1Le point de vue de Ghislain Leroy est annoncé dès le titre de son ouvrage : « L’école maternelle de la performance enfantine ». La synthèse de ses travaux sur la maternelle est l’occasion d’offrir au lecteur une vision panoramique des recherches sociologiques sur ce terrain, à la croisée de la sociologie de l’éducation, de la sociologie de l’enfance et de la sociologie des enfants. Ces deux dernières perspectives sont trop souvent opposées, voire s’ignorent mutuellement dans les publications respectives des chercheurs de ces champs. L’intérêt principal du livre de Ghislain Leroy est de montrer combien il est possible de mener une sociologie de la maternelle qui s’attache à l’analyse de l’évolution des représentations sociales de l’enfance et de sa socialisation tout en tenant compte des inégalités socio-scolaires des élèves et des conditions contemporaines d’exercice du métier de professeur des écoles. Cette perspective très stimulante est resituée dans la tradition des premiers travaux de sociologie sur la maternelle, avec l’objectif de « réactiver les questionnements sociologiques fondateurs des décennies 1970 et 1980 pour les appliquer à l’école maternelle contemporaine, partant du constat que de nombreuses évolutions sociales ont eu lieu depuis » (p. 18). Chamboredon et Prévot (1973), Plaisance (1986) et Dannepond (1979) ont ainsi montré combien l’organisation de l’école maternelle est dominée par des représentations sociales ancrées dans des pédagogies non directives ainsi que dans une valorisation de l’expression et de la psychologie. Les pratiques d’enseignement qui en découlent sont plus favorables aux enfants de classes moyennes ou supérieures qui sont déjà familiarisés à ces approches dans leur milieu d’origine. Ghislain Leroy reprend plusieurs recherches menées sur le terrain de l’école maternelle, croisant différentes méthodologies : analyses du curriculum formel (prescriptions officielles concernant les programmes de l’école maternelle depuis 1970), analyse des rapports d’inspection (qui permettent de resituer l’évaluation institutionnelle des pratiques pédagogiques), entretiens avec les professionnels des écoles, observations des pratiques ordinaires en classe (illustrées dans le livre par des photographies). L’objectif de cette synthèse est d’interroger sociologiquement l’école maternelle contemporaine autour de deux questions principales. Quelles représentations de l’enfant orientent les actions adultes envers les enfants ? Quels sont les effets socialement différenciateurs de ces évolutions ?
2Le chapitre 1 s’attache à retracer l’évolution du curriculum formel de l’école maternelle de 1977 à 2008. Si l’approche psycho-affective et libertaire dominante dans les familles des classes moyennes et supérieures se perçoit dans les programmes de 1977, la contrainte scolaire réapparaît dans les textes de 1986 avec l’objectif de transformer l’enfant en élève, dans un contexte critique à l’égard de la pédagogie nouvelle et d’injonction à l’efficacité enseignante.
3Le chapitre 2 souligne le caractère scolaire des pratiques contemporaines à la maternelle : les apprentissages fondamentaux (écriture, lecture, mathématiques) sont présents dans les pratiques des professeurs des écoles au-delà des exigences prescriptives. Ainsi, même les moments de regroupement ou d’atelier peuvent être considérés comme des avatars contemporains de la forme scolaire.
4Le chapitre 3 questionne l’influence de l’éducation nouvelle dans l’enseignement : si la maternelle a été historiquement un terrain propice au développement des pédagogies nouvelles, l’analyse des pratiques réelles des professeurs des écoles montre un certain attachement à la contrainte éducative, une normalisation scolaire et une baisse des représentations de l’enfant propres aux thématiques de l’éducation nouvelle. L’auteur en conclut que les pédagogies nouvelles ne sont présentes à l’école maternelle qu’en qualité de « supplément d’âme » mais qu’elles n’inspirent pas fondamentalement les pratiques enseignantes actuelles.
5Le chapitre 4 revisite de manière très intéressante la question de la socialisation du corps et des émotions de l’enfant à l’école maternelle. Les travaux des historiens soulignent combien les soins apportés au corps de l’enfant avaient une forte légitimité au xixe siècle, dans une époque qui prend conscience de l’importance de l’hygiène pour la santé et qui valorise davantage la relation affective notamment maternelle à l’égard de l’enfant. Les rapports de soins hygiéniques et affectifs au corps de l’enfant, d’abord prodigués dans les salles d’asile puis à l’école sont restés importants à la maternelle jusque dans les années 1970 avec une inflexion notable dès les années 1950 du fait de l’amélioration des conditions sanitaires de la population ainsi que de l’évolution des représentations de la maternité et du rapport à l’enfance influencés par les approches psychologiques. À partir des années 1980, la distanciation affective et corporelle vis-à-vis de l’enfant s’affirme encore davantage en maternelle, avec une injonction dans le curriculum formel à former un élève performant dans les apprentissages, mais également autonome dans la gestion de ses soins.
6Dans le chapitre 5, Ghislain Leroy questionne les effets des pratiques contemporaines de l’école maternelle en termes d’inégalités socio-scolaires : l’insistance sur une approche scolarisante est plus favorable aux élèves qui possèdent des dispositions scolaires développées dans leur milieu d’origine (par exemple une certaine autonomie propice au travail par ateliers), avec pour conséquence une mise à l’écart des plus faibles.
7Enfin le chapitre 6 s’intéresse à l’engouement pour la pédagogie Montessori dans l’école maternelle française. Cette tendance s’explique selon l’auteur en partie par le malaise que ressentent certains professeurs des écoles face à l’injonction des programmes de 2015 qui insistent à nouveau sur les dimensions psycho-affectives à travers des thématiques devenues à la mode telles que la « bienveillance », la « bientraitance » ou le « travail sur les émotions ». Cependant, Ghislain Leroy montre combien dans les pratiques enseignantes la représentation sociale dominante de l’élève valorise la préparation à l’école élémentaire, notamment par la phonologie et les mathématiques avec une insistance sur une approche visant la performance scolaire. Au final, on peut se demander si des pratiques pédagogiques inspirées de la méthode Montessori n’ont pas un effet encore plus inégalitaire socialement, dans la mesure où elles insistent sur l’autonomie et sur la performance dans les résultats scolaires, quitte à mobiliser la thématique de l’adaptation au rythme personnel au service d’une logique élitiste.
8Au terme de la lecture de cet ouvrage, plusieurs questions pourraient être posées à l’auteur pour alimenter la réflexion sociologique sur les pratiques pédagogiques françaises de l’école maternelle contemporaine : le travail, les apprentissages, l’autonomie n’étaient-ils pas déjà au cœur des pédagogies nouvelles (notamment dans la pédagogie Montessori), si bien qu’il faudrait interroger davantage l’évolution de l’utilisation de l’école comme instance de légitimation d’un niveau (diplôme) permettant d’accéder ensuite à un emploi, ce qui conduit à une manière différente de percevoir l’effort scolaire demandé à l’élève ? Par ailleurs, peut-on vraiment parler d’un style « pur » de pédagogie qui serait identique quels que soient les époques, les choix enseignants de pratiques et leurs réajustements en fonction des situations de classe et des publics ? Ces questionnements n’enlèvent rien bien sûr à la qualité du livre de Ghislain Leroy qui nous semble être une contribution majeure dans le champ de la recherche sociologique sur la maternelle. L’ouvrage intéressera à ce titre autant les chercheurs que les étudiants qui souhaitent devenir enseignants ou les professionnels de la petite enfance déjà en poste.