- 1 L’écriture de cet article a bénéficié de l’accompagnement et des précieux conseils de Sophie Orang (...)
1Au-delà de ses dimensions certificatives non garanties, qu’est-ce que les étudiants font de leur expérience universitaire ?1 Comment ou en quoi leurs premières années d’enseignement supérieur les transforment-elles, modifient-elles leurs pratiques et leurs représentations ? La question de l’action socialisatrice d’une formation à l’orée de l’âge adulte se pose avec plus d’évidence lorsque l’on pense à certains secteurs du système d’enseignement supérieur à la fois sélectifs (en amont ou dès la première année) et fortement contraignants comme les grandes écoles et les classes prépas qui y mènent ou comme les filières universitaires de santé. Dans les filières les moins encadrantes, celles qui laissent le plus aux étudiants eux-mêmes la gestion de leur temps de présence en cours et de travail personnel (Lahire, Millet & Pardell, 1997), cette action est plus souvent lue par la négative, notamment pour ses défauts en matière d’enrôlement ou d’affiliation des étudiants.
2Or des changements peuvent s’observer non pas malgré mais à cause de la faiblesse de l’encadrement pédagogique en rupture avec l’expérience du lycée, particulièrement lorsque l’on s’intéresse aux rapports que les étudiants entretiennent avec les contraintes temporelles. C’est le cas de sensations de « dérégulation intérieure » et du développement de pratiques manifestant des « tendances spontanées à l’action » chez certains étudiants en troisième année de sociologie (Millet, 2003, p. 151 et 156). La recherche sur laquelle s’appuie cet article fait le pari de mesurer de tels effets en s’appuyant sur une enquête longitudinale : le suivi d’une cohorte d’étudiants inaugurant une première année de licence de sciences de l’éducation jusqu’à leur sortie de cette formation (voir encadré en annexe).
- 2 La position de responsable de diplôme, participant à la production et la circulation de ces docume (...)
3Dans cette perspective, le recours aux outils forgés en sociologie du travail est intéressant à plusieurs titres. L’intérêt de tels emprunts pour poser un nouveau regard sur le système d’enseignement est déjà démontré, que ce soit pour réinterroger les activités des enseignants et des élèves (Barrère, 2003) ou mettre au jour les spécificités de certains dispositifs de contrôle (Durler, 2015). Quant à notre objet, les apports de ce champ de recherche tiennent d’une part aux modèles de démarches qu’il propose et, d’autre part aux connaissances qui y sont produites et aux mises en perspective qu’elles rendent possibles. Tout d’abord, la mise en œuvre de démarches préconisées lorsque l’on souhaite « décrire le travail tel qu’il s’impose » (Avril, Cartier & Serre, 2010) permet de reconstituer le cadre institutionnel du travail des étudiants concernés pour lui-même sans le réduire à ce qu’il n’est pas et à ce qui lui « manque ». Pour cela, il est pertinent de recourir à l’analyse de documents, ouvertement prescriptifs ou non, en prenant soin de les contextualiser (en gardant à l’esprit leurs conditions de production et de réception)2 de même que d’« étudier conjointement prescriptions et modes de contrôle » (Avril, Cartier & Serre, 2010, p. 31). L’assiduité en cours que cet article questionne plus spécifiquement illustre bien la pertinence de cette démarche. Souvent perçue comme une obligation qui « va sans dire », dans la licence étudiée (comme dans la plupart des licences de sciences humaines et sociales) elle n’est en fait officiellement prescrite (« obligatoire ») que pour certains types d’enseignement, les travaux dirigés, et même là, elle n’est ni totalement exigée (le règlement de scolarité autorise un nombre d’absences limité), ni systématiquement contrôlée. De même, certaines pistes proposées pour analyser les « dispositions professionnelles en actes » d’un même groupe (Avril, Cartier & Serre, 2010) sont particulièrement utiles pour saisir des effets de socialisation au fil d’une expérience de formation nouvelle.
4Le deuxième type d’avantages à retirer d’un usage des recherches sur le monde du travail se trouve dans l’éclairage que les connaissances qui y sont produites apportent sur les dispositifs de contrôle de l’activité. Les interactions qui s’observent entre travailleurs, selon qu’ils occupent des positions équivalentes ou dissymétriques dans la hiérarchie, y sont en effet souvent replacées dans des enjeux de transformation générale des rapports sociaux. C’est le cas lorsque l’étude porte sur des emplois industriels d’exécution pour lesquels s’observe une « nouvelle discipline de travail » favorisant l’« autonomie » et « l’initiative » des ouvriers (Montchatre, 2004, p. 69). C’est aussi le cas des analyses sur le Nouveau management public. Cet « ensemble d’idées et de pratiques que les pouvoirs publics tentent de mettre en œuvre dans les administrations et les services publics » (Belorgey, 2010, p. 9) se traduit notamment par « la fragmentation des bureaucraties verticales par création d’unités administratives autonomes […] ou par empowerment de groupes d’usagers » (Bezes, 2007, p. 19). Cet ensemble de connaissances peut constituer un apport certain pour investiguer les pratiques des étudiants dans un contexte institutionnel où leur « autonomie » est à la fois une vertu et une nécessité.
5Avant de détailler ces usages, si l’on revient au terrain universitaire et à la population d’enquête présentée ici, plusieurs éléments sont à poser d’emblée. Le parcours « typique » en licence qui se donne à lire comme une prescription dans la plupart des documents officiels voit s’enchaîner les trois années dans la même licence (L1, L2, L3). Ce parcours « tubulaire et ascensionnel » ne concerne en fait qu’une minorité de néo-bacheliers entrant dans l’enseignement supérieur (Bodin & Orange 2013, p. 126-128). Pour autant, dans la population à effectif très réduit dont il est question ici, il est suivi par une majorité d’étudiants soit 32 sur les 42 interviewés à leur entrée dans la formation. Trois de ces 32 étudiants n’étaient pas dans la licence étudiée au moment de la dernière phase d’enquête (deux étaient inscrits en troisième année de sciences de l’éducation dans une autre université et la troisième suivait son sixième semestre à l’étranger). Ce sont de ces 29 étudiants qui ont tous à la fois été interviewés au premier semestre de la licence puis qui ont renseigné un questionnaire au début de leur dernier semestre dont il va surtout être question dans cet article et même, plus précisément, parmi eux, de treize étudiantes avec qui un entretien (individuel ou collectif) a été mené dans la seconde partie de ce dernier semestre (quelques caractéristiques socio-scolaires de ces étudiantes sont présentées dans le tableau 1 en annexe).
6Si les pratiques principalement traitées dans l’article relèvent de la question de l’assiduité en cours, c’est que celle-ci s’est imposée à la suite du traitement des données. Elle ressort à la fois de la comparaison des pratiques des étudiants investiguées par questionnaire et de l’analyse des entretiens collectifs où se sont manifestées des « prises de position » particulières à l’égard du travail étudiant. La première partie de l’article expose ainsi le constat d’une plus forte assiduité en cours des étudiants de L3 venant de la même licence (au regard de ceux qui sont issus d’autres formations) et d’une augmentation de leurs pratiques d’absentéisme entre le premier et le dernier semestre de la licence. Nous verrons comment les évolutions du cadre institutionnel du travail de ces étudiants mais aussi les relations de contrôle qui existent entre eux participent à éclairer ce constat apparemment paradoxal. Les analyses présentées dans la seconde partie portent quant à elles sur les dimensions normatives de ce cadre telles qu’elles sont portées par les étudiantes interviewées en L3 autour du rapport entre présence en cours et emploi rémunéré.
7Pour identifier les pratiques de travail potentiellement affectées par la fréquentation de la licence sur trois années, nous avons principalement procédé à deux types de comparaisons. Les « variations des pratiques de travail et des rapports au travail au sein d’un même groupe professionnel » (Avril, Cartier & Serre, p. 96) sont d’une part mesurées de manière synchronique chez les étudiants de L3 interrogés par questionnaire à l’aune des écarts existant entre les étudiants inscrits l’année précédente en L2 de la même mention et ceux venant d’ailleurs. D’autre part, pour les 29 étudiants au parcours typique, nous avons cherché à établir une « comparaison des représentations et des pratiques relatées à diverses étapes de l’entrée dans le métier » (Avril, Cartier & Serre, 2010, p. 109) en mettant leurs réponses au questionnaire renseigné en L3 en perspective avec leurs déclarations lors des entretiens menés en L1.
8Les deux types de pratiques qui sont présentées ici successivement sont ceux qui connaissent des variations importantes à la fois entre étudiants de troisième année (selon qu’ils viennent ou non de la même licence) et chez les étudiants de la cohorte au fil de leur formation. Il s’agit de l’assiduité en cours et du travail universitaire en groupe.
9Les données issues du questionnaire montrent des spécificités en matière d’assiduité des étudiants venant de L2 de la même licence. Ceux-ci déclarent plus souvent ne « jamais » avoir été absents que les autres étudiants (27 % contre 14,8 et 8,8 % ; voir tableau 2 en annexe). Parmi les premiers, un tiers des étudiants de la cohorte déclare n’avoir « jamais » manqué de cours (8 sur 29). Cette assiduité plus forte des étudiants originaires de la licence s’articule d’une manière apparemment paradoxale à une tendance observable par les comparaisons diachroniques : l’augmentation globale des pratiques d’absentéisme au fil de l’avancée dans la formation.
10Les entretiens menés peu de temps après leur arrivée en licence (lors de la troisième, quatrième et cinquième semaine de cours) donnent en effet à voir des absences très marginales. Quatre étudiantes seulement (sur 42) déclarent des absences régulières en cours, dont une seule, Coralie, a ensuite connu le parcours typique. Rencontrée lors de sa cinquième semaine de cours, elle déclare n’être venue qu’une fois à l’un de ses cours magistraux, celui-ci étant isolé dans son emploi du temps :
Le vendredi je n’ai pas cours le matin, déjà. Sauf que c’est un peu un inconvénient dans le sens où l’après-midi j’ai un CM, et là, la question se pose : est-ce que j’y vais ? […] J’y suis allée je crois une fois… [petit rire] C’est mal (Coralie : bac STMG à 18 ans, père retraité, mère secrétaire, parents diplômés du supérieur).
11Deux ans et demi plus tard, dans son questionnaire, Coralie déclare n’avoir été absente qu’« exceptionnellement » au cinquième semestre. Pour les autres, la comparaison entre pratiques rapportées en L1 et en L3 montre d’abord une majorité de cas de maintien des habitudes d’assiduité (18 cas sur 28). Il reste 10 cas d’augmentation des pratiques d’absentéisme entre le début et la fin de la licence. Dans ce groupe, seules deux étudiantes n’ont pas d’emploi. Or celui-ci a aussi pris de l’ampleur sur les trois années (les deux tiers des étudiants au parcours typique ont vu leurs heures de travail rémunéré augmenter). Nous verrons dans la seconde partie de l’article qu’assiduité en cours et emploi rémunéré entretiennent des liens complexes.
- 3 Le rapport ambivalent que les enseignants du supérieur entretiennent avec la présence en cours des (...)
12Certaines modifications du cadre institutionnel, que l’étude de documents officiels (comme la « maquette » du diplôme) permet de reconstituer, éclairent cette baisse tendancielle de l’assiduité. C’est le cas de l’augmentation de la part des cours à larges effectifs où la présence n’est jamais contrôlée : de 30 % des heures d’enseignement en L1, les cours magistraux (CM) passent à 60 % en L3. Or, les entretiens montrent que ce sont d’abord à ces types de cours que les étudiants s’absentent. Les cours à effectifs plus restreints dispensés sous forme de travaux dirigés (TD) sont clairement perçus comme plus contraignants. Louise explique ainsi lors de son entretien en L3 que la plupart des CM auxquels elle continue à assister sont ceux qui se déroulent sur les mêmes demi-journées que des TD : « s’il y avait pas le cours [TD] d’anglais, je pense qu’on n’irait pas en [CM de] psycho, parce que les cours sur Internet sont super bien détaillés ». Comme le pointe aussi cette dernière citation, le développement en troisième année des CM en présence doublés de documents postés en ligne (parfois suffisamment complets pour remplacer des notes prises pendant le cours, y compris du point de vue des enseignants) représente une autre contribution institutionnelle à l’absentéisme des étudiants3.
- 4 Voir l’encadré en annexe. Avec Mani, 5 étudiantes inscrites dans ce parcours font partie des 10 ét (...)
13L’augmentation des effectifs accueillis en troisième année (passant de 50 à 170 inscrits) contribue également à affaiblir les modes de contrôle qui passent par des formes d’interconnaissance. Avec les effectifs d’étudiants de chaque cours, c’est le caractère plus anonyme du public accueilli qui s’accroît et donc le sentiment pour les étudiants que leur absence n’est même pas perçue par l’enseignant. Ainsi Naïma explique-t-elle au début de son entretien de L3 qu’elle peut s’autoriser à être en retard au cours qui suit parce qu’« il y a du monde » et que son arrivée passera inaperçue. De plus, une autre forme d’incitation à venir en cours se trouve perturbée par l’augmentation des effectifs, celle qui passe par les relations entre étudiants. Mani, dont l’assiduité a diminué nettement en L3, rend compte assez précisément des effets de ce changement de cadre (il n’y a que 6 étudiantes de la cohorte inscrites dans son « parcours »4, ce qui accentue l’effet de dilution ressenti) :
Mani : l’année dernière […] on était plus un petit groupe de 25 personnes, et donc en fait au final, même s’il y avait des personnes avec qui on était pas forcément amis ou quoi que ce soit, on se revoyait tous tout le temps en même temps, et au final ben il y avait une espèce de…, de cohésion […] Le fait que là on soit en beaucoup plus grand groupe […] en soi l’idée de je vais en cours et au moins je sais que j’ai mes amis et que ça va être cool, ben là je l’ai plus.
14Inversement, pour d’autres étudiantes (inscrites dans l’autre « parcours » comme la majorité de la cohorte), aller en cours permet encore de « se retrouver » et constitue un soutien à l’assiduité qui confine au contrôle réciproque. Charlotte et Mélanie, interviewées ensemble (avec Adèle qui n’intervient pas ici) explicitent cela en faisant référence à leur « groupe de six » (avec Marina, Isabelle et Lola aussi interviewées à trois) :
Charlotte : on est un groupe de six, et toutes les six on dit que le matin c’est dur de se lever, et…, alors il y a deux choses, le fait qu’on soit dans ce groupe-là, d’un côté on se dit « si je viens pas j’aurai quand même les cours », mais d’un autre côté on se dit « si je viens pas elles vont me dire « Mais pourquoi t’es pas venue ? Non mais attends, on va te soutenir, viens, tu vas voir, ça va être bien, on va rigoler », voilà, et donc ça…, en fait…, enfin…
Mélanie : Moi c’est ça qui me fait venir en fait, je sais qu’elles sont là…
Charlotte : On est plusieurs à venir parce qu’on sait qu’on va se retrouver, mais alors pas du tout les cours hein, pouh ! [rires]
15D’une certaine manière, l’assiduité dans les cours magistraux repose sur l’autocontrainte individuelle des étudiants mais aussi sur une forme de délégation par l’institution du contrôle au groupe de pairs. Dans d’autres secteurs de l’enseignement supérieur, le contrôle de l’assiduité est nettement plus vertical, particulièrement en classes préparatoires où plus largement s’observe tout un « arsenal de la discipline » (Darmon, 2013, p. 42). Dans cette licence comme dans d’autres, sous couvert d’une plus grande « liberté » ou « autonomie », ce contrôle est laissé aux étudiants eux-mêmes (Lahire, Millet & Pardell, 1997). Comme on le voit ici, il prend aussi des formes horizontales, à l’image de ce qui s’observe comme régulations entre collègues dans les nouvelles organisations du travail (Bezes, 2007). La présence en cours n’est pas le seul domaine de pratiques de travail concerné par cette forme de contrôle.
- 5 Comme on peut le voir dans le tableau 2 en annexe, ils sont proportionnellement plus nombreux à dé (...)
- 6 L’un des étudiants de la cohorte a créé ce compte « officiel » dès les premières semaines de la fo (...)
16Le travail en groupe constitue une pratique particulièrement fréquente chez les étudiants de troisième année venant de la même licence5. En resserrant la focale sur les 29 étudiants de la cohorte, on constate qu’une seule d’entre eux déclare ne « jamais » travailler en groupe. Or, en début de licence, seules 6 étudiantes décrivaient de telles habitudes dans le déroulement de leurs semaines (se rendant à plusieurs en bibliothèque universitaire entre deux cours au moins une fois par semaine). Ces pratiques sont minoritaires à cette époque alors même que les étudiants décrivent des échanges déjà fréquents entre eux (discussions, partages de repas et même sorties en dehors de l’université). Ainsi Kaïna (interrogée au bout de quatre semaines de cours) explique qu’elle discute assez facilement avec d’autres étudiantes mais qu’elle n’ose pas demander qu’on lui prête des notes de cours pour comparer avec les siennes qu’elle n’est pourtant pas certaine de bien prendre et c’est seule qu’elle travaille en bibliothèque universitaire. Plus de deux ans après, Kaïna déclare travailler « souvent » en groupe dans son questionnaire et elle explique au cours de l’entretien qu’elle a rendez-vous à la suite de celui-ci pour l’une des séances de travail à plusieurs dont elle a pris l’habitude : « là tout à l’heure il y aura forcément Cora[lie], Lina, Padma et Cindy, après les autres je sais pas, mais en général on s’organise sur le groupe Facebook »6.
- 7 Il semble en tous cas ne pas pouvoir être attribué à leur socialisation scolaire antérieure au sen (...)
- 8 Seule Naïma a une nouvelle « binôme », arrivée dans la licence en troisième année. Mani, inscrite (...)
17Il est possible de considérer les habitudes de travail collectif, qui distinguent les étudiants originaires de la licence et ont pris de l’ampleur chez eux en cours de route, comme le produit des expériences socialisatrices universitaires7. Les pratiques de travail « en groupe » sont mises en valeur dans la licence, dans les documents officiels comme dans certaines interactions, en particulier dans le cadre des dispositifs d’aide à la réussite. Elles font partie des conseils donnés, notamment en entretien individuel, lorsque les étudiants évoquent des difficultés à se mettre au travail. Comme dans d’autres licences, le travail « en équipe » est cité dans le projet du diplôme concerné comme une « compétence transversale » dont l’acquisition par les étudiants est visée par l’équipe pédagogique. Plus concrètement, dès la première année, les étudiants sont obligés de rendre des travaux réalisés à deux ou trois et, en troisième année, ces types de rendus continuent à être fréquemment demandés, notamment pour l’un des travaux importants de l’année (dont la note comporte un coefficient élevé pour le calcul de la moyenne du sixième semestre). Il s’agit du rapport de stage que les étudiants du parcours majoritairement choisi doivent rédiger « en binôme ». Les étudiantes interviewées au cours du dernier semestre de la licence l’ont presque toutes préparé avec une autre étudiante de la cohorte avec laquelle elles ont déjà été amenées à faire un devoir commun antérieurement8, comme Kaïna :
(Vous le faites avec qui votre rapport de stage ?) Avec Cindy […] (Vous avez déjà l’habitude de fonctionner…) Oui, en fait presque tous nos travaux en groupe c’était avec Cindy [rires] (Oui oui.) Oui, les dossiers en Socio linguistique [en L2] c’était avec Cindy.
18C’est aussi le cas des étudiantes appartenant au « groupe de six » comme Adèle qui, en binôme avec Lola, explique : « En fait dans notre groupe de six on est trois binômes, trois binômes enfin qui fonctionnent bien ». Charlotte et Mélanie ont ainsi « l’habitude » de travailler à deux (« ça marche tout seul », dit Mélanie), et Charlotte rapporte le désagrément que leur a causé l’expérience d’avoir dû travailler avec une autre étudiante pour un exposé « où il fallait être trois » : « on sait pourquoi on le fait toutes les deux hein. Non mais c’est pas possible, enfin elle s’y prenait à la dernière minute ». Ces deux étudiantes ont des pratiques de planification de leur travail personnel importantes depuis la première année de licence et l’extrait donne à voir un rapport au temps moins anticipatif chez la troisième étudiante. Dans ce contexte de travail de groupe, c’est aux étudiants eux-mêmes que sont concrètement délégués l’organisation de leur travail et le contrôle du respect d’échéances intermédiaires, certains s’y prenant davantage à l’avance que d’autres. Isabelle explique ainsi qu’avec Marina, elles sont « deux retardataires dans le travail » même si elles rendent toujours leurs travaux dans les temps.
19Pauline et Louise (interrogées séparément et à un mois d’écart) ont aussi l’habitude de travailler ensemble mais semblent entretenir des rapports aux temps moins homogènes. Les dispositions planificatrices de la première sont en tension avec la tendance de la seconde à attendre le dernier moment. Pauline donne ainsi une série de « bonnes » raisons au fait que son « binôme n’a pas trop commencé pour l’instant » à contribuer au rapport de stage sur lequel elle-même s’est déjà penchée. Louise exprime quant à elle (un mois plus tard) un « stress » qui n’est pas sans lien avec cet écart dans leurs manières de travailler respectives :
Louise : En fait ce qui est stressant c’est que le rapport de stage est à deux. Donc c’est stressant parce que moi je remets tout à plus tard, donc là je fais pas, pour Pauline parce que j’ai pas envie de la mettre dans l’embarras. Parce qu’elle, elle travaille pas comme ça, donc je préfère m’adapter à elle parce que… si on fait tout au dernier moment c’est pas possible. Et donc c’est très stressant et puis c’est un peu culpabilisant, etc. donc… donc je le fais mais…, sinon j’aurais tout fait au dernier moment…
20Dans certaines conditions, il semble que ce type d’expérience de travail collectif puisse travailler les dispositions estudiantines les moins ajustées aux attentes de l’institution, comme les dispositions plutôt spontanéistes de Louise qu’elle tente de corriger par égard pour Pauline. Celle-ci fait d’ailleurs partie des 7 étudiantes de la cohorte dont l’usage d’outils de planification pour le travail universitaire s’est intensifié au fil de la licence. L’usage de l’agenda est d’une manière générale d’autant plus fréquent que l’on monte dans les cursus (Lahire, Millet & Pardell, 1997, p. 52). Il est aussi plus fréquent, parmi tous les étudiants de L3, chez ceux qui viennent de la même licence (70,3 % déclarent en utiliser un « souvent » contre 50,9 % des étudiants ne venant pas d’une licence, voir tableau 2 en annexe). Dans cette sous-population, les mères sont scolairement mieux dotées qu’ailleurs (voir tableau 3). Or le diplôme maternel peut être associé à une familiarisation précoce aux outils de planification (Henri-Panabière, Court, Bertrand et al., 2019). Ainsi, c’est aussi en sélectionnant certaines dispositions forgées au cours de socialisations antérieures que cette licence contribue à « modeler la population sur laquelle elle va avoir une action », non pas « avant même d’être à son contact » (Darmon, 2013, p. 31), comme en classes préparatoires où la sélection se fait en amont, mais au fil de l’avancée dans la formation.
21Il est important de noter ici ce qui est laissé à la charge des étudiants par le biais de ce travail en binôme : non seulement l’effectuation et l’organisation d’un dossier nécessitant une certaine programmation sur la durée (le stage s’effectuant entre les deux derniers semestres, les étudiants doivent au préalable s’être entendus sur le type de questionnement auquel apporter des éléments de réponse et rendre leur rapport à la fin des cours, quatre ou cinq mois plus tard) mais encore le contrôle du collègue-condisciple avec lequel ils sont obligés de travailler. Cette obligation de travail en binôme a pour objectif explicité dans l’équipe pédagogique de diminuer le nombre de rapports de stage à corriger par les enseignants titulaires (dont les effectifs n’ont pas augmenté proportionnellement au nombre d’étudiants accueillis). Là encore, sans que cela soit visé explicitement, cette délégation au contrôle horizontal, ou cette « responsabilisation » comme la littérature managériale inclinerait à le dire (Lallement & Zimmermann, 2019), pallie la faiblesse de l’encadrement pédagogique vertical (l’année concernée, il y a de fait peu d’heures d’enseignement consacrées à l’encadrement du stage et du rapport censé en découler).
22Les groupes de travail cités ici se sont constitués dans le cadre même de la formation. Les sociabilités étudiées ne pré-existaient pas à l’entrée en licence. Pour autant, on observe que ces relations de travail ne se « choisissent » pas au hasard. Les étudiants travaillant ensemble ont souvent des origines sociales proches comme Mélanie et Charlotte (issues de classes supérieures), Adèle et Lola (origines moyennes et supérieures) Marina et Isabelle (origines moyennes), Louise et Pauline mais aussi Aurélie et Anna ou encore Cindy et Kaïna (populaires et moyennes). Si Cindy a des parents exerçant une profession intermédiaire, Lina, Padma et Coralie partagent des origines populaires avec Kaïna qui les cite aussi comme partenaires régulières de séances de travail, comme on l’a vu plus haut. Au regard d’autres segments de l’enseignement supérieur, l’université, par l’hétérogénéité du public qu’elle accueille, reste un des rares endroits rendant possible « la rencontre momentanée de trajectoires et de profils sociaux qui, d’ordinaire, ne se croisent guère que dans les statistiques » (Bodin & Orange, 2013, p. 162). Cependant, on n’observe aucun cas, dans la population réduite concernée, d’étudiante d’origines supérieures travaillant avec une étudiante d’origines populaires.
23Au-delà du contrôle relaté au sein de ces collectifs de travail, on observe d’autres formes de régulation entre étudiants qui dépassent le cadre de ces petits groupes, par le biais de prises de position normatives autour de la question de l’assiduité en cours et de l’emploi rémunéré. Ce sont les entretiens menés avec une partie seulement de la cohorte qui donnent accès à cette dimension.
- 9 L’emploi rémunéré et l’assiduité en cours représentent aussi une norme au sens statistique du term (...)
24Il est difficile de donner une définition précise de ce qu’est le travail étudiant. Cependant, du point de vue des étudiantes interviewées deux ans et demi après leur entrée en formation, l’assiduité en cours et l’emploi rémunéré représentent des repères normatifs incontournables9. Relevant pour certaines du minimum à fournir, la présence en cours peut aussi être considérée comme un temps alternatif au travail personnel. On peut lire cette alternative dans la phrase que prononce Pauline pour décrire sa journée du mercredi qu’elle termine en se rendant au restaurant où elle est serveuse : « si je vais pas en cours je travaille avant d’aller travailler ». Le fait qu’elle utilise le même verbe pour parler de son travail universitaire et de son emploi rémunéré illustre l’importance de la référence au second dans la manière dont le premier est perçu. Plus généralement, dans ces entretiens de troisième année, l’assiduité et l’emploi sont l’objet de « prises de position ». Elles passent par des « accusations entre soi », à l’égard d’autres étudiants, qui font penser à celles que pointe Delphine Serre dans son enquête sur les assistantes sociales et qui lui permettent de repérer des « rapports différenciés à la norme du service » (Avril, Cartier & Serre, 2010, p. 101). Parce qu’elles donnent lieu à des échanges assez intenses entre étudiants (pendant les entretiens groupés mais aussi sur les réseaux sociaux), ces dimensions normatives participent à définir le cadre de leur travail.
25Ce sont lors des entretiens groupés (qui concernent 8 étudiantes sur 13) que les critiques apparaissent au sujet des « autres » étudiants, ceux qui n’assistent pas à tous les cours et demandent de l’aide pour en récupérer le contenu, ici chez Anna et Aurélie :
Aurélie : Ben après on a un groupe Facebook aussi, il y en a, ils demandent vraiment des choses…
Anna : Oui, il y avait des trucs…
Aurélie : Moi ça m’énerve hein, des fois, non mais… [rire] Vous avez qu’à assister aux cours, non mais c’est vrai…
- 10 Ces moments critiques n’étaient pas sollicités par les questions du guide d’entretien.
26On retrouve un jugement et un agacement similaires au sujet des échanges sur le compte en ligne exprimés par Isabelle (au cours de l’entretien mené avec Marina et Lola) et le même sujet est spontanément abordé10 lors de l’entretien qui réunit Charlotte, Adèle et Mélanie :
Charlotte : on trouve que les gens sont quand même très immatures, [changeant de ton pour évoquer un dialogue] « en quelle salle on est ? » « Euh ben tu vas voir sur le site des emplois du temps, tu es un petit peu autonome, tu es en L3, tu veux devenir professeur des écoles ou CPE, ou voilà, enfin tu vas quand même avoir des enfants sous ta responsabilité ». Euh, « c’est quoi le mail de tel prof ? » […] quand le prof donne son mail en cours, c’est juste qu’ils sont pas en cours, ça nous agace fortement […] j’ai beaucoup de mal à comprendre ce concept de « je travaille donc je viens pas en cours » […] j’ai des limites à la solidarité et à la gentillesse.
Adèle : En fait je pense que ce qui est difficile à comprendre c’est qu’il y a beaucoup d’étudiants qui viennent pas en cours parce qu’ils ont un travail à côté, alors pour le coup c’est ça, d’être étudiant, s’ils vivent pas chez leurs parents c’est normal […] mais on a du mal à comprendre, je pense que c’est partagé par toutes, le fait que les étudiants prennent un travail à côté, mais sur leurs heures de cours, parce que du coup, s’ils se sont inscrits en licence c’est bien pour avoir le niveau licence, c’est bien pour avoir le diplôme.
- 11 Aucune des treize étudiantes interviewées n’a de logement indépendant, comme la majorité des étudi (...)
27On constate que si l’emploi « à côté » est considéré comme « normal », surtout lorsqu’il faut faire face au frais d’un logement indépendant11, celui-ci n’est pas censé empiéter sur les heures de cours auxquels les étudiants doivent assister « pour avoir le diplôme ». Ces trois étudiantes (de même que les cinq précédentes) ont toutes un emploi régulier mais celui-ci se déroule sur des créneaux différents de ceux des enseignements dans lesquels elles sont inscrites. Il est probable que la pression normative qui s’exprime ici se manifeste dans les échanges en ligne, sans doute de manière un peu moins directe que lorsqu’Aurélie et Charlotte s’imaginent répondre « vous avez qu’à assister aux cours » ou « tu es un petit peu autonome, tu es en L3 ».
- 12 La treizième étudiante, Kaïna, a été interviewée individuellement et n’a pas manifesté de prise de (...)
28Les huit étudiantes concernées par cette prise de position exprimée en entretien collectif déclarent une forte assiduité en cours aux deux semestres de la L3 et exercent un emploi qui n’excède pas 8 à 10 h par semaine (essentiellement de l’aide aux devoirs et des gardes d’enfants). Les quatre étudiantes dont il va être question maintenant ont été interviewées individuellement, ont des emplois (ou un engagement associatif) qui représentent un volume horaire plus important et un rapport différent à la norme d’assiduité12.
- 13 La question de départ étant volontairement très large (« Comment ça se passe pour vous en ce momen (...)
29Au cours de leurs dernières semaines de cours dans la licence, Mani, Pauline et Louise ont des pratiques d’absentéisme importantes (elles assistent à une petite partie des cours où elles sont inscrites) et celles de Naïma sont régulières (elle « manque » un cours par semaine). Pour autant, les trois premières expriment une forme de reconnaissance (si ce n’est de mise en pratique) de la norme d’assiduité en abordant leurs absences en cours dès les premières minutes de l’entretien13. Mani l’associe à un risque de « décrocher de la fac » et Pauline indique rapidement que ses absences en cours ne signifient pas une absence de travail : « Je travaille chez moi, mais en présentiel, je suis pas trop là ». Dans ces deux cas, leur manque d’assiduité est présenté avec une certaine inquiétude. Louise, quant à elle, semble entretenir un rapport plus détendu à la question (elle ne se départit pas d’un sourire très assuré tout en abordant le sujet lors des premières minutes de l’entretien) : « c’est pas forcément super, mais ce que j’ai fait, c’est que j’ai séché, ça fait deux semaines, les cours qui sont…, pas ceux qui sont en TD, mais ceux où il y a pas de présence [obligatoire], et euh… pour travailler à la bibliothèque. Tous les jours j’étais à la bibliothèque ».
- 14 D’ailleurs, dans le questionnaire, la modalité « Vous aviez un travail universitaire plus importan (...)
30Dans le cas de Louise davantage encore que Pauline, l’absence en cours est présentée comme un moyen de « libérer du temps pour le travail personnel » (Millet, 2003, p. 145, à propos d’étudiants en médecine), le temps de non-assiduité restant un temps consacré aux études. Ce type d’usage de l’absence en cours manifeste un rapport que l’on retrouve habituellement davantage chez les étudiants « non littéraires » que chez ceux qui sont inscrits en sciences humaines (Lahire, Millet & Pardell, 1997, p. 30)14.
31Mani exprime un autre rapport à ces absences qui l’incline sans doute davantage à les présenter comme porteuses d’un risque de la faire « décrocher » de ses études. Celles-ci relèvent d’un arbitrage qui s’opère entre ces différentes occupations : « j’ai un peu l’impression que je suis en train de décrocher la fac. (Ah bon ? D’accord) Je sais pas, je pense aussi que c’est parce que j’ai plein de trucs à faire en dehors ». Ses cours ne représentent pas la plus contraignante d’entre elles : « vu que les cours sont rattrapables, en général, c’est plutôt la fac que je…, genre… skippe un peu ». Exerçant un emploi de sept heures hebdomadaires de vendeuse sur un marché, Mani est aussi bénévole dans une association dans laquelle son investissement est très important. Ce sont d’abord ces deux activités, auxquelles viennent s’adjoindre « certains cours où [elle va] tout le temps » (principalement des TD) qu’elle prend comme base pour le calcul du standard des « trente-cinq heures » de travail hebdomadaires : « En fait je fais des semaines de travail, si je compte mon travail bénévole au [nom de l’association], mes cours, et mon marché, je fais quasiment trente-cinq heures ». Son calcul ne prend pas en compte ses heures de travail personnel qui sont plus difficiles à quantifier car moins fixes (effectuées dans des moments de « battements entre deux trucs »).
32Pauline ne cite pas ses différents emplois comme raisons de ses absences, que ce soit dans son entretien au sujet de son dernier semestre dans la licence ou dans son questionnaire au sujet du semestre précédent. Dans ce dernier, à la question proposant des raisons possibles d’absence, elle ne retient pas la modalité « votre emploi vous en empêchait » (retenue par 10,5 % seulement des étudiants de L3) mais en coche trois : les « problèmes de santé » (20,6 % des étudiants ont coché cette modalité, la plus souvent retenue), le fait qu’il existe des « alternatives » à la présence (comme 11,8 % des étudiants) et de s’être « couché.e tard la veille » (12,5 %). Cette dernière modalité qui évoque de prime abord le caractère festif de la vie étudiante relève en fait chez Pauline de conditions d’emploi assez pénibles. Serveuse dans un restaurant deux soirs par semaine et animatrice un autre jour, ses horaires de travail sont bien distincts de ses horaires de cours, ce qui explique sans doute qu’elle ne les évoque pas pour justifier ses absences. Pourtant, il apparaît progressivement dans son entretien que la fatigue due à ceux-ci l’empêche de se lever tôt lorsqu’elle a fini tard la veille au restaurant (elle débauche souvent à une ou deux heures du matin) et parfois d’aller en cours après sa journée d’animation (« j’ai cours de dix-huit à vingt heures, donc des fois j’y vais, […] parfois j’y vais pas »).
33Quant à Louise, son entretien permet de reconstituer un cas de rapport à l’assiduité et à l’emploi encore différent de celui de Mani et de Pauline. L’emploi d’animatrice qu’elle vient de décrocher aux prochaines vacances universitaires (« vacances » qui précèdent la plupart des échéances de travaux à rendre et d’examens de fin de semestre) rend nécessaire une accélération de son travail personnel et justifie sa décision de « sécher » certains cours : « à partir de samedi je pars deux semaines en colo, voilà, en Angleterre donc euh… voilà, il fallait que je prenne les devants, ce semestre, vraiment m’avancer ». Mais travailler comme animatrice (régulièrement toute l’année) a aussi pu représenter pour elle un soutien à l’assiduité pour un cours magistral souffrant d’un horaire peu attractif :
Le mardi…, donc j’ai fait exprès de prendre un travail sur Paris pour me forcer à aller à Paris. Je suis animatrice temps périscolaire […]. Je fais les activités de l’après-midi, je finis à seize heures trente. Et ça me permet d’avoir une heure et demie à la bibliothèque avant d’enchaîner sur mon cours de dix-huit à vingt heures, un CM, auquel je n’irais jamais si j’avais pas ce travail. Vraiment. [petit rire] Je le sais, je me connais.
34Naïma représente au final la seule étudiante interviewée dont les horaires de travail empiètent clairement sur les heures de cours et qui pourrait de fait être la cible des critiques des huit étudiantes citées dans la section précédente. Elle est assistante pédagogique deux jours par semaine (elle a un contrat de 20 h hebdomadaires dans un collège proche de son logement ; elle donne aussi un cours particulier le week-end et travaille comme animatrice lors des petites vacances universitaires). Elle s’est organisée pour rassembler la plupart des enseignements où elle est inscrite sur les trois jours où elle n’est pas au collège. Cependant, à chaque semestre, l’un des cours magistraux auxquels elle est inscrite a lieu sur l’un de ses jours de travail. Consciente que son absence l’a pénalisée pour l’examen au premier semestre, elle explique qu’elle aurait pu fractionner davantage sa présence au collège mais que le resserrement des cours sur trois jours lui permet de gagner du temps de transport (elle habite à une heure du campus). Elle n’évoque jamais la possibilité de réduire son temps de travail rémunéré qui a augmenté régulièrement depuis qu’elle est entrée en licence (elle était animatrice un seul jour par semaine en L1). D’une certaine manière, tout en étant peu absente (moins que les trois étudiantes précédentes), c’est elle qui semble entretenir le rapport le plus distant avec la norme locale d’assiduité. D’ailleurs, à propos des échanges sur la page Facebook, elle se moque ouvertement de l’interprétation quasi administrative de cette norme :
Sur la page Facebook du groupe ça m’a fait rire, parce qu’il y a une fille qui a pas pu venir à cause des transports, elle avait le justificatif de la SNCF pour avoir un cours quoi. [rire] (D’accord. Ah oui ?) Ah oui, jusqu’où on va quoi ? [rires] Non, franchement, dans la licence je trouve que…, je sais pas si c’est l’esprit du concours qui… (Ah, déjà !) qui individualise, mais franchement, enfin pour avoir des cours, si on…, enfin si c’est pas au sein du groupe avec lequel on reste, sur la page Facebook, voilà quoi, c’est un peu difficile.
35C’est certainement son rapport distancié à la norme locale d’assiduité qui permet à Naïma de relever avec une certaine pertinence le lien entre la fermeté des relations de surveillance réciproques des conduites déviantes (où n’est accédé aux demandes de cours qu’en cas d’absence « justifiée ») avec des formes d’individualisation des modes d’évaluation favorisant la mise en concurrence entre étudiants (elle fait référence ici au concours des enseignants du premier degré se préparant après la licence, concours auquel elle-même aspire à se présenter comme une large majorité d’étudiants de son parcours). Cela n’est pas sans faire penser là encore à ce qui s’observe dans le monde du travail, comme pour les ouvriers de l’industrie auxquels s’impose le modèle de « la compétence » individuelle (se substituant à celui de la qualification, collective) dans lequel leur « autonomie » est valorisée au point que certains peuvent se trouver en position de superviser le travail d’autres (Montchatre, 2004).
36Portant sur une population réduite et une formation universitaire particulière, cette enquête fait apparaître des spécificités locales mais aussi des logiques qui peuvent s’observer ailleurs. Ainsi, la plus grande assiduité des étudiants de la cohorte tient sans doute au contrôle serré qui s’exerce dans un groupe qui a eu deux ans de plus que les autres pour se connaître en comité restreint. Au-delà de ce cercle, une autre forme de contrôle s’observe dans la circulation d’une norme locale exigeante passant par des formes de régulations entre pairs et de moralisations individuelles qui ont toutes les chances de se retrouver dans d’autres formations. Le parallèle avec les transformations du monde du travail fait clairement ressortir ce phénomène. Pour autant, bien que puisse s’observer réciproquement une « incursion de la forme scolaire dans l’entreprise » (Teillet, 2015, p. 106), la comparaison entre étudiants et ouvriers a ses limites ne serait-ce que du fait du caractère transitoire du statut des premiers.
37La lecture de travaux sur les nouvelles formes de management inciterait davantage à les rapprocher d’autres usagers des services publics, en particulier ceux des hôpitaux. Si ce n’est pas leur santé qui est en jeu, s’ils reçoivent des enseignements et non des soins, les étudiants risquent d’être impactés par les réformes en cours comme le sont désormais les patients. En effet, les équipes universitaires, après les équipes hospitalières, sont soumises à des formes de benchmarking en étant régulièrement renvoyées par leurs services centraux à des indicateurs statistiques tels que les taux de validation de chaque semestre ou la proportion d’étudiants obtenant leur licence en trois ans. Ceux-ci favorisent des comparaisons entre diplômes et des phénomènes de concurrence et tendent à imposer une lecture de la « qualité » des formations avec des critères qui relèvent davantage en réalité de questions de rentabilité économique. À l’image de la réduction du « temps de passage aux urgences » qui entraîne une rentabilité à court terme (plus de patients soignés par le même médecin mais aussi plus de retours aux urgences des mêmes patients ; Berlorgey, 2010), des « temps de passage en licence » plus rapides permettraient de diplômer plus d’étudiants en dispensant (dépensant) moins d’heures d’enseignement. Une telle logique, incitant les équipes pédagogiques à sélectionner à l’entrée de leur formation ceux qui risquent d’en sortir certifiés le plus vite, néglige totalement la force des dispositions qui se construisent sur la durée de même que la singularité d’apprentissages qui s’inscrivent dans des parcours non linéaires.