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Notes critiques

Galan Christian (dir.) & Fijalkow Jacques (dir.). Langue, lecture et école au Japon

Arles : Éd. Philippe Picquier, 2006. – 405 p.
Anne-Marie Chartier
p. 145-147
Référence(s) :

Galan Christian (dir.) & Fijalkow Jacques (dir.). Langue, lecture et école au Japon. Arles : Éd. Philippe Picquier, 2006. – 405 p.

Texte intégral

1Ce livre, né d’un colloque toulousain tenu en 2003, ne s’adresse pas aux seuls spécialistes du Japon et aux amateurs d’exotisme extrême-oriental. Pour Jacques Fijalkow, les perspectives comparatives révèlent les évidences souvent non perçues par le chercheur qui a appris à lire et à écrire sa langue maternelle dans l’école où se déroulent ses recherches. Lui-même s’est ainsi « dépaysé », avec des écoliers d’Israël apprenant à lire l’hébreu. Christian Galan, qui a été instituteur en France, avant de devenir professeur de français au Japon, puis professeur de japonais en France, possède à la fois la culture et l’expérience des deux mondes, scolaire et linguistique. Dans L’enseignement de la lecture au Japon. Politique et éducation (2001), il montrait combien l’histoire des pédagogies japonaises de la lecture ne pouvait être jugée à l’aune des seuls discours de référence qui, par Amérique interposée, ont rejoué les oppositions classiques entre tradition et innovation, mémoire et intelligence, réception du texte et littéralité du déchiffrage. En invitant des spécialistes japonais mais aussi français de diverses disciplines (linguistique, psychologie, pédagogie, sociologie, histoire) à intervenir sur le terrain des interférences entre langue, culture pédagogique et histoire sociale, les deux maîtres d’œuvre voulaient « dégager un chemin vers de nouvelles solutions qui prennent en considération la spécificité d’une langue particulière et les contextes de son apprentissage ».

2Ciblant le temps présent, ils ont renvoyé à la fin du livre les héritages du passé, qui traitent de l’introduction des caractères chinois aux viiie-ixe siècles (K. Akemi), des femmes lectrices du xviie siècle (P. Kornicki) ou des illettrés de l’ère Meiji (R. Rubinger) et donnent quelques clés sur les mondes sociaux et culturels qui ont précédé la modernité. Mais l’essentiel est l’école contemporaine, au moment où le contexte d’apprentissage est en train de changer. Certes, les familles continuent à soutenir avec constance les acquisitions des enfants par des heures de travail hors classe et les évaluations internationales confortent les Japonais dans l’excellence de leurs résultats. Mais alors que l’État continue de se féliciter de son école, certains ont repéré une montée de l’illettrisme fonctionnel et constatent que les adolescents « ne lisent plus », par incapacité ou par désintérêt. Qu’en est-il réellement ?

3La première étape du parcours initie avec pédagogie le lecteur ignorant des spécificités de la langue japonaise et de son système d’écriture. A.-M. Christin montre tout ce que notre alphabet charrie de « voix », alors que les idéogrammes ont développé une mémoire iconique dont la poésie a fait grand usage dans ces calligraphies-tableaux qui fascineront tant Mallarmé ou Manet. Comparant le français connu au japonais inconnu, J.-P. Jaffré illustre sa théorie de la mixité orthographique. En effet, le japonais dispose d’un double système d’écriture, phonographique (les kanas, syllabes au codage régulier, vite maîtrisés par les enfants) et idéographique (les kanjis, caractères chinois qui codent le lexique, la syntaxe restant codée en kanas). L’apprentissage des kanjis se fait peu à peu au fil de la scolarité et l’acquisition conjointe de ces deux écritures semble très compliquée. Cependant notre orthographe française qui doit, comme le japonais, résoudre de nombreux problèmes d’homophonie, recourt elle aussi à des marques « sémiographiques » (« pain » se distingue de « pin », « donné », de « donner »). Au hit-parade des orthographes complexes, le français devance peut-être le japonais. Après la théorie, les travaux pratiques : I. Tamba conduit une étude de cas lumineuse, partant de toutes les écritures possibles du verbe lire, yomu. Elle suit les transcriptions des syllabaires pour débutants ou étrangers, jusqu’à ceux des dictionnaires savants, avec les variantes de prononciation des caractères chinois (un kanji peut, pour un même sens, se lire de différentes façons). Car le « japonais national » ne s’est imposé que lentement et parfois très récemment, comme en témoigne P. Beillevaire à propos de la colonisation politique, linguistique et culturelle de l’île d’Okinawa : longtemps résistants à une japonisation forcée, ses habitants ne se sont sentis vraiment japonais qu’en réaction à l’occupation par l’armée américaine qui a duré jusqu’en 1972.

4L’entrée du Japon dans la modernité n’a pu se faire qu’en passant de la calligraphie au pinceau aux caractères d’imprimerie, puis aux claviers des ordinateurs. Dans un article passionnant, Y. Makoto montre l’écart entre les cent vingt mille kanjis existants et le corps limité des kanjis utilisés dans la presse et les échanges ordinaires (trois mille). C’est sur ces tables de fréquence que s’appuient les traitements de texte. Les logiciels, commercialisés par Toshiba à partir de 1983, ont résolu progressivement les problèmes de transcription, justement en se servant du double système d’écriture (on tape sur le clavier la prononciation d’un mot en kana et l’écran propose une liste de kanjis entre lesquels choisir celui qui convient). Le système s’est perfectionné depuis qu’on peut saisir des portions de phrases, en laissant le logiciel examiner les compatibilités sémantiques et éliminer les homophonies dénuées de sens. Cependant, cette transformation de l’acte d’écrire a des effets en retour prévisibles sur la scolarisation de la lecture et de l’écriture.

5Le centre du livre concerne donc de l’institution scolaire et la pédagogie de la lecture (partie 2 et 3). H. Teruhisa expose les contraintes qui limitent l’efficacité scolaire : extrême directivité des prescriptions ministérielles, absence d’articulation entre jardins d’enfants et école primaire, concurrence privé-public au profit du privé (la libération du samedi a permis d’accroître la clientèle des cours privés, les juku), programmes surchargés, oubli des fondements psychologiques et linguistiques de l’acquisition de la langue. Analysant les résultats à l’enquête PISA 2000, N. Hirotaka souligne une distorsion paradoxale : les très bons résultats en compréhension et la chute des performances sur les textes explicatifs et argumentatifs. Faut-il donc choisir entre « scruter les arbres ou choisir de voir la forêt, au risque de sacrifier la perception de l’arbre ? » Les pratiques pédagogiques des collèges, longtemps égalitaristes, ont ainsi été violemment critiquées au nom d’une logique de l’efficacité et de l’obligation de résultats, bouleversant les valeurs et les pratiques enseignantes (C. Lévi Alvares).

6Revenant à l’histoire, S. Hisayohi dresse un panorama de l’enseignement de la lecture : méthodes des signes puis des mots de l’ère Meiji, méthode des phrases, à partir des années 1920, méthode des poèmes et des histoires illustrées après 1945, jusqu’à l’arrivée d’une « méthode phonétique » en 1964, méthode strictement synthétique qui structure la progression actuelle, même si les enrichissements culturels (écoute d’histoire lues, illustrées, recours accru à la production de texte) s’efforcent de pallier l’austérité du parcours d’apprentissage. Les débats pédagogiques occidentaux sur les compétences à développer se retrouvent donc au Japon, sur la conscience phonique (Norimatsu Hiroko le montre à travers les jeux de mots, très populaires chez les écoliers), le rôle de l’exercice systématique et du jeu dans l’acquisition des kanji (Kawakami Sachiko), la maîtrise précoce des kana syllabiques, qui s’acquiert « bien plus facilement et plus précocement que celle relative à l’analyse phonémique » (Amano Kiyoshi), mais n’empêche pas un nombre croissant d’enfants d’éprouver des difficultés en lecture au fil des années scolaires. Dans son analyse des manuels à la lumière de recherches linguistiques et cognitives, Tsuhada Yasuhiko dénonce leur conception finalement très « passive » de la lecture, qui tient peu compte des connaissances préalables du jeune lecteur, ni de ses connaissances lexicales.

7Ces articles critiques contrastent avec le discours officiel qui continue de soutenir l’exception du Japon, pays sans analphabètes ni illettrés, « contrairement à tous les autres pays industrialisés », ce qui montre « l’efficacité du système scolaire japonais ». C. Galan, reprenant ce dossier à la lumière d’enquêtes comparatives (Furet et Ozouf pour la France) retrace la construction du mythe accrédité sous l’ère Meiji, réactivé après la guerre, mythe du « peuple japonais, un peuple naturellement doué pour l’étude et que les performances académiques distinguent des autres peuples ». Les enquêtes disponibles montrent des résultats plus normaux (6 à 10 % d’analphabètes en 1950, 3 à 6 % en 1960). Qu’en est-il alors de l’illettrisme actuel ? Dès 1995, dans un rapport de l’OCDE, des experts affirmaient que « des niveaux de capacités inadéquats dans un vaste segment de la population pourraient menacer la solidité de l’économie et la cohésion sociale au sein du pays ». Mais pour l’heure, ceux qui dénoncent l’inefficacité de l’école et prônent la culture des résultats, sont aussi ceux qui rejettent l’école égalitariste et visent à déréguler le système en désengageant l’État de son financement, et non ceux qui chercheraient à soutenir les élèves en échec et leur éducation à la citoyenneté. Au Japon comme ailleurs, les relations entre littéracie et démocratie sont entrées dans une zone de tempêtes. Retrouver in fine que ces défis concernent tous les pédagogues d’un monde globalisé n’est pas le moindre intérêt de ce voyage au pays du Soleil Levant.

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Pour citer cet article

Référence papier

Anne-Marie Chartier, « Galan Christian (dir.) & Fijalkow Jacques (dir.). Langue, lecture et école au Japon »Revue française de pédagogie, 162 | 2008, 145-147.

Référence électronique

Anne-Marie Chartier, « Galan Christian (dir.) & Fijalkow Jacques (dir.). Langue, lecture et école au Japon »Revue française de pédagogie [En ligne], 162 | janvier-mars 2008, mis en ligne le 29 septembre 2010, consulté le 24 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rfp/967 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rfp.967

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Auteur

Anne-Marie Chartier

SHE, INRP-ENS

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