1Quel rapport y-a-t-il entre une photo du groupe de rock Tokio Hotel sur le blog d’une collégienne et une feuille de calcul d’un tableur-grapheur comme Excel ? Quel point commun entre le fait de discuter avec dix amis simultanément via le logiciel de messagerie instantanée MSN, et celui de simuler par ordinateur la chute d’un corps en cours de science physique ?
2La nécessité pour le système éducatif de se poser la question des compétences techniques nécessaires aux usages de futurs citoyens s’inscrit dans le contexte de la transformation du rôle culturel de l’école avec la massification scolaire : l’école a perdu une partie de son rôle d’instance de légitimation culturelle, au profit des médias et de la société des pairs (Coulangeon, 2007 ; Pasquier, 2005). Nous désignons par le terme de culture numérique (Proulx, 2002), l’ensemble de valeurs, de connaissances et de pratiques qui impliquent l’usage d’outils informatisés, notamment les pratiques de consommation médiatique et culturelle, de communication et d’expression de soi. La culture numérique des élèves, ses outils (blogs, messagerie instantanée, etc.), son langage (le plus souvent sous forme abrégée), etc. sont construits en dehors de l’école. La question du rapport entre cette culture numérique des élèves et l’école se trouve au point de rencontre de deux tendances : d’une part l’émergence de cette culture numérique des jeunes (Donnat & Lévy, 2007), et d’autre part la pression institutionnelle, sociale ou marchande qui s’exerce pour que l’école intègre les technologies de l’information et de la communication (TIC). L’émergence de cette culture numérique construite largement hors des murs de l’école, pose à l’institution scolaire la question des rapports qui peuvent exister entre la culture numérique des élèves et celle, distincte, construite dans l’institution scolaire.
3Les TIC sont présentes dans l’univers scolaire, en tant qu’objet d’apprentissage ou qu’outil dans certaines disciplines. Quel rôle joue l’école dans la formation de la culture numérique des élèves ? Comment l’école tire-t-elle parti de ce qui est appris en dehors de ses murs ? Ces questions sont peu abordées par les sociologues et par les recherches en science de l’éducation : pour les premiers, les pratiques numériques des adolescents semblent propres au monde juvénile, extra-scolaires, voire a-scolaires ; les secondes se centrent sur les usages scolaires et la place des TIC dans l’éducation.
- 1 Dans le cadre d’une thèse en Sciences de l’Éducation, ENS Cachan et Orange Labs (Fluckiger, 2007a).
4Certains discours sur la « génération Internet » esquissent une opposition un peu rapide entre d’une part des élèves présentés comme un groupe homogène et compétent, et d’autre part une institution scolaire qui peine à intégrer les technologies informatiques et à reconnaître les compétences des élèves. Afin d’analyser les rapports entre la culture numérique des élèves et l’école, nous présenterons les pratiques numériques scolaires et personnelles des élèves d’un collège de région parisienne (âgés de onze à seize ans). Notre réflexion s’appuie sur une recherche menée pendant trois ans 1qui combine entretiens, analyse des traces numériques d’activité et observations directes dans des univers sociaux hétérogènes, en classe, au centre de documentation et d’information (CDI), dans la cour de récréation du collège et dans un centre social voisin. Nous analyserons ensuite quelques obstacles aux transferts entre ces univers d’usage, en soulignant notamment le caractère limité et contextualisé des compétences techniques des élèves, ainsi que l’hétérogénéité de l’organisation de l’activité, y compris lorsque les outils utilisés sont identiques.
5Les travaux sur l’intégration scolaire des TIC soulignent les difficultés de l’intégration scolaire des TIC (Baron et al., 2000). Une première manière de les caractériser est de décrire le système de contraintes qui pèse sur les usages scolaires et personnels des élèves.
- 2 Circulaire n°2005-135 du 9-9-2005.
- 3 BO n°29 du 20-07-2006.
6Considérant que « tout citoyen est aujourd’hui concerné par l’usage désormais banalisé d’outils informatiques » 2, les discours institutionnels affichent la volonté que l’école dispense aux futurs citoyens une formation permettant une « utilisation raisonnée » des TIC. En l’absence d’une discipline prenant en charge les enseignements informatiques (Baron, 1987 ; Baron & Bruillard, 1996), la place des TIC à l’école oscille entre outil pédagogique, nouveau domaine d’enseignement et ensemble d’instruments disciplinaires (Baron & Bruillard, 2001). En dehors des quelques usages disciplinaires comme l’expérimentation assistée par ordinateur, les TIC sont présentes dans le curriculum formel en technologie et en documentation, ainsi qu’à travers le Brevet informatique et Internet (B2i) 3. Obligatoire depuis la rentrée 2006, il spécifie un ensemble de compétences et capacités exigibles à la fin du collège.
7Au-delà des prescriptions officielles, l’observation des usages effectifs dans le collège étudié montre que les usages sont rares : « en technologie, c’est tout. Peut-être au CDI, mais j’y vais pas trop au CDI » (Gaëlle, 5e) ; « en technologie, quand même on l’a utilisé pas mal […] mais dans les autres matières euh… » (Ulysse, 6e). La « salle multimédia » est peu fréquentée, au point que certains élèves n’en connaissent pas l’existence. L’accès à Internet depuis les ordinateurs situés au CDI n’est permis qu’aux élèves pouvant justifier d’un travail scolaire. Cette faiblesse des usages scolaires est loin d’être exceptionnelle : selon l’enquête Mediappro (2006), 65 % des jeunes français déclarent ne jamais utiliser Internet à l’école.
8Les usages scolaires contrastent fortement avec les usages personnels des élèves. Les données quantitatives indiquent chez les adolescents de très forts taux d’équipement et d’usage (Donnat & Lévy, 2007 ; Gire et al., 2008 ; Martin, 2008). Les jeunes sont davantage équipés en ordinateurs et connectés à Internet que le reste de la population, ces chiffres reflétant la pression exercée par les enfants sur les parents et la volonté de ces derniers d’inscrire leurs enfants dans la modernité (Le Douarin, 2007). Plus équipés, les enfants et adolescents sont également des utilisateurs plus intensifs du Web, de la messagerie instantanée, des blogs ou du téléchargement de contenus multimédia (Martin, 2008). C’est ainsi que l’on parle d’une « génération Internet » (Médiamétrie, 2005), ou d’une « culture de l’écran » (Jouet & Pasquier, 1999) pour désigner la culture propre aux jeunes générations. Celle-ci présente certes d’importantes disparités suivant le genre ou l’origine sociale mais elle se distingue nettement de celle des générations précédentes.
9Ces données témoignent en réalité de deux caractéristiques distinctes des usages numériques des adolescents. D’une part, elles reflètent le rôle joué par les nouvelles technologies dans les pratiques culturelles des adolescents et dans la consommation de produits culturels. D’autre part, elles mettent en lumière le fait que l’usage des TIC fait désormais partie intégrante de la culture juvénile, et que les nouvelles formes de communication interpersonnelle ou d’expression de soi sur le Web participent de la définition même de ce qu’est la culture juvénile actuelle. Les nouvelles formes de communication interpersonnelle et d’expression de son individualité sur Internet, comme les blogs, modifient en effet radicalement à la fois la frontière entre intime et public, la manière de se définir comme adolescent, ainsi que les formes de médiation parentale dans la constitution d’une sociabilité adolescente. Ces nouvelles pratiques, facilitant la constitution d’un entre-soi adolescent, concourent à la redéfinition de formes culturelles propres aux adolescents actuels.
10Lors du passage à l’adolescence, les jeunes voient en effet leur univers de goût se séparer de celui de leur famille et substituent peu à peu à l’appartenance familiale celle au groupe de pairs (De Singly, 2006). Cette évolution s’accompagne de formes de sociabilité particulières et d’une adhésion très forte à la culture juvénile, qui vont de pair avec des usages spécifiquement adolescents des TIC. Les outils de communication comme la messagerie instantanée ou les blogs permettent aux adolescents de poursuivre à domicile les relations avec leurs amis, camarades de classe ou copains du quartier, en échappant, ne serait-ce que partiellement, à la surveillance familiale (Pasquier, 2005). La sociabilité des adolescents se prolonge au sein même de la famille par des échanges brefs mais fréquents, en « mode connecté » (Licoppe, 2002), le contenu de l’échange important finalement moins que le fait de manifester le lien social. En donnant le sentiment d’une autonomie relationnelle accrue, ces outils de communication s’inscrivent dans le processus de construction identitaire des adolescents (Metton, 2004).
11Le passage progressif du chat à la messagerie instantanée (Pasquier, 2005) ou l’adoption des blogs (Fluckiger, 2006), constituent autant de signes visibles qui reflètent le passage à l’adolescence. L’injonction à créer son propre blog et à le partager relève en partie de la « tyrannie de la majorité » que Pasquier (2005) décrit chez les lycéens, et qui pèse sur les adolescents. Thomas (3e) en témoigne, expliquant qu’il ne voulait pas faire de blog, mais il a fini par en faire un : « moi au début je voulais pas en faire, mais j’ai vu que tout le monde s’en est fait un, alors j’ai voulu faire comme eux, j’en ai fait un, et ça m’a plu ». Lisa (3e) exprime un sentiment d’anormalité du fait de l’abandon de son blog : « ça devrait me convenir, mais ça me convient pas ».
12L’usage des TIC permet ainsi de s’affirmer dans le monde juvénile, de tenir son rang (Metton, 2006). Un ordinateur récent et connecté à Internet, un compte de messagerie ou un blog constituent des marqueurs de son identité adolescente, au même titre que le téléphone portable, les habits de marque, ou le poster dans la chambre. Les pratiques numériques sont un moyen d’affirmer à la fois son affiliation au groupe de pairs et une appartenance aux cultures « jeunes », à l’instar des pratiques télévisuelles (Pasquier, 1995) ou radiophoniques (Glévarec, 2003). Se développe ainsi une culture numérique des élèves dans laquelle la popularité se mesure au nombre de commentaires sur son blog et les contenus numériques sont accessibles gratuitement. Certaines croyances partagées, fondées ou non, participent de cette culture, comme le fait que « mythos » et « pervers » fréquentent les chats ou que défragmenter le disque dur de l’ordinateur est la solution générique à toute panne. Cette culture est bien distincte de celle qui se construit à l’école.
13Bien qu’elles relèvent d’un autre système de contraintes que celui de la famille ou de l’école, les TIC sont perçues comme émancipatrices par les jeunes qui peuvent accéder à des contenus numériques sans passer par les médiations parentales habituelles, ou entretenir grâce aux outils de communication numérique une sociabilité de pairs au sein même du domicile familial. Cette dimension émancipatrice est absente des usages scolaires, qui sont nécessairement sous contrainte : le collège instaure un cadre normatif strict, allant de l’interdiction des téléphones portables à la limitation stricte de l’accès à Internet au CDI.
14Ces restrictions visent à limiter les abus, possibles ou effectifs. Les blogs concentrent sur eux une partie des craintes exprimées par les responsables de l’établissement étudié, à la suite de l’apparition de blogs d’élèves comportant des photographies et des commentaires injurieux à l’égard d’enseignants. Mais d’autres craintes sont exprimées : les enseignants qui ont la charge du matériel informatique accessible aux élèves évoquent le risque de virus ou l’accès possible à des sites, violents, pornographiques ou racistes.
15Ces craintes ne sont cependant pas seules en cause : pas davantage que pour le langage ou l’écrit (Lahire, 1993) une certaine coupure entre les formes scolaires et personnelles n’est évitable. L’enseignement des TIC est marqué par des contraintes temporelles, et une planification de l’activité d’apprentissage : les activités numériques scolaires doivent être insérées dans un rapport pédagogique, des formes d’évaluation, etc.
16Ce décalage entre des usages personnels importants, vécus comme partie intégrante du processus d’autonomisation, et des usages scolaires rares et contraints s’exprime dans le fait que l’école peine à jouer un rôle dans la légitimation des pratiques culturelles numériques. Que les élèves aillent préférentiellement chercher leurs référents culturels dans la culture populaire et médiatique ne signifie pas pour autant que l’école soit absente du processus de légitimation des pratiques numériques. Les élèves souhaitent un apprentissage scolaire. Certes, ceci tient au caractère ludique des pratiques personnelles, l’usage des TIC en classe renvoyant davantage aux loisirs qu’au travail scolaire : « c’est cool… au moins ça nous évite de travailler comme des fous… on réfléchit sur l’ordinateur, en même temps on s’amuse » (Rafik, 5e). Mais cette appétence pour un apprentissage scolaire tient également au sentiment assez partagé de ne maîtriser qu’un minuscule territoire fonctionnel et à la volonté d’apprendre au-delà de ce que permettent les apprentissages intra-générationnels : « on connaît pas assez, on va que dans les trucs pour parler et tout, mais c’est vrai que ce serait bien de connaître, écrire des lettres ou envoyer des messages » (Alex, 5e). De leur côté, les enseignants étudiés, loin de se sentir démunis face aux élèves, notent leurs difficultés et expriment la nécessité d’un apprentissage : « petit à petit on découvre que même en cliquant sur la souris ils ont un peu du mal » (enseignant de technologie) ; « ils n’ont pas vraiment la technique de mise en page, ils savent pas bien se servir d’un traitement de texte » (enseignante documentaliste).
17L’hétérogénéité entre les élèves dans les usages des TIC est notamment produite par la capacité de certains parents à transmettre des usages plus proches des usages scolaires et de la culture de l’écrit : « Ma mère m’a appris à utiliser les tableurs-grapheurs, etc. […] C’est basique ce que je fais hein… en général c’est simple. Ma mère m’a montré comment faire des jolis titres, alors depuis, je fais comme ça » (Lisa, 3e). La valorisation par l’école des seules formes de production écrites rend délicat, pour de nombreux élèves, le réinvestissement scolaire des savoir-faire acquis par ailleurs. Même ceux qui investissent les TIC d’un rôle dans leur ascension sociale (« je veux pas faire électricien ou pâtissier, en lycée professionnel c’est que ça qu’ils proposent, ça m’intéresse pas. Mais informaticien, ouais, ça c’est intéressant » Lucas, 3e) peinent à traduire cette volonté par des pratiques différentes, reconnues scolairement.
- 4 Rabardel (1995). Vergnaud (1991) désigne par schème « l’organisation invariante de la conduite pour (...)
18On pourrait penser que du fait de la présence des ordinateurs à la fois à l’école et dans les pratiques personnelles des élèves, les compétences acquises en dehors de l’école peuvent être disponibles pour les activités scolaires. Or ces transferts s’avèrent délicats. Nous soulignerons tout particulièrement le fait que les compétences techniques des élèves se limitent le plus souvent à des savoir-faire peu explicitables et qu’il est possible de repérer l’existence de schèmes d’utilisation 4hétérogènes, même dans le cas d’outils similaires.
19L’obstacle fondamental à l’intégration scolaire des savoir-faire des élèves tient au caractère limité et local des compétences techniques développées par les élèves dans leurs pratiques personnelles : l’usage ne suffit pas au développement de compétences techniques nécessaires à une « utilisation raisonnée ». Certes, l’inscription dans la culture juvénile nécessite une certaine maîtrise technique des outils. Cela ne signifie pas seulement que le fait de manipuler un artefact suppose un minimum de savoir-faire mais, plus fondamentalement, que la capacité de commenter un blog, d’envoyer un fichier grâce au logiciel de messagerie instantanée MSN ou de mettre une chanson sur son lecteur MP3 est perçue comme un attribut spécifiquement adolescent. Les « petits », qui ne savent pas encore se servir de ces outils, ou les adultes qui ne les utilisent pas, sont vus comme étrangers à cette culture des jeunes. Il est de ce fait primordial pour ne pas être jugé « hors du coup », d’afficher une certaine maîtrise, et ceux qui sont contraints de demander de l’aide à leurs amis encourent leurs sarcasmes. Cette nécessité d’afficher une maitrise technique se renforce avec l’âge et Lucas (3e) avoue en entretien qu’il n’a pas réussi à créer un blog, alors qu’il affirme à ses amis qu’il en avait un, mais l’a abandonné.
- 5 À l’exception notable de quelques collégiens, fortement dotés en capital informatique familial (Flu (...)
- 6 Cette méconnaissance n’est étonnante qu’au regard des représentations sociales d’adolescents hyper- (...)
20En effet, la facilité apparente avec laquelle les adolescents manipulent blogs ou MSN est trompeuse et masque en réalité l’ampleur du déficit de compréhension des mécanismes informatiques en jeu 5. Certains élèves, utilisateurs quotidiens d’Internet, peuvent faire preuve d’une grande méconnaissance de ce qu’il recouvre et de la manière dont il fonctionne 6. Lucas pense par exemple qu’il est nécessaire d’avoir plusieurs abonnements à Internet pour accéder à toutes les pages Web, car les moteurs de recherche proposés sur les différents portails ne proposent pas la même liste de sites. Quand son amie lui dit que MSN est gratuit, Delphine (4e) comprend qu’elle peut arrêter la connexion à Internet lorsqu’elle l’utilise. Ce genre d’incompréhension est davantage repérable dans les discours que dans les pratiques observées, justement parce que les adolescents se cantonnent le plus souvent à ce qu’ils savent déjà faire, et renoncent rapidement quand un problème survient.
21À défaut de comprendre ce qui se passe, les adolescents apprennent en effet à composer avec ce qui fonctionne mal. Marie, 4e sait par exemple que pour se connecter à Internet « j’ai un petit carré, qui passe du rouge au jaune, du jaune au vert, du vert au bleu, et quand c’est au bleu ça veut dire que c’est censé être au maximal et que je peux aller sur Internet », sans pour autant comprendre ce que signifie ce carré, pourquoi il faut attendre qu’il « passe au bleu », ni ce qui est alors « maximal ».
22Ce déficit de compréhension et de conceptualisation va de pair avec la très faible verbalisation des pratiques (Normand & Bruillard, 2001) : les élèves ne savent le plus souvent nommer ni leurs actions, ni les objets qu’ils manipulent pourtant aisément. Pour désigner le bouton « Ouvrir » de la barre des tâches, Sinda (5e) explique : « tu fais l’enveloppe, là, bizarre, jaune ». Pour expliquer comment lire de la musique sur son ordinateur, Farid (5e) doit décrire une suite d’opération et d’évènements : « Je mets le CD, et après il me met « est-ce que vous voulez lire ou non », tu cliques sur oui, et après il le lit. Il te met tous les titres, et tu choisis la chanson. Ah oui, et puis quand tu le mets, il y a une barre, et il faut attendre que la barre soit finie pour pouvoir lire les chansons ». Le fait de devoir recourir au geste ou à la description d’une suite de gestes pour décrire leurs pratiques dénote chez les jeunes une faible compréhension des processus informatiques sous-jacents et qui sont masqués dans les interfaces actuelles, lesquelles donnent l’illusion d’une action directe sur les objets informatiques. La simple utilisation, même fréquente, consistant en la manipulation de ces interfaces, ne semble pas suffire à la construction d’une réelle compréhension du fonctionnement interne de l’ordinateur (Baron & Bruillard, 2001).
23Le décalage est grand entre la virtuosité dans la manipulation de certaines applications (la gestion de plusieurs conversations écrites simultanées par exemple) et la faible autonomie pour tout ce qui sort de l’ordinaire. Dans l’apprentissage de la manipulation d’outils logiciels, savoirs explicites et règles formalisées tiennent moins de place que l’incorporation de schèmes d’utilisation (Rabardel, 1995) et d’un sens pratique (Bourdieu, 1980) largement tacite (Lelong, 2002). Ainsi, les compétences techniques restent le plus souvent limitées à celles qui s’avèrent nécessaires dans les usages quotidiens. Mais la création d’un compte utilisateur en ligne, qui comprend plusieurs étapes, requiert souvent l’aide des parents ou d’un aîné. Ces compétences sont locales, font peu appel à l’explicitation et à la conceptualisation, rendant délicats les transferts dans d’autres contextes.
24Les usages familiers conduisent pourtant à certains apprentissages. Mais l’évolution de l’informatique grand public conduit à une simplification et une standardisation des interfaces, qui fait qu’une simple acculturation permet aux adolescents de faire face à la plupart des situations quotidiennes. En revanche, la même évolution conduit à une complexification croissante des formats de communication numériques qui nécessite des compétences spécifiques. Ce sont ces compétences relationnelles qui sont avant tout incorporées par les adolescents.
25Ainsi, pour ajouter un commentaire sur un blog ou dialoguer par écrit avec plusieurs correspondants, encore faut-il apprendre comment intervenir dans ces univers et comment s’y comporter. Certains formats relationnels ne sont pas admis sur certains outils, et un message consacré aux violences urbaines sur le blog de Frédéric (3e) ne recueille que très peu de commentaires, et suscite une incompréhension de ses amis : « ça a rien à voir dans son blog, je trouve, parce qu’un blog c’est pas fait pour parler de ça », tranche Lucas. Les pratiques liées à l’entretien de la sociabilité se distribuent sur divers instruments, MSN, téléphone portable, blogs, qui se complètent et s’entrelacent : le jour de son anniversaire, Amina (4e) écrit à ses contacts via MSN : « appelez-moi sur mon phone, aujourd’hui c mon anniversaire ». Jongler avec ces dispositifs, choisir l’un où l’autre en fonction de la nature du message ou du lien avec le correspondant, tout cela suppose des compétences interactionnelles spécifiques, participant d’un savoir être social, partie intégrante de la culture juvénile.
26La maîtrise des normes et codes qui gouvernent les échanges et pratiques culturelles numériques nécessite un apprentissage. Ainsi, l’observation d’adolescents utilisant le chat offre un spectacle surprenant : ils peuvent jongler avec une dizaine de conversations simultanées, tout en naviguant sur plusieurs sites Web en parallèle. Ils peuvent ainsi reprendre avec naturel une conversation interrompue depuis de longues minutes ou, au contraire, se lancer dans une interaction extrêmement intense pendant quelques minutes avec l’un de leurs correspondants. Cependant, l’aisance à manipuler cet outil rend difficilement soupçonnables les difficultés d’appropriation qu’avouent les adolescents eux-mêmes : « comme on n’est pas en face de la personne, quand on dit quelque chose on sait pas sur le ton que la personne le dit, donc on peut le prendre de différentes manières, donc on peut s’imaginer n’importe quoi » (Laurie, 4e). Décoder le ton, l’humeur du correspondant n’est pas toujours aisé, et certainement pas « intuitif » pour les jeunes, même s’ils finissent par savoir en décrypter les indices.
27Écrire rapidement n’est pas chose aisée et plusieurs jeunes font état des difficultés liées à la rapidité des échanges : « quand on a un truc long à dire, […] et que la personne elle te dit « quoi ? j’ai pas compris. »…. moi j’ai déjà été obligée de tout refaire, tu lui fais ouais, je te dirai plus tard » (Ilham, 4e). Ces adolescents, que l’on décrit volontiers comme « branchés » ou « communicants », avouent également des difficultés à gérer cette multitude de conversations médiatisées simultanées : « c’est trop chaud… quand tout le monde communique en même temps » (Samia, 3e). Elle dit mener une dizaine de conversations simultanées, mais « ceux qui parlent pas je bloque, ou ceux qui parlent trop, je bloque ». Il faut en effet s’engager dans l’interaction avec la bonne intensité, sans « parler pour ne rien dire ». L’apprentissage est ici technique, puisqu’il faut apprendre à repérer les différentes fenêtres dans lesquelles se développe la conversation, à naviguer de l’une à l’autre, il est également communicationnel et langagier, puisqu’il faut rapidement reprendre place dans une conversation interrompue, repérer les tours de parole, n’être ni muet ni trop bavard, etc. Il faut aussi accepter que l’autre soit lui-aussi engagé dans des activités multiples et que la faible intensité des interactions que l’on repère parfois n’est pas due à un désintérêt de l’interlocuteur. Cette « présence fragmentaire » (Velkovska, 2002), propre aux chat et à la messagerie instantanée, ainsi que tous les codes de la conversation écrite synchrone, comme celui des ajustements nécessaires à l’entrée en conversation (Denouël, 2008), nécessitent un apprentissage spécifique.
28L’emploi de formes abrégées d’expression écrite, que l’on retrouve sur les différents supports communicationnels textuels, des téléphones mobiles aux ordinateurs, donne à voir ces compétences relationnelles. En effet, le langage SMS, qui est la norme pour ces échanges écrits, nécessite un apprentissage qui ne peut se faire qu’au sein du groupe de pairs. Le chat peut permettre d’expérimenter sans risques, hors du regard des amis (la connexion étant anonyme), les formats relationnels propres aux communications écrites instantanées. On s’y initie à la rapidité des échanges synchrones écrits, au maniement des acronymes couramment employés (« mdr », « lol » signifiant l’hilarité, etc. (Frias, 2005).
29La maîtrise des formats interactionnels n’est d’ailleurs pas uniformément distribuée et les jeunes d’origine populaire, qui sont statistiquement plus nombreux à utiliser le chat, s’y montrent plus virtuoses. Comme la maîtrise du verlan (Lepoutre, 2001), celle des codes de communication écrite sur les blogs, les chats ou la messagerie instantanée est vécue par les jeunes d’origine populaire comme une performance sociale.
30Or ces compétences spécifiques que développent les adolescents ne peuvent être réinvesties au sein du système scolaire.
31Si les compétences développées dans l’école et en dehors diffèrent, c’est aussi parce que les outils utilisés ne sont pas toujours les mêmes. Le cas de l’enseignement du tableur-grapheur en technologie, en classe de cinquième, illustre ce décalage : les usages domestiques de cet outil sont rares (« chez toi tu vas faire quoi avec ça ? tu vas pas te dire euh… combien de meubles chez moi » (Yanis, 5e) alors que cet outil apparaît dans les programmes de technologie, de mathématique et dans le B2i (Blondel & Bruillard, 2007). L’enseignement de cet outil constitue donc une importante rupture avec la culture numérique des élèves et contribue à la construction d’une culture numérique scolaire propre.
32Pas de théorie du tableur-grapheur : dans son enseignement, l’accent est mis sur la pratique. Dès la première séance de cours, après une brève présentation du logiciel Excel et quelques éléments de vocabulaire (cellule, barre de menu, etc.), les élèves doivent utiliser le logiciel pour remplir un tableau préparé par l’enseignant. Pour cela, l’élève dispose d’instructions très précises, laissant peu de place à des initiatives personnelles. Par exemple, la sélection d’une ligne du tableau est demandée par une description des gestes à effectuer : « sans relâcher le bouton de la souris, cliquer sur la cellule A8 et déplacer la jusqu’à la cellule E8, puis relâcher le bouton de la souris ». Si l’activité pratique se distingue des activités personnelles, c’est surtout par la verbalisation, rendue possible par les instructions écrites et la présence de l’enseignant, qui nomme actions et objets.
- 7 Il s’agit d’une opération destinée à accélérer la frappe au clavier : le logiciel complète automati (...)
33La confrontation des élèves avec une activité imposée par l’institution scolaire, située hors du territoire habituellement exploré dans les usages quotidiens, permet d’avoir une idée des limites des compétences informelles, qui vont de pair avec la diversité limitée des situations rencontrées. L’existence des schèmes construits dans l’activité devient manifeste quand ils se trouvent pris en défaut, par exemple, quand un élève n’a pas enchaîné deux clics de souris suffisamment rapidement, et qu’il attend, interloqué, que quelque chose se passe, ou quand le logiciel réagit de manière inattendue compte tenu de l’expérience antérieure. Ainsi, une élève découvre la complétion automatique 7dans les cellules du document Excel : « Sinda doit écrire « souris en panne » dans la cellule A8. La cellule A7 contient « souris OK ». Elle tape le mot « souris », relève les yeux et voit affiché « souris OK » étonnée, elle reste deux secondes interloquée. Elle clique sur la cellule. Le curseur disparaît. Elle essaie de taper, mais la cellule n’est plus la cellule active » (Journal de terrain, décembre 2004).
34Dans l’usage de ce logiciel, certaines habiletés comme l’usage de la souris ou l’utilisation des menus déroulants sont nécessaires aux élèves, mais, on le voit, même l’usage du clavier se révèle problématique quand les schèmes d’utilisation se trouvent confrontés à une réaction inattendue du logiciel. En retour, ce ne sont pas les compétences spécifiques au tableur qui pourront être réinvesties par les élèves en dehors du contexte scolaire. En revanche, les séances de cours sont l’occasion pour l’enseignant d’utiliser un vocabulaire informatique parfois mal connu des élèves (serveur, réseau, anti-virus…) ou d’expliquer des procédures sous-jacentes (« il est en train de lancer un programme qui s’appelle Microsoft Windows 98, et ce programme ça permet… » etc.). Le cours, bien que portant sur un outil extérieur à la culture numérique des élèves, est donc l’occasion d’enrichir cette culture et de donner aux élèves des clés pour comprendre l’univers numérique. C’est d’ailleurs bien ainsi que les élèves le perçoivent : « c’est pas juste pour le tableau-grapheur, c’est un exemple… c’est pour apprendre à taper et tout ça » (Yanis, 5e).
35Si les outils manipulés à l’école sont parfois totalement absents des pratiques juvéniles ordinaires, la navigation sur le Web est en revanche à la fois omniprésente dans les pratiques ordinaires des élèves, par la consultation de sites Web ou de blogs, et présente à l’école. Certains enseignants demandent des travaux de recherche sur Internet dans leur discipline et la recherche documentaire est enseignée par les enseignants documentalistes. Cette proximité entre usages scolaires et personnels conduit d’ailleurs les élèves, dans leur langage, à nommer « recherche d’information » toute activité sur le Web (en dehors de la consultation des blogs). Le fait que les attentes scolaires sont spécifiques s’exprime en revanche dans l’incompréhension entre élèves et enseignants concernant l’usage de certaines ressources documentaires en ligne. Bruillard (2007) montre ainsi que les valeurs participatives et de neutralité de Wikipedia se heurtent à la logique scolaire : à l’école, prime la fiabilité de l’information et est assumé un point de vue laïque et républicain.
36Mais la fiabilité des sources n’est pas seule en cause. L’observation des activités informatiques des collégiens montre l’existence d’une organisation de l’activité relativement stable. Ainsi, une note d’observation du 25 novembre 2005 au centre social relate l’usage du navigateur Web d’un jeune collégien : « Fayçal (5e) va visiter les sites de rappeurs. Quand il veut changer de site, il ferme la fenêtre du navigateur, puis en ouvre une nouvelle. La page d’accueil est le site MSN. Il tape alors « Google » dans le champ de recherche, attend que MSN propose une liste, sélectionne Google, puis tape par exemple « rhoff » dans le champ de recherche de Google. Il renouvelle ces opérations chaque fois qu’il veut changer de site ». Plusieurs solutions plus « économiques » existent (utiliser le bouton de retour, le bouton de page d’accueil…), mais Fayçal se ramène en quelque sorte au cas précédent… en fermant le navigateur !
37Dans l’approche instrumentale (Rabardel, 1995), cette organisation invariante de l’activité est décrite comme un schème d’utilisation, entité structurée et structurante de l’action instrumentée. Or si l’organisation de l’activité présente une relative stabilité dans une classe de situations donnée, quel est donc l’effet de la variabilité des contextes d’usage ? Dans nos observations, il est possible de repérer deux schèmes de navigation, ancrés dans les contextes ludiques et scolaires.
38Le relevé des opérations effectuées sur le navigateur permet de repérer un schème de navigation propre aux usages ludiques : à partir des résultats du moteur de recherche, les adolescents visitent souvent plusieurs pages en suivant les liens internes aux pages. Après cette visite « en profondeur », le bouton « retour » n’est que rarement utilisé et les adolescents accèdent directement au moteur de recherche sur la page d’accueil du logiciel de navigation. Ce schème est représenté sur la figure 1.
Figure 1. – Schème de navigation ludique
39Ce schème n’est pas directement transposable à la navigation scolaire et un autre schème peut être repéré pendant les séances de recherche documentaire au CDI. Les élèves partent alors de la page de résultat du moteur de recherche et explorent systématiquement les différentes pages proposées, en ne suivant que rarement les liens présents sur les pages et en utilisant le bouton « page précédente » pour revenir à la page de résultat. Ce schème est représenté sur la figure 2.
Figure 2. – Schème de navigation scolaire
40Cette variabilité constatée des schèmes de navigation renvoie à l’hétérogénéité des contextes sociaux d’usage. Lahire (1998) montre comment les différents univers sociaux permettent d’activer ou de désactiver des manières de faire, des schèmes, des habitudes. Entre la navigation ludique, au centre social, et la navigation scolaire, au CDI, ce sont à la fois les finalités de l’activité et le contexte d’usage qui diffèrent.
41Dans ces différents univers sociaux, sont incorporés des habitudes corporelles et cognitives, des schèmes d’utilisation, spécifiques et adaptés à ces univers. L’activité de navigation au centre social se déroule dans un climat de chamaillerie, où les insultes sont permanentes et les coups fréquents :
42« Pablo double clique sur l’icône internet explorer.
Pablo : non, c’est jeu.com que j’ai tapé, tu vas voir, c’est là !
Abdel : non, l’autre, c’est pas là, vazy, tape dans google (il tente de se saisir de la souris, Pablo, bien plus lourd, le repousse violemment). Pablo : Zyva, c’est moi qui fait, casse-toi. »
43L’activité de navigation consiste ici en la visualisation d’une succession de pages Web, d’images ou de clips vidéo, qui se succèdent au gré des sollicitations des pages Web, mais aussi du cours des conversations. Au CDI, l’activité se déroule dans une ambiance feutrée de bibliothèque. La navigation ludique s’inscrit dans le rapport d’immédiateté qui caractérise l’ensemble des pratiques numériques des jeunes (immédiateté de l’interaction écrite simultanée au détriment des fonctionnalités asynchrones comme le courriel, disponibilité des ressources et applications, etc.). L’activité n’est pas orientée vers une finalité éducative, elle n’est ni planifiée à l’avance ni bornée temporellement. À l’inverse, la navigation scolaire est une activité planifiée, au sens fort du terme puisque les élèves disposent d’une feuille d’instructions à suivre. Elle est rythmée par les interventions de l’enseignant, et orientée vers le recueil de résultats pertinents, évalués scolairement.
44En visant un rapport réflexif et distancié aux pratiques ordinaires de navigation, l’enseignement de la recherche documentaire introduit donc en réalité une nouvelle structuration de l’activité de navigation dans le répertoire de schèmes d’utilisation des élèves. Bien entendu, la possibilité pour les élèves de sortir du rapport ordinaire à la navigation et de développer des schèmes de navigation scolaires est socialement différenciée. Elle est plus aisée pour les élèves dont les parents, disposant d’un fort capital culturel et technique, sont en situation de leur transmettre des habitudes d’usage des outils informatiques plus proches des usages scolaires (Fluckiger, 2007b).
45Sans doute de manière plus directe que pour d’autres pratiques culturelles, les pratiques numériques des élèves sont situées au cœur de la relation entre la culture des jeunes et l’école, et ce pour plusieurs raisons. Les outils informatiques sont centraux dans le rapport des jeunes à la culture, en ce qu’ils constituent un moyen d’accès privilégié aux produits culturels, mais ils le sont aussi parce que leur usage et leur maîtrise participent de la définition même d’une nouvelle culture juvénile.
46L’usage scolaire d’outils informatiques, en technologie ou en documentation, par l’existence d’un contrat didactique dont les attentes n’échappent pas aux élèves, constitue déjà une rupture avec le sens commun et les pratiques ordinaires. Il donne aux enseignants l’occasion de compenser en partie le déficit de verbalisation et de conceptualisation qui caractérise l’apprentissage informel. Reste que les compétences techniques limitées dont font preuve beaucoup de collégiens, montrent que ni les familles ni l’usage scolaire d’outils informatiques ne suffisent à former des futurs citoyens capables de comprendre les débats sur les technologies numériques comme le téléchargement ou la protection des œuvres numériques.
47Si le rôle de l’école n’est sans doute pas d’enseigner aux élèves à dialoguer sur un site de chat, ce qu’ils apprennent finalement très bien eux-mêmes, la communauté éducative aurait en revanche tout intérêt à prendre conscience de la limite des apprentissages extra-scolaires des élèves. Si l’usage n’implique automatiquement ni maîtrise ni compréhension des outils manipulés, la place existe pour des enseignements spécifiques. En effet, à l’exception de quelques élèves issus de familles hautement dotées en capital culturel et technique, les élèves ne peuvent trouver ni dans leur environnement familial, ni dans leur environnement amical, les moyens de développer une maîtrise technique qui « dépasse » l’usage profane.