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Résumés

Cet article traite de l’évolution des politiques d’éducation aux médias et à l’information depuis les années 80 pour en comprendre l’évolution avec l’arrivée du numérique. Cette analyse de discours est confrontée aux représentations des enseignants du premier degré pour en comprendre la réception et l’insertion dans les pratiques professionnelles.

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Texte intégral

1Dans le cadre d’une recherche doctorale, le premier objectif est de caractériser l’histoire de la politique institutionnelle de l’EMI et son évolution face à l’émergence du numérique. Dans un second temps, la réception des dernières réformes est examinée à travers le point de vue des enseignants du premier degré lors d’entretiens semi-directifs afin d’en dégager une partie de leurs représentations. Cette approche qualitative s’inscrit dans une démarche sémiopragmatique qui apporte des outils méthodologiques souples et adaptés à un espace mouvant où la réception et le sens donnés par l’acteur de sa mise en place est plus important finalement que le sens donné par l’énonciateur (Odin, 2000, p. 10). Ce travail centré sur la construction des représentations des enseignants du dispositif EMI s’inspire des travaux de Goffman sur le rapport au rôle comme élément éclairant de l’interprétation des directives (Goffman, 2002).

2Lorsque l’on analyse les textes officiels depuis les années 1980, on constate que l’éducation aux médias et le numérique (anciennement informatique et TICE dans les textes) ont fusionné avec l’émergence d’Internet pour devenir en France l’EMI, l’éducation aux médias et à l’information, s’inspirant des modèles anglo-saxons de la MIL (Media and Information Literacy). Or, lors de cette fusion, la place du numérique a transformé radicalement l’éducation aux médias et à l’information, parfois en la réduisant à l’usage du numérique à l’école, l’éducation aux médias à l’information devenant l’éducation par les médias.

3Nous allons voir dans une première partie l’évolution de la place du numérique dans l’éducation aux médias dans les textes institutionnels depuis les années 1980 via l’analyse du vocabulaire et dans une seconde partie la réception et la compréhension des dernières réformes concernant la place du numérique dans l’EMI auprès des enseignants du premier degré.

Analyser une politique publique par le prisme de la représentation qu’elle porte dans ses textes

4L’analyse des discours institutionnels fait l’objet de nombreux travaux de recherche comme celui de Sabine Bosler (Bosler et al. 2019) qui compare les politiques publiques de l’éducation aux médias en France et en Allemagne, ou les travaux de Soufiane Rouissi sur la place du numérique dans les discours institutionnels français (Rouissi 2017). Un corpus de 32 textes datés de 1976 à 2017 a été constitué suivant ainsi les critères définis par Loicq (Loicq 2011) dans sa thèse : l’origine institutionnelle, la visée programmatique, prescriptive ou définitoire. Ce corpus est donc composé de documents de natures diverses : déclarations, textes de lois, plans, programmes. Le choix des textes est volontairement non exhaustif et se concentre sur les étapes importantes en termes de réflexion ou de mise en place du numérique ou de l’éducation aux médias en France. La plupart des textes sont d’origine française, mais certains textes marquants internationaux comme des déclarations à l’Unesco ont été retenus pour souligner le lien entre les avancées françaises et internationales qui ont pu avoir de l’influence sur la construction des normes en France.

Une méthodologie de l’analyse du corpus

5L’objectif de la constitution et de l’analyse de ce corpus est de dégager une chronologie de l’enseignement de l’informatique et de l’éducation aux médias pour comprendre comment ils ont convergé autour de l’EMI en 2015 suite aux attentats de Charlie Hebdo. Un événement historique seul ne peut pas expliquer une transformation d’une politique éducative, l’idée est donc de repérer les signes annonciateurs et les jalons posés pendant 25 ans afin de comprendre comment cette évolution s’est imposée comme une évidence à l’école, mais aussi dans la société. Cette approche chronologique permet donc de mettre en lien les évolutions de la société avec les représentations portées par l’Institution et permet donc de voir en quoi l’Institution porte une représentation qui est issue des préoccupations contemporaines de la société. Une analyse de discours à travers le repérage des champs lexicaux a été menée sur ce corpus pour comprendre l’évolution du vocabulaire utilisé dans les textes institutionnels. Deux champs lexicaux distincts ont été analysés, l’un autour de l’éducation aux médias, l’un autour de l’informatique, puis du numérique.

6Le tableau ci-dessous recense l’ensemble des documents retenus dans le corpus.

Tableau 1. Corpus de textes sur l’évolution de l’informatique et l’éducation aux médias pour aboutir à l’éducation aux médias et à l’information (EMI)

Document

Auteur/Editeur

Titre

Année

Nature

1

Unesco

Déclaration de Grünwald sur l’éducation aux médias

1982

Déclaration

2

Gonnet, Vandevorde

Introduction des moyens d’information dans l’enseignement : rapport d’orientation présenté au ministère de l’Education Nationale Alain Savary

1982

Rapport

3

MEN

Plan informatique pour tous

1985

Plan

4

MEN

Loi d’orientation sur l’éducation – rapport annexé

1989

Loi

5

MEN
Bérégovoy

Décret n° 93-718 du 25 mars 1993 relatif au centre de liaison de l’enseignement et des moyens d’information

1993

Décret

6

MEN

Programmes de l’école primaire

1995

Programmes

7

MEN

Brevet Informatique et Internet (B2i)
École-Collège

2000

Note de service

8

MEN

Les programmes d’enseignement de l’école primaire - Annexe brevet et informatique niveau 1

2002

Arrêté

9

MEN

Nouvelles technologies. Les technologies d’information et de communication dans l’enseignement scolaire

2005

Circulaire

10

MEN

Brevet Informatique et Internet (B2i). Connaissances et capacités exigibles pour le B2i

2006

Arrêté

11

MEN

Le socle commun des connaissances et des compétences

2006

Décret

12

MENESR

Décret n° 2007-474 du 28 mars 2007 modifiant le décret n° 93-718 du 25 mars 1993 relatif au centre de liaison de l’enseignement et des moyens d’information

2007

Décret

13

Becchetti-Bizot (dir.)

L’éducation aux médias : enjeux, état des lieux, perspectives.

2007

Rapport

14

MEN

Les nouveaux programmes de l’école primaire

2008

Programme

15

MENJVA

Durpaire (dir.)

Le Plan École Numérique rurale

2011

Rapport

16

MENJVA

Référentiel Brevet informatique et internet école. Compétence 4 du socle commun.

2011

Référentiel

17

Unesco

Wilson (dir.)

Éducation aux médias et à l’information. Programme de formation pour les enseignants. 206 p.

2012

Programme

18

Fourgous

« Apprendre autrement » à l’ère numérique
Se former, collaborer, innover : Un nouveau modèle éducatif pour une égalité des chances

2012

Rapport

19

MEN

La refondation de l’école de la République – dont la Loi du 8 juillet 2013 d’orientation et de programmation

2013

Loi+ dossier d’information

20

MEN

Référentiel de compétences des métiers du professorat et de l’éducation,

2013

Référentiel

21

Conseil national du numérique – Pene (dir.)

Jules Ferry 3.0
Bâtir une école créative et juste dans un monde numérique

2014

Rapport

22

MENESR

Grande mobilisation de l’École
Pour les valeurs de la République. Annonce des mesures

2015

Annonce du ministère

23

MENESR

Socle commun de connaissances, de compétences et de culture

2015

Décret

24

MENESR – Investissement d’avenir

L’école change avec le numérique

2016

Site

25

MEN

Programme d’enseignement de l’école maternelle

2015

Arrêté

26

IGEN

Delaubier (dir.)

Rapport sur l’utilisation pédagogique des dotations en numérique (équipements et ressources) dans les écoles

2015

Rapport

27

MEN

Bulletin officiel spécial n° 11 du 26 novembre 2015. Annexe 1 Programme d’enseignement du cycle des apprentissages fondamentaux (cycle 2)

2015

Programme

28

MEN - Eduscol

L’EMI et la stratégie du numérique

2015

Ressources

29

Canopé – Merriaux

Audition commission éducation et culture. Assemblée nationale.

2016

30

MENESR

Actions éducatives. Lancement de la 28e Semaine de la presse et des médias dans l’École

2016

Circulaire

31

CLEMI – Canopé

CLEMI. Le centre pour l’éducation aux médias et à l’information (anciennement centre de liaison).

2017

Ressources

32

MEN

Voies de formation et diplômes. L’évaluation des compétences numériques

2017

Référentiel

7Dans cet article, l’évolution du rapport entre l’éducation aux médias et le numérique est présentée pour comprendre comment on est arrivé à la construction de l’EMI et ce qu’elle recouvre en 2015. À partir de l’analyse du corpus, certains points du programme ont été relevés pour les confronter à l’opinion des enseignants lors d’entretiens semi-directifs, pour évaluer le degré d’adhésion du corps enseignant aux différentes réformes programmatiques et comprendre comment ils les mettent en œuvre sur le terrain en fonction de différents facteurs explicatifs tels que l’expérience, le genre, la formation.

La représentation de l’EMI et du numérique dans les ressources institutionnelles

8Suite à l’analyse du corpus, un découpage chronologique est proposé qui permet de dégager trois périodes distinctes :

  • L’émergence d’une éducation aux médias et l’introduction de l’informatique à l’école (1976-1995)

  • L’apparition de la problématique Internet dans les textes : période de convergence entre l’éducation aux médias et le numérique dans les années 2000- 2010

  • Le tournant de 2015 suite aux attentats avec la grande mobilisation de l’Ecole pour les valeurs de la République

9La première période est consacrée aux origines et à la formalisation initiale de l’éducation aux médias, allant de la loi Haby en 1976 (Document 1) à la parution des programmes de l’école primaire de 1995 (Document 6). La seconde période concerne la transition vers un monde éducatif progressivement impacté par la numérisation de la société avec la création du B2I en 2000 (Document 7) jusqu’au rapport Jules Ferry de 2014 pour Bâtir une école créative et juste dans un monde numérique » (Document 21). Enfin la troisième période marque un tournant dans l’éducation nationale avec la redéfinition de l’EMI qui débute avec la Grande mobilisation de l’Ecole pour les valeurs de la République en 2015 (Document 22) et s’achève en 2017 avec le texte qui formalise l’évaluation des compétences numériques (Document 32).

Période 1 – L’émergence d’une éducation aux médias et l’introduction de l’informatique à l’école (1976-1995)

10Dans les années 1980 à 1995, on constate la formalisation de l’éducation aux médias par la légitimation de la place des médias dans l’éducation et la reconnaissance de pratiques pédagogiques existantes. Durant cette période, les textes concernent soit l’éducation aux médias, soit l’informatique. Le vocabulaire mobilisé pour les différents textes est différent et seuls les mots technologie et communication les lie. Le terme BCD qui renvoie à la bibliothèque scolaire de l’école relie aussi les deux champs autour de la documentation présente dans le document 5 et dans le document 6. Cette répartition parait aujourd’hui grossière, mais à cette époque on a vraiment deux mondes étanches, avec pour chaque dispositif un vocabulaire propre. Les termes retenus dans chaque texte sont ceux qui sont liés précisément à la culture de l’information, la culture numérique et le monde médiatique.

11Par cette comparaison, on voit émerger un rapprochement possible entre l’éducation aux médias et l’informatique par le biais des technologies de la communication d’une part et par le champ de la documentation scolaire qui se trouve investie dans les deux champs. Cependant les mots médias et information sont clairement rattachés à l’éducation aux médias et ne sont jamais cités dans les documents relatifs à l’informatique à l’école. Le schéma ci-dessus permet de mieux visualiser les champs lexicaux distincts des deux dispositifs

Période 2 – L’apparition de la problématique Internet dans les textes : période de convergence entre l’éducation aux médias et le numérique dans les années 2000-2010

12Durant la deuxième période de 2000 à 2010, l’apparition de la problématique Internet dans les textes modifie sensiblement le vocabulaire utilisé dans les textes et l’on observe une convergence plus marquée entre l’éducation aux médias et l’informatique. L’informatique recule au profit des mots internet, numérique et technologies, tandis que le mot médias s’efface aussi au profit du mot numérique et internet. Il est difficile de sectoriser les deux dispositifs aussi franchement, car quatre espaces apparaissent : celui de l’enseignement de l’informatique qui se modifie avec la mise en place du B2I, l’éducation aux médias à proprement parler, le numérique à l’école et les différentes réformes des programmes ou de la formation des enseignants. Le tableau suivant est réparti selon ces quatre thèmes en présentant les termes récurrents pour chacun.

  • Les textes concernant le B2i (brevet informatique et internet) sont très marqués à la création de ce brevet en 2000 par le vocabulaire des technologies, d’internet et l’informatique ainsi que par l’action de communiquer dans le but de développer des compétences. Le monde de la documentation est aussi présent avec le vocabulaire issu de la culture de l’information : BCD, chercher, esprit critique, pertinence, validité, document. À partir de 2006, avec la nouvelle mouture, le vocabulaire glisse vers la dimension citoyenne et les mots informatique et technologies deviennent moins présents et le mot numérique fait son apparition en 2011. L’information reste présente tout du long des documents en proportion et l’on voit apparaitre en 2011 le mot réseaux sociaux qui était jusqu’à présent absent. L’objectif de développer des compétences s’enrichit de celui d’apporter des connaissances et de travailler des attitudes, la référence à l’esprit critique est renforcée au fur et à mesure de cette évolution. On glisse aussi de la recherche d’information à la capacité de s’informer.

  • Les textes concernant l’éducation aux médias sont moins nombreux et se concentrent sur la période 2007-2012. Les termes marquants de l’éducation aux médias durant cette période sont principalement les mots médias et information, avec une forte présence du mot numérique. Tous les médias sont déclinés et présents à savoir la télévision, la radio, la presse, le cinéma et le journalisme en général. Le lien est fait avec le B2I, notamment avec la mention forte du mot compétence et tandis qu’en 2007 on parle surtout de recherche documentaire et de culture numérique, en 2012, on associe clairement l’éducation aux médias à la maîtrise de l’information et aux technologies numériques. Le cinéma disparaît des objets d’EAM, l’informatique est mentionnée, et tout l’univers d’internet fait une entrée en force en 2012 dans le document de l’UNESCO avec les smartphones, les réseaux sociaux, mais aussi les bibliothèques. La communication est une dimension très présente aussi. Les mots critique et usages sont toujours très présents dans les objectifs de l’éducation aux médias. La bascule entre EAM et EMI se fait entre 2007 et 2012 car dans le document de l’Unesco, on parle désormais d’éducation aux médias et à l’information, et non plus seulement d’éducation aux médias.

  • Dans les textes qui concernent le numérique à l’école, le mot informatique reste toujours très présent et l’on voit le mot coder apparaitre, mais il devient moins important face au terme numérique. Le discours se centre beaucoup sur les outils (tablettes, ENT, TNI, médias sociaux) et de moins en moins sur les médias. On n’est pas dans la maitrise de l’information, mais davantage dans la littératie numérique ou la culture numérique, ce qui fait donc une distinction. On retrouve les mots critique et citoyen, qui sont supplantés en 2014 par la créativité et l’innovation et les notions d’humanité numérique et d’intelligence collective apparaissent. En 2014, un lien est fait entre le numérique et l’éducation aux médias, tandis que le mot information recule entre 2012 et 2014. On trouve comme lieu d’apprentissage le learning center en 2012 aux côtés des bibliothèques. La référence aux compétences est très présente.

  • Concernant le discours relatif au numérique et à l’EMI dans les programmes, on constate que l’ensemble de tous les mots sont présents dans les différentes moutures avec la création et l’évolution du socle commun de connaissances, de compétences et de culture notamment. Le mot informatique disparait progressivement au profit du mot numérique. On glisse de la maîtrise technique de l’information et de la société de l’information en 2006 à une extension de celle-ci vers l’éducation aux médias et à l’information en 2013 avec de fortes dimensions éthiques autour de la transmission d’une culture numérique, du développement de compétences, d’une morale et de l’esprit critique. Le vocabulaire spécifique aux outils et aux médias n’est pas présent, on reste sur des termes flous et englobants comme médias, numérique ou information. Le B2I disparait des programmes, absorbé dans le socle. On constate donc dans les programmes une fusion des différents domaines dans des discours généraux. La référence à la communication est cependant très peu présente. Le mot multimédia va disparaitre des programmes. Désormais le numérique irrigue chaque espace et les programmes évoluent fortement en s’inspirant des textes sur le numérique et l’éducation aux médias et à l’information, le numérique étant désormais intégré et non plus un dispositif à part.

Période 3 – Le tournant de 2015 suite aux attentats avec la grande mobilisation de l’École pour les valeurs de la République

13La troisième période commence après les attentats de janvier 2015 à l’encontre des membres de la rédaction du journal satirique Charlie Hebdo qui marque un réel tournant dans l’histoire de l’éducation aux médias en France. Cette période s’ouvre avec les textes issus de la loi de refondation et les nouveaux programmes qui s’inspirent des travaux de la période précédente et prennent en compte les nouveaux enjeux citoyens de la lutte contre la désinformation et pour renforcer les valeurs républicaines. Le numérique est très présent dans ces programmes, de l’école maternelle au collège et désormais l’éducation aux médias et à l’information a une place dans les enseignements en lien fort avec le parcours citoyen, et semble englober à la fois la culture numérique et la culture de l’information. Cependant, l’orientation de cette EMI est très corrélée à des objectifs citoyens avec le vocabulaire de la lutte et de la prévention, tout en gardant la constante de l’esprit critique. Les médias traditionnels (télévision, radio…) ne sont pas mentionnés et semblent absorbés par des mots génériques qui font référence aux objets industrialisés comme les écrans ou les supports comme les tablettes et la réflexion s’inscrit davantage sur le niveau de l’information ou de l’image, tandis que la présence des réseaux sociaux se renforce. Le numérique est aussi présenté comme un moyen d’enseignement, avec une centration sur l’aspect technique ; l’EMI se réduit à l’utilisation d’outils numériques en classe pour faire de la prévention, ce qui enlève l’esprit originel de l’éducation aux médias qui est absorbée par l’opératoire. La notion de culture numérique est d’ailleurs absente de ces programmes, la posture d’enseigner avec le numérique étant prédominante. Le mot informatique est encore présent à la marge.

14Finalement le rapport sur l’usage du numérique de 2015 cite plus souvent les médias traditionnels qu’un texte concernant l’EMI, ce qui montre un croisement des objectifs et créé une certaine confusion. L’EMI semble vidée de sa substance et le numérique une entité gigantesque qui englobe tout, mais dans un discours clairement orienté sur les outils, les usages, les images. On ne parle plus de culture de l’information ni d’éducation aux médias, mais de culture numérique ou d’éducation au numérique, alors que dans les programmes l’EMI est présente.

15Pour compléter l’analyse de cette période qui est celle dans laquelle les enseignants interrogés exercent, les ressources institutionnelles à destination des enseignants ont été prises en compte pour mettre en place les enseignements liés au numérique et à l’EMI. Le contenu des ressources EMI à destination de l’école primaire est assez pauvre et glisse manifestement vers le numérique dans un grand ensemble, qui a du mal à laisser entrevoir ce qu’est l’EMI. Dans les propositions pédagogiques se trouvent des travaux sur la presse écrite traditionnelle et sur la méthode de vérification de l’information, mais tout ce qui concerne la télévision et la radio avec le travail sur la publicité semble marginalisé. Cela laisse l’impression que la nouvelle EMI ne s’encombre plus du panorama complet des médias et ne passe désormais que par le prisme d’internet.

16Le schéma ci-dessous permet d’avoir une vision synthétique de l’évolution du vocabulaire des textes institutionnels sélectionnés dominant dans chaque période.

Figure 1. Représentation de la périodicité du corpus et du vocabulaire marquant pour chaque période concernant l’EMI et le numérique

Figure 1. Représentation de la périodicité du corpus et du vocabulaire marquant pour chaque période concernant l’EMI et le numérique

L’éducation aux médias et à l’information (EMI) construite comme un dispositif regroupant le numérique, les médias et l’information

17Le premier constat est l’inflation des textes relatifs au numérique et à l’éducation aux médias dans la dernière décennie qui laisse une impression de confusion, tant les revirements sont nombreux. Les programmes absorbent totalement le numérique en fusionnant l’informatique, l’EMI, la dimension citoyenne, ce qui donne une impression de devoir tout faire dans un espace transdisciplinaire mal circonscrit. L’analyse lexicographique des ressources proposées par le Ministère révèle ce glissement de l’EMI vers le numérique, oubliant les objets initiaux d’analyse que sont les médias et la pensée critique. Utiliser le numérique devient l’équivalent d’éduquer aux médias dans les textes, or une interprétation possible des enseignants est que le numérique est un outil comme un autre et qu’il n’est pas à analyser comme un média.

18La naissance de l’EMI et la fusion entre l’éducation aux médias avec l’information en France est liée à une réaction suite à des événements d’actualité, même s’il est issu d’un mouvement international plus vaste autour des différentes littératies. Cependant l’importance de l’éducation aux médias dans les discours des ministres présentée « prioritairement comme un outil d’analyse critique des médias » ne se traduit pas forcément dans les pratiques d’enseignement car ils « peinent à s’incarner dans les programmes » (Corroy, Froissart 2018). C’est d’ailleurs ce que déplore Vincent Liquète (Liquète 2018), qui estime que le découpage disciplinaire, les temporalités et les spatialités spécifiques de l’école française freinent l’introduction des cultures de l’information en classe qui pousse l’élève à une certaine autonomie par le biais de l’enseignement de l’incertitude (Cordier, 2012). De plus, la confusion entre éducation aux médias et à l’information (EMI) et éducation au numérique pose question (Schneider, Serres et Stalder 2015) car l’EMI a un objet beaucoup plus large que le seul usage de l’outil numérique en classe. Face à cette distorsion des discours, comme le soulignent Camille Capelle et Soufiane Rouissi, les enseignants « sont pris dans des injonctions paradoxales : d’un côté, ils sont soumis à une injonction sociétale les persuadant de devoir se protéger et protéger les élèves de ces espaces qui menacent leur vie privée ; en même temps, ils ont pour mission d’éduquer les jeunes aux médias et à l’information sur les espaces que les jeunes fréquentent ou qu’ils peuvent être amenés à fréquenter » (Capelle, Rouissi 2018). ‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬

19Cette fusion entre la maitrise de l’information et le numérique interroge quant à la représentation que véhicule le ministère sur ces trois notions que sont l’EMI, le numérique et la maîtrise de l’information. C’est une vision réductrice de ce que peut être la MIL (media and information litteracy) outre-Atlantique. L’outil est omniprésent, mais les enjeux éducatifs ne sont pas clarifiés.

20Dans la seconde partie de cet article nous allons donc interroger les enseignants sur leur rapport au cadre au vu des dernières évolutions, afin de comprendre comment ils se représentent l’EMI, la culture numérique et comment ils ont vécu l’absorption du B2I dans le socle.

Positionnement des enseignants du premier degré concernant le numérique et l’EMI

21Dans le cadre de notre recherche, nous avons confronté les enseignants, lors d’entretiens semi-directifs, à nos observations issues de l’analyse des textes institutionnels concernant la place grandissante du numérique dans l’EMI pour comprendre leur rapport au cadre institutionnel, leur positionnement et leur compréhension des textes. Deux axes ont été abordés avec pour chacun une série de questions précises sur ce qu’ils pensent de la disparition du B2I en tant que dispositif pour apprendre aux élèves à utiliser internet et l’informatique d’une part et de l’intégration du numérique dans le socle d’autre part. Un second axe est consacré à ce qu’ils pensent de l’entrée de l’EMI dans les programmes et comment ils la conçoivent.

L’intégration du numérique à l’école en général

22Ce qui a été le plus surprenant dans les entretiens a été la réaction des enseignants du premier degré quand on leur demandait de réagir sur les nouveaux programmes. Certains ont ri et ont avoué ne plus lire les programmes pour des raisons diverses. Sur 17 enseignants interrogés, 5 déclarent ne pas avoir lu les derniers programmes, et un enseignant déclare mal connaître les aspects relatifs au numérique dans ces programmes.

23Il a été demandé aux enseignants s’ils jugeaient intéressant d’intégrer le numérique à l’école primaire comme proposé dans les programmes. Nous avons dégagé trois tendances issues de leur discours : ils estiment que l’école manque de moyens et les enseignants de formation pour appliquer les nouveaux programmes, que le numérique doit être vu comme un support au service des apprentissages au même titre que les autres et enfin qu’utiliser le numérique en classe est incontournable avec la nouvelle génération d’élèves. La plupart des enseignants constate que le numérique apporte vraiment quelque chose dans leur pratique. Ils sont très enthousiastes face à cette évolution. Cependant, ceux qui ont en charge des classes de maternelle sont plus mitigés sur le numérique, prônant une utilisation raisonnée de l’outil numérique en classe, pour accompagner cette nouvelle génération avec un juste équilibre. En effet, les enseignants sont réticents à inclure le numérique sans réelle réflexion et utilité.

La disparition du B2I et l’intégration du numérique dans toutes les disciplines

24Le B2I (Brevet informatique et internet), lorsqu’il avait été mis en place à l’école primaire, a permis aux enseignants de se pencher sur les questions liées au monde informatique et d’inclure dans leur classe des apprentissages liés à l’utilisation d’Internet. Cependant, le B2I a très vite été obsolète et critiqué car il était surtout basé, à l’école primaire, sur des apprentissages opérationnels et peu sur la transmission d’une culture numérique plus large. Les apprentissages du B2I ont donc été intégrés dans le socle commun et doivent être traités en lien avec d’autres disciplines pour éviter les séances ex-nihilo qui ne sont pas porteuses de sens pour les enfants.

25Certains enseignants sont mitigés face à l’intégration transversale du numérique, car même s’ils reconnaissent que cela donne du sens à l’enseignement, la non spécification de cet apprentissage le fait oublier au profit des autres comme l’explique Mr C après plus de 20 ans d’expérience :

[…] c’est bien parce que c’est comme l’anglais, on peut faire de l’histoire en anglais, on peut faire de l’informatique en faisant des sciences nats ou des choses comme ça. Mais d’un autre côté, de spécifier ça comme matière, ça nous force à le faire. Mr C

26Mr P explique le travail qu’il faisait avec les élèves dans le cadre du B2I, en mettant en place des séances spécifiques pour apprendre aux élèves à manipuler l’outil informatique. Il souligne la difficulté d’une approche transversale avec des élèves qui ne maitrisent pas encore ces outils, car l’ergonomie des classes n’est pas adaptée à ce genre de pratiques. Ce qui est intéressant dans ce que souligne Mr P, c’est que la transversalité des apprentissages et le fait de mêler l’informatique au disciplinaire rendent confus les apprentissages pour les enfants qui n’arrivent pas à conscientiser l’activité qu’ils ont faite du fait qu’ils sont en salle informatique devant des ordinateurs. Même l’enseignant explique qu’il est un peu mal à l’aise avec ce mélange qui reste un peu flou dans la pratique. Il pense que cela est en partie dû à l’organisation de la classe et la lourdeur qu’implique un travail spécifique en salle informatique. D’autres enseignants, quant à eux, ne voient pas vraiment la différence car ils ne savaient déjà pas mettre en place le B2I dans leur classe.

27Même si on sent un regret de la disparition du dispositif B2I, certains enseignants constatent tout de même que cette intégration est logique avec l’évolution de la société et des usages des enfants. Cette idée est renforcée par les enseignants les plus jeunes qui ont connu les cours d’informatique à l’école et qui expliquent que l’intégration du numérique est plus pertinente. Mme AB trouve que cela favorise l’entrée par la pédagogie de projet et donne davantage de sens et de dynamisme aux apprentissages : « je me souviens il y a longtemps il y avait des cours d’informatique : on était sur un ordinateur en dehors de tout projet, ça donnait finalement peu de sens à cette situation-là, donc j’ai l’impression que ça nous permet vraiment de l’utiliser pour mener à bien des projets qu’on a mis en place avec les collègues en classe ». Même si la disparition du B2I comme dispositif spécifique fait craindre la disparition d’apprentissages spécifiques liés à son usage, l’intégration du numérique dans le socle est cependant majoritairement bien accueillie par les enseignants du primaire. Ils constatent que les usages des enfants avaient considérablement évolué ces dernières années, certains enseignants étaient déjà dans cette logique intégrative du numérique dans leur pratique professionnelle. Cette évolution des programmes leur parait somme toute logique et plus porteuse de sens, mais ils rappellent qu’il faut rester vigilants sur la nécessité d’encadrer et expliciter ces usages aux enfants.

L’entrée de l’éducation aux médias et à l’information (EMI) dans les programmes 

28Au fur et à mesure des entretiens, il a été constaté que le sigle EMI étant mal connu, un rappel systématique a été fait pour expliquer que ce sigle faisait référence à l’éducation aux médias et à l’information. Trois tendances se sont dégagées et sont fortement corrélées à l’âge, c’est pourquoi nous avons associé chaque tranche d’âge au sentiment principal qui s’en dégage concernant l’EMI. Les plus âgés semblent assez réticents face à cette entrée, tandis que les moins de 50 ans semblent tout à fait convaincus de l’utilité de ce dispositif. Pour synthétiser le discours des enseignants concernant l’EMI dans les programmes scolaires, on voit clairement que les enseignants les plus jeunes dans la carrière ont une vision plus positive que les plus expérimentés. Les principales résistances viennent du fait que les enseignants ne se sentent pas assez formés pour aborder de telles questions sensibles en classe ou que l’utilisation des médias en classe n’est pas adaptée pour des enfants si jeunes, mais aussi qu’au vu de tout ce qu’on demande à l’école primaire, il est difficile de créer une place pour cet apprentissage sans enlever autre chose. Voici les principaux arguments qui freinent la mise en place de cette éducation : le temps, le manque de formation, la priorité accordée aux apprentissages fondamentaux comme savoir lire, l’équipement, l’inadaptation des médias pour les enfants.

29Cependant aucun ne remet vraiment en question la place de l’EMI dans les programmes, car ils reconnaissent majoritairement qu’il s’agit là d’une question de société qu’on ne peut plus occulter. La plupart des enseignants plus jeunes constatent que les pratiques numériques des enfants sont très présentes et influencent leur comportement à l’école. Il faut donc dès le plus jeune âge le considérer, même si ils restent parfois démunis quant à la façon de faire. Les programmes étant flous, ils ne se sentent pas guidés dans cette mise en place. L’analyse des discours des enseignants sur l’EMI à l’école primaire a permis cependant de dresser un panorama de ce que recouvre ce dispositif.

Figure 2. Représentation de l’éducation aux médias et à l’information chez les enseignants du premier degré

Figure 2. Représentation de l’éducation aux médias et à l’information chez les enseignants du premier degré

30Leurs représentations sont conformes à celles portées dans les textes institutionnels. On constate un fort glissement de l’analyse des médias traditionnels au profit d’une centration sur l’outil numérique et la méthodologie de la recherche d’information.

Conclusion

31Les textes institutionnels et les rapports fixent un cadre pour les enseignants qui porte à confusion concernant la place du numérique et les modalités précises de l’éducation aux médias. Les enseignants les plus anciens expriment une forte lassitude face aux réformes incessantes, jusqu’à inciter certains d’entre eux à se désintéresser du cadre, voire même à ne pas le consulter, faisant confiance ainsi à leur bon sens, leur expérience et leur représentation du rôle qu’ils exercent. Cependant, lorsque l’on reprend avec les enseignants les deux points de réforme concernant le numérique et la mise en place de l’éducation aux médias et à l’information dans le socle, la plupart adhère aux objectifs portés par ce cadre. Beaucoup estiment que les programmes suivent la logique de l’évolution de la société, facilitent leur travail et légitiment finalement des pratiques déjà existantes. Cependant, malgré ce sentiment d’adhésion, il persiste une forte résistance car les enseignants ne se sentent finalement pas assez formés sur ces objets, notamment les plus âgés, et l’équipement des classes semble trop éloigné des objectifs affichés dans les textes. Ce n’est donc pas une posture de rejet du numérique et de l’EMI en soi qui freine leur intégration en classe, car la plupart sont assez enthousiastes sur ce que permet de faire le numérique, mais bien la réalité du terrain. En effet, le ministère propose une politique, mais c’est aux collectivités d’assurer le développement des équipements avec leur budget propre, ce qui entraine beaucoup d’inégalités dans les territoires en fonction des politiques locales. Seuls les plus jeunes, formés à l’ESPE se sentent capables de mettre en place ces enseignements et ne les remettent absolument pas en question.

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Bibliographie

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Table des illustrations

Titre Figure 1. Représentation de la périodicité du corpus et du vocabulaire marquant pour chaque période concernant l’EMI et le numérique
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Titre Figure 2. Représentation de l’éducation aux médias et à l’information chez les enseignants du premier degré
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Pour citer cet article

Référence électronique

Julie Pascau, « L’évolution de l’EMI face au numérique et positionnement des enseignants »Revue française des sciences de l’information et de la communication [En ligne], 22 | 2021, mis en ligne le 01 mai 2021, consulté le 24 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rfsic/10989 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rfsic.10989

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Auteur

Julie Pascau

Julie Pascau est professeure certifiée en documentation à l’Université de Bordeaux et doctorante en sciences de l’information et de la communication au sein du laboratoire MICA de l’Université Bordeaux Montaigne. jpascau@u-bordeaux.fr

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