ouverte suivante était proposée en fin de passation, suggérant des thématiques d’expression :
Vous pouvez ajouter ci-dessous les observations complémentaires qui vous paraissent importantes de mentionner. Cela peut concerner, par exemple :
— les différents thèmes abordés dans ce questionnaire ;
— des modifications positives ou négatives de votre activité professionnelle que vous constatez ;
— des façons de travailler nouvelles que vous avez initiées/mises en place et ce que vous en pensez ;
— des éléments qui vous aident actuellement ou qui vous feraient défauts.
9Ce sont les réponses apportées à cette question ouverte et se rapportant plus spécifiquement à l’usage des TIC qui ont été extraites à des fins d’analyse pour le présent article.
10L’enquête a été proposée à tous les professionnels de l’éducation de l’académie de Besançon. Au total, 1196 passations spécifiquement issues de personnels enseignants (ciblés dans cette étude) et exploitables ont été obtenues, dont un tiers (n =394) contenant du verbatim examiné pour le présent article. Le corpus de textes extraits de ce champ libre à des fins d’analyse représente une centaine de pages.
11Les enseignants ayant laissé un commentaire sont des femmes pour 80 %, 20 % sont des hommes ; 30 % de ces participants ont 40 ans ou moins, 59 % ont entre 41 et 55 ans et 11 % plus de 55 ans. Concernant le type d’établissement dans lequel travaillent ces participants, 51 % sont des enseignants évoluant dans le premier degré, 48 % sont issus du second degré et 1 % rapporte travailler à la fois dans les premier et second degrés. Enfin, notons que 50 % de ces participants ont vécu le confinement avec au moins un enfant de moins de 16 ans scolarisé et 7 % ont rapporté l’avoir vécu avec une(des) personne(s) de plus de 16 ans ayant une autonomie limitée.
12L’analyse du corpus a été réalisée au moyen d’une démarche de catégorisation thématique de contenu (Bardin, 2013). Suivant une démarche exploratoire et inductive, les catégories de sens ont émergé pas à pas au fil de l’analyse des champs qualitatifs. En effet, les catégorisations ont été définies en fonction des éléments révélés par les enseignants, puis systématisées une fois que les données qualitatives saturaient. Les catégories de sens retenues dans le cadre de notre analyse constituent le résultat d’une saturation pour au moins 30 itérations relevées à partir des contenus formulés par les répondants. Chaque source (identification du répondant) n’apparaissant qu’une seule fois dans le processus de catégorisation, afin d’éviter tout biais de surreprésentation sur le corpus final.
13Faire entrer l’école dans l’ère du numérique est depuis plusieurs années un des leviers majeurs de la politique éducative en France. Plusieurs plans4 se sont succédés, des organismes spécialisés dans le numérique éducatif et des projets ont vu le jour. Les derniers en date renvoient aux expérimentations mettant les possibilités de l’intelligence artificielle au service de l'efficacité pédagogique (MENJ, 2018). La littérature portant sur la nécessité d’opérer un changement du système éducatif en mobilisant les potentialités du numérique est abondante et remonte à plusieurs décennies (Guir, 2002). Entre mythes et réalités (Amadieu et Tricot, 2020), le numérique éducatif demeure un objet de controverses et peine à trouver sa place. Le rapport de la cour des comptes de juillet 20195 pointe l’absence de stratégie pour la transformation numérique de l’éducation, et souligne l’existence d’une offre de ressources numériques touffue, sans mise en cohérence.
14La période du confinement due à la Covid-19, obligeant les enseignants à assurer une certaine continuité pédagogique, rendue possible grâce à l’équipement en TIC, donne à voir comme « un laboratoire pour repenser l’école à l’ère du numérique » (Cerisier, 2020). Or, la réalité du système éducatif français face à la transformation digitale semble être invisibilisée. La continuité pédagogique consiste, pour l’essentiel, en un inventaire des moyens numériques susceptibles d’être mobilisés, mais rien ne semble dit ou prescrit concernant les modalités de les intégrer et la façon d’y préparer les enseignants (Ibid.).
15La théorie du « millefeuille » de Kalika (Kalika et al., 2007) nous apporte un éclairage intéressant sur la situation. Les résultats de notre étude confortent en effet l’idée d’un empilement des technologies numériques : mails, classe virtuelle, ENT, outils du CNED… Des témoignages recueillis ressort un besoin d’harmonisation et de cohérence face à ce « fatras » :
On aimerait des ENT qui ne soient pas des usines à gaz incohérentes […]. Il y a au moins 3 ou 4 [outils] : dans l'agenda, dans Pronote, dans les mails, dans le « classeur », dans les discussions… On découvre de nouveaux canaux tous les jours (Professionnel du second degré).
16La période de confinement, dominée par l’injonction à la continuité pédagogique, semble alors révélatrice de la réalité d’un système caractérisé par une juxtaposition d’outils (effet « millefeuille ») et un manque de réflexion sur leur modalité de mise en œuvre et en quoi ils viennent reconfigurer l’activité de l’enseignant. Ajouter de nouveaux dispositifs les uns aux autres, sans penser de manière constructive leur contribution au sens de l’activité, conduirait à un élargissement des tâches et un investissement fort de la subjectivité des enseignants. Contrairement au versant salutogène d’un possible enrichissement des tâches, leur élargissement (ici, le cumul d’outils à s’approprier et à mettre à profit de l’activité éducative à distance) est générateur d’insatisfaction puisque c’est l’individu, aux prises de son libre arbitre, qui se mobilise pour faire fonctionner des systèmes entre eux, impensés en amont par l’organisation du travail, le collectif ou l’institution. Le fait d’employer de nouveaux outils digitaux au cours de cette période de confinement à des fins de continuité pédagogique peut être vu comme une fuite en avant technologique du secteur de l’Éducation. Disposer de moyens techniques permettant de poursuivre son travail d’enseignant en temps de confinement ne suffit pas à la réussite du défi que pose l’injonction à la continuité pédagogique. C’est le travail réel (au sens de Christophe Dejours) investi par les enseignants, au sein même de leur sphère de vie personnelle, avec leurs compétences techniques et leur vision propre du sens de leur métier, qui a permis de faire face à cette reconfiguration de leur métier dans des modalités distancielles. Les enseignants ont dû mettre en œuvre des formes de méta-travail pour mener à bien leur activité quotidienne : manutention de l’information, reconstruction de sens aux côtés de la réinvention de leur propre métier et de leur posture d’enseignant.
17De plus, soulignons que les répondants ont témoigné d’un sentiment contradictoire entre les décisions gouvernementales et les applications concrètes de la continuité pédagogique. Le faible (voire l’absence) de soutien de la hiérarchie parfois perçu contribue notamment à augmenter le niveau d’autonomie individuelle et d’auto-responsabilisation des enseignants pour mener à bien leur pratique pédagogique : « {L}impression d'être complètement en roue libre, abandonné de notre hiérarchie, très peu de directives claires » (professionnel du premier degré).
- 6 Nous privilégions le terme d’inégalités face au numérique à celui d’inégalités numériques. Nous con (...)
18Notre étude révèle que le télé-enseignement s’est imposé sans prendre en compte l’inégalité des enseignants face au numérique6 : « Certaines situations me révoltent, des collègues se sentent dépassés devant des outils qu'ils ne maîtrisent pas [et] nourrissent une forme de culpabilité vis à vis de leurs incompétences. Je précise que ces collègues sont consciencieux et travailleurs en condition normale d'exercice de leur métier » (professionnel du premier degré).
- 7 Une fracture entre des enseignants qui ont les équipements idoines et ceux qui sont peu ou mal équi (...)
19Nos résultats soulèvent une double « fracture numérique » : une d’origine technique (Gardiès, 2011) relative à l’accès aux outils idoines7, et une liée au manque de formation se traduisant par un déficit de compétences face au numérique. L’usage des TIC est un processus complexe allant de « l’adoption » à « l’appropriation » en passant par « l’utilisation » (Breton, Proulx, 2002). Exigeant un minimum de maîtrise technique et cognitive, ce processus nécessite la conjonction de plusieurs éléments : l’accès aux outils, la volonté et la capacité de l’usager à les intégrer (Boudokhane, 2006). Or, nos résultats montrent que ces facteurs ont parfois fait défaut pendant la période de continuité pédagogique en temps de confinement. Celle-ci s’apparente à un ensemble d’injonctions qui a reposé essentiellement sur les outils personnels des enseignants : « Je note qu'il apparaît tout le temps comme une évidence que le matériel informatique vers lequel toutes les autorités de l’Éducation Nationale nous poussent sans cesse est du matériel personnel. Quelle autre profession subit-elle un tel mépris ? J'entends par mépris non pas le fait qu'on nous laisse nous démerder tout seul, mais que cela semble une évidence ! » (Professionnel du premier degré).
20Le télé-enseignement forcé a été marqué par un sentiment d’abandon. Le manque de compétences numériques, souligné par de nombreux participants, a poussé plusieurs d’entre eux à s’auto-former dans l’urgence : « Le début du confinement a été extrêmement brutal et choquant, aucun de nous n'était prêt pour les classes virtuelles, il a fallu se former seul et cela a été très anxiogène » (professionnel du second degré). Dans un souci d’efficacité et pour faire face aux difficultés d’utilisation des dispositifs institutionnels, certains étaient contraints de recourir aux outils et plateformes du secteur privé (WhatsApp, Discord, Zoom…). Se reposant sur des outils incompatibles avec le Règlement Général sur la Protection des données (RGPD), cette démarche pose le risque « de se placer au service d’un marché de l’information et d’un modèle qui reposent sur la performativité et l’adaptation à l’outillage technologique du moment » (Cordier, 2018).
21Les répondants à l’étude évoquent une démarche de « bricolage permanent » qui peut se rapprocher de ce que Albero, Linard et Robin nomment « la cuisine des acteurs de terrain » (Albero et al., 2009) : « Il n'y a aucun outil existant dédié véritablement à la continuité pédagogique. Tout est bricolage. Pour de telles situations, tout est à inventer … » (professionnel du second degré) ; « Travailler en télétravail lorsque l'on est enseignant est totalement déroutant mais nécessaire pour garder un lien avec les élèves. Cependant c'est du bricolage fait dans l'urgence » (professionnel du premier degré).
22Nos résultats corroborent les réflexions de chercheurs américains soutenant l’idée que les enseignants de la crise sanitaire de la Covid-19 peuvent se sentir comme des « MacGyvers » de l’éducation devant improviser des solutions rapides, dans des conditions peu optimales (Hodges et al., 2020). Dans une démarche d’appropriation faite dans l’urgence, les enseignants « bricoleurs » ont déployé des « arts de faire » (Certeau, 1980) et fait preuve de créativité. Leurs « trouvailles et astuces » s’instaurent dans un « espace stratégique » (Ibid.) mettant à l’honneur leurs capacités à assurer la continuité pédagogique. Seuls face aux TIC et à la reconfiguration de leur activité, les enseignants étaient donc amenés à mobiliser leur propre subjectivité et leur propre intelligence pour faire face aux contraintes et difficultés rencontrées.
23Outre le problème lié à la question de la maîtrise des outils, auquel nombre d’enseignants ont essayé de répondre par l’autoformation et « le bricolage », se pose celui des compétences en ingénierie techno-pédagogique. La logistique de la formation à distance et les pédagogies attenantes semblent méconnues par les enseignants : « Le plus difficile [c’est] de s'adapter à de nouvelles façons d'enseigner avec des outils dont on n’a pas l'habitude ». Le manque de considération de ce champ de compétences dans la formation initiale et continue demeure une réalité (Guir, 2002 ; Cerisier, 2020). Quand ces compétences font défaut, les pratiques héritées du présentiel ont tendance à se perpétuer à travers le télé-enseignement (Peraya et Peltier, 2020a). Ainsi, les formes de continuité pédagogique de la crise sanitaire semblent majoritairement avoir été mises en œuvre dans une perspective diffusionnelle, centrée sur l’accès aux contenus (Peraya et Peltier, 2020b) et essayant de reproduire en ligne le modèle de la classe traditionnelle. Cette démarche peut être épuisante et contribuerait à rendre le processus plus stressant pour les enseignants novices ou peu expérimentés en matière de formation à distance.
24Les discours recueillis révèlent que le vécu « numérico-professionnel » des enseignants pendant la période de la continuité pédagogique est marqué par une forme d’ambivalence. Les TIC peuvent en effet être vecteurs de satisfaction : découvrir les outils numériques, découvrir de nouvelles modalités d’enseignement, s’auto-former, assurer la continuité pédagogique et garder le lien avec les élèves… Toutefois, ces outils participent également de l’émergence de situations délétères. Cette ambivalence est révélatrice de la caractéristique même de l’outil numérique qui agit comme un pharamakon, à la fois remède et poison (Stiegler, 2007).
25Les SIC permettent d’éclairer les liens entre les TIC et les risques professionnels au prisme du concept de médiation (Felio, 2013) qui offre la possibilité de dépasser la vision instrumentale des dispositifs communicationnels (Jeanneret, 2009 ; Bernard, 2000). Au-delà de l’instrumentation (association d’un artefact avec un schème d’utilisation pour la réalisation d’une tâche) (Rabardel, 1995), l’intégration des TIC médiatise le rapport à l’activité et engage une reconfiguration de ce rapport. Devenues les médiateurs entre les enseignants et leur activité pendant le confinement, les TIC se donnent à voir comme un lieu où le travail s’éprouve (Felio, 2013). Face à l’urgence, au manque de concertation et de préparation dans la mise en place de la continuité pédagogique (Bonnery et Douat, 2020), les TIC en tant que médias se donnent également à voir comme le lieu d’un travail en souffrance.
26Le passage au tout à distance et l’usage massif des dispositifs de formation et de communication médiatisées touchent au fondement même des formes éducatives : l’espace-temps clos et le présentiel (Peraya et Peltier, 2020b). De la médiatisation de l’activité enseignante émerge une tendance à l’intensification et à la densification qui s’est accrue avec les exigences d’ajustage, d’adaptation et de bricolage face aux TIC.
27La reconfiguration du travail par les TIC a permis d’appréhender les liens entre ces outils et la santé au travail (Coovert et Thompson, 2003 ; Felio, 2013 ; Diaz et al. 2012 ; Carayol et al, 2016). Les risques médiés par les usages techniques ne relèvent pas d’une problématique récente mais se retrouvent, dans le cas de notre étude, exacerbés par le confinement scolaire et ses exigences numériques au sein d’une population non habituée au télétravail exclusif et aux injonctions de la digitalisation des activités professionnelles : « la situation est très stressante d'autant plus que l'informatique et moi faisons deux. Je ne me verrai pas revivre ces conditions de travail quel que soit le contexte. Notre métier n'est pas adapté au télétravail et cela me fait peur pour l'avenir de notre métier » (professionnel du premier degré). Les principaux éléments délétères identifiés renvoient à : la surcharge de travail, la surcharge cognitive, la pression temporelle face à l’urgence, le stress, l’anxiété, l’hyperconnexion, la porosité des sphères de vie et la difficulté à les concilier. Les témoignages suivants sont révélateurs de formes d’hyper-vie active et connectée, rendue possible par l’usage intensif des dispositifs techniques, entremêlant le travail et les autres sphères de vie dans un quotidien confiné :
Depuis le début de ce confinement, je suis complètement débordée ; ce qui est très chronophage aussi […] ce sont les innombrables mails reçus, et le fait de ne jamais pouvoir déconnecter, même le soir ou le week-end. (professionnel du second degré) ;
Dans le métier d'enseignant, concilier vie professionnelle et vie personnelle n'est déjà pas toujours simple, du fait de devoir faire une partie de son travail à domicile. Cela devient quasi impossible avec cette nouvelle forme de travail. (professionnel du premier degré) ;
Lors des deux premières semaines de confinement, ma vie s'est transformée en enfer. Une amie prof et parent isolé de 3 enfants comme moi m'a écrit : Ce n'est pas le Covid-19 qui va nous tuer, c'est la continuité pédagogique. (professionnel du second degré).
28Les dispositifs techniques, qui ont rendu possible la mobilisation des enseignants à la faveur de la continuité pédagogique, apparaissent comme un vecteur d’intensification du travail notamment par le rôle d’affordance (Gibson, 1977) que leur design lui-même génère. Ces outils jouent effectivement un rôle dans la captation de l’attention des usagers (ici les enseignants), sans forcément de coût cognitif investi volontairement. La connexion permanente et l’accès au flux continu d’informations font partie de la nature même des dispositifs nomades. « Les principaux inconvénients sont que j'ai énormément de mal à décrocher, je passe quasiment toutes mes journées sur mon ordinateur pour préparer mes cours, répondre à mes élèves et assurer des classes virtuelles » (professionnel du second degré) ; « Je travaille à l'heure d'aujourd'hui 19h/24 et 7j/7 » (professionnel du premier degré). Ce sentiment de « laisse électronique » (Carayol et al., 2016) généré par la digitalisation de l’activité enseignante serait responsable de risques pour la santé physique (fatigue visuelle, troubles musculo-squelettiques, migraines, fatigue…) et psychique des enseignants (sentiment d’épuisement, stress, angoisse…). Les verbatim suggèrent d’ailleurs que les enseignantes ayant des enfants avec une autonomie limitée ont été davantage confrontées aux tensions liées à l’enchevêtrement des sphères de vie. Les conditions d’existence matérielle (logement, équipements appropriés, etc.), le niveau de maîtrise des outils numériques semblent également avoir un impact sur la manière dont les enseignants ont vécu le télé-enseignement.
29Beaucoup de répondants à l’étude ont évoqué également des effets de discontinuité pédagogique pour certains élèves au cours de cette période, conséquence d’un échec du plan de continuité pédagogique dans un contexte de cours réalisés exclusivement à distance. Selon eux, le passage au télé-enseignement, inédit et brutal, a pu engendrer des dégâts importants dans l’accompagnement de certains élèves, d’une part pour ceux qui présentaient déjà des difficultés (aggravation des inégalités sociales) et ceux qui n’avaient pas le bon matériel ou un débit Internet adapté. Les enseignants témoignent d’un effort important pendant cette période pour être « présents » pour ces élèves : « J'ai noué avec mes élèves des contacts inédits, je tiens à les rassurer, en revanche cela est chronophage car ils peuvent me contacter à toute heure. J'ai dû multiplier les courriers à mes élèves pour savoir qui était éloigné (fracture numérique) de la continuité pédagogique » (professionnel du premier degré).
30Ainsi, les enseignants ont fait part d’une intensification de leurs usages professionnels des TIC de tout ordre, comme si cet investissement technique représentait une stratégie défensive (Dejours, 2009) pour faire face à une situation complexe, ambiguë, urgente et dans laquelle une grande part d’autonomie et de responsabilité pèse sur eux. En ce sens, les usages des TIC, dans la situation de télé-enseignement confiné, se donnent à voir comme des leviers stratégiques dont la portée est double et paradoxale. D’un côté ils permettent de « tenir » en mettant tout en œuvre pour la continuité pédagogique à distance, et de l’autre ils sont vecteurs de risques psychosociaux (particulièrement la surcharge de travail, l’intensification, la densification, le sentiment d’hyperconnexion et le conflit travail / famille).
31Dans un contexte d’urgence lié à la crise sanitaire de la Covid-19, les femmes et les hommes enseignant.e.s de l’Éducation Nationale se sont mobilisé.e.s et investi.e.s pour continuer à mener leurs missions et faire fonctionner leur institution. Ce sont des modalités connectées et distancielles qui ont permis le passage sans délai au télé-enseignement, à la classe virtuelle et à l’accompagnement pédagogique des élèves. Notre société hyperconnectée a rendu possible ce point de bascule non anticipé : le télétravail concernait alors l’écrasante majorité des enseignants. Véritable « expérimentation à grande échelle » (Moulins, 2020), cette temporalité inédite du confinement au printemps 2020 a plongé le corps enseignant dans le tout numérique. Empêtrés dans cette situation, ils ont dû faire face, au sein même de leur sphère intime (le domicile personnel en temps de confinement), avec les moyens techniques qu’ils avaient à disposition, à l’injonction d’assurer une continuité pédagogique. Au prisme d’une situation particulièrement critique, les enseignants ont développé des « arts de faire » (Certeau, 1980) et des arts de faire avec (ajustements), suivant un parcours d’essais / erreurs. Comme le souligne Goyet (2020) : « Cet enseignement fut ainsi un laboratoire exceptionnel laissant libre cours à l’inventivité, à la détermination, au bricolage et à l’expérimentation ».
32L’étude sur laquelle repose cet article met en évidence que, dans ce contexte si particulier, les enseignants se sont confrontés à des réalités de leur métier bien souvent peu objectivées jusqu’alors (le manque de collectif, de formation au numérique, l’absence de soutien hiérarchique, les ambigüités de rôles, les injonctions paradoxales gouvernementales, etc.). Plus précisément, nous avons porté une focale sur les enjeux et le rôle des usages des TIC au cours de ce temps en suspens qu’a représenté le premier confinement, mettant en exergue l’emprise de la subjectivité des enseignants face aux injonctions du Ministère en termes de continuité pédagogique. Seuls, avec leurs propres compétences techniques, avec leur propre biographie d’usagers des TIC, face à leur écran, face aux multiples fenêtres des élèves en visio, ils se sont majoritairement (sur)investis pour assurer leurs missions. C’est aussi leur propre conception du métier qui s’est exprimée lorsque s’entrechoquaient leur sens propre de la « beauté du travail » (Dejours, 1993) et ses valeurs intrinsèques avec, de l’autre côté, une situation injonctive d’un changement brutal que représente la permutation d’une classe avec celle d’une classe virtuelle. Force est de constater que, d’après les témoignages recueillis, mimer un cours en présentiel dans des modalités à distance avec les outils digitaux ni ne se décrète, ni ne fonctionne. L’enseignement médié par les TIC est transformé, il n’est pas seulement porté par un nouveau canal. La manière de penser son activité pédagogique, de préparer un cours et de le dispenser, etc., sont résolument différents quand une salle de classe est convertie en cours sur Zoom ou Pronote.
33De l’expérience du télétravail confiné, les enseignants ont été confrontés à des risques psychosociaux tels que le surinvestissement au travail, son intensification, sa densification, aux côtés d’un sentiment d’hyperconnexion, d’une imbrication difficile entre les sphères de vie, et parfois d’un sentiment de solitude face au manque de soutien hiérarchique et collectif. Le temps des horloges qui structuraient le quotidien des enseignants ne semblaient plus exister : le rythme du numérique prenait le pas, au gré des connexions et des applications qui permettaient de faire face à une situation de travail complexe. Comme bien souvent dans les usages professionnels des TIC (Felio, 2013 ; 2016 ; Carayol et al., 2016 ; Boudokhane-Lima et Felio, 2015), ce sont les travailleurs qui, dans leur subjectivité, s’investissent, par-delà l’absence de prescription et de prise en charge organisationnelle et institutionnelle de ce versant médié par la technique de leur métier, pour mener à bien leur quotidien de travail. Au cours de la période du confinement, les enseignants, qui se sont exprimés dans le cadre de notre étude, ont souvent donné l’impression qu’ils ne pouvaient compter que sur eux-mêmes, à la fois pour « tenir » dans ce contexte ambigüe et complexe, mais aussi pour assurer leur rôle pédagogique dans le cadre du service public, avec pour socle symbolique leur conscience professionnelle. Par le truchement de leurs usages digitaux, il semble que c’est le sens de leur travail qui a été mis à l’épreuve et revendiqué. Nos résultats rejoignent le propos de François Dubet (2020) qui souligne toute « la capacité d’engagement, de générosité et d’invention des enseignants » au cours de cette période.
34Nonobstant la valeur intrinsèque et sans équivoque des témoignages recueillis dans le cadre de cette étude, il nous semble important d’évoquer que la neutralité du chercheur face à l’objet du télé-enseignement confiné est nuancée ; cela constitue la principale limite des résultats présentés dans cet article. En effet, ce travail de recherche a été réalisé au cours du confinement du printemps 2020 et rédigé en pleine période de reconfinement (automne 2020). Les participants à l’étude, tout comme les auteurs de cet article et ses potentiels lecteurs, sont eux-mêmes concernés et éprouvés par une situation de diffusion de la Covid-19, avec des conséquences sanitaires, sociales et économiques fortes, aux côtés d’impacts sur l’intégralité de nos domaines de vie. Appréhender les implications de la Covid-19 pour les métiers de l’Éducation, en tant qu’objet de recherche, reste vif de contemporanéité, marqué de nos émotions et représentations profondément subjectives. Cet objet n’étant pas neutre, nous concédons cette limite : pour penser et panser cette épreuve, une temporalité plus longue serait encouragée, afin que la réflexivité soit constructive pour ériger les conditions d’un avenir d’une profession. La conscience de cet écueil étant posé, l’étude présentée dans le corps de cet article présente l’opportunité de dévoiler une représentation de l’instant, un sas mémoriel d’objectivation des pratiques du télé-enseignement en période de pandémie, et surtout de révéler le réel de travail des enseignants, sans lequel la continuité pédagogique n’aurait pu être assurée. Assurément, ce que le terme « continuité pédagogique » a recouvert s’étendait à bien plus que sa définition initiale : le vécu expérientiel des enseignants confinés a redessiné les contours d’une simple représentation d’une permutation techniciste de la salle de classe.