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Notes critiques

NETTER Julien. L’école fragmentée

Paris : PUF, 2019, 256 p.
Anne Barrère
p. 91-93
Référence(s) :

NETTER Julien. L’école fragmentée. Paris : PUF, 2019, 256 p.

Texte intégral

1Dans L’école fragmentée, Julien Netter propose une analyse de l’évolution de l’école primaire française, au travers d’une étude de la division du travail éducatif dans sept écoles parisiennes différenciées scolairement et socialement. Cette division du travail s’opère, durant le temps scolaire, entre enseignants, animateurs, professeurs de la ville de Paris, intervenants d’associations. La force de l’étude vient de ce qu’elle met l’expérience des élèves au cœur de l’analyse. Confrontés désormais à diverses situations ou « fragments » d’un flux d’école composite, nouveau visage d’une institution ouverte sur son environnement, et faisant une plus grande place au péri-scolaire, les élèves traversent dans une même journée des activités bien différentes, sous l’égide d’adultes aux professionnalités elles-mêmes diverses. Quelle synthèse en font-ils ? Comment recomposent-ils le flux d’école ? L’objet du livre est bien de répondre à ces questions le plus rigoureusement possible.

2Le premier chapitre présente l’enquête menée entre 2012 et 2014 à Paris, dans la foulée de la mise en œuvre de la réforme des rythmes. Elle fait une place centrale à l’observation, seule méthode en phase précisément avec une perception continue de situations hétérogènes. 468 heures d’observation ont été menées, la moitié étant filmée, concernant 380 enfants et 128 adultes. Une comparaison initiale de deux écoles situées dans des quartiers favorisés (A et B) et de deux écoles implantées dans des quartiers relevant de la politique de la ville (C et D) a été complétée et précisée dans un deuxième temps à l’aide d’observations ciblées dans trois autres écoles. La position scolaire des élèves a été estimée à partir du jugement enseignant sur une échelle allant d’extrêmement faible à très performant ; la position sociale de leur famille estimée à partir du tarif de cantine. La catégorisation des encadrants fait ensuite l’objet d’une mise en perspective à partir de différents auteurs ayant déjà abordé la question de la division du travail éducatif. L’auteur tranche pour une tri-partition : enseignants (y compris de la ville de Paris) ; animateurs (mettant en œuvre la réforme des rythmes) ; intervenants ponctuels. Il est à noter que les temps passés par certains élèves en centre de loisirs ne sont pas étudiés, même si les animateurs sont les mêmes que ceux qui animent les temps péri-scolaires prévus par la réforme. Or, si un élève sans problème scolaire ne fréquentant aucune activité péri-scolaire peut passer près de 82 % de son temps avec son enseignant, le reste revenant aux professeurs de la ville et aux récréations ; un autre scolairement faible, et accompagné par un AVS dans une école de l’Éducation prioritaire, ne sera encadré que pour 37 % de son temps par son enseignant, et pour 39 % de son temps par des acteurs du péri-scolaire, dans un quotidien qui le confronte à 14 acteurs différents hors récréation. Le constat est spectaculaire, et va charpenter tout le questionnement.

3Le deuxième chapitre « coordination des acteurs et apprentissages » met en évidence le manque d’articulation entre ces différents intervenants, qui peut aller jusqu’à un défaut d’information sur la nature même des activités effectuées par les élèves avant ou après le passage d’un intervenant donné devant le groupe, quel que soit son statut. Les injonctions au travail collaboratif et préoccupations autour de la cohérence et de la cohésion doivent être relues dans ce sens. Ce sont en fait davantage les considérations en termes d’autorité et de climat de classe qui font l’objet d’échanges ou de consensus. Les animateurs, moins payés et considérés que les intervenants ponctuels malgré parfois des missions très similaires, se sentent minorés et mal considérés par les enseignants, d’autant plus qu’ils sont porteurs de références culturelles bien plus éclectiques, et d’une tradition d’éducation populaire étrangère à certains enseignants. Le chapitre se clôt sur le rappel de la problématique du livre : si la division du travail à l’école évolue en faveur d’une complémentarité d’actions différenciées, elle doit rejoindre ce que Durkheim nommait solidarité organique, base de cohésion des sociétés modernes, remplaçant l’ancienne unanimité de la solidarité mécanique. Est-ce bien le cas dans l’école contemporaine ? Existe-t-il une solidarité « organique » scolaire ?

4Le troisième chapitre répond à ces questions, comme prévu, à partir de l’étude approfondie de l’expérience des enfants dans le contexte d’un cas astucieusement choisi comme potentiellement favorable à cette solidarité. L’observation d’un atelier théâtral portant sur Cendrillon, dans une école défavorisée, permet d’analyser le fruit de la collaboration entre une enseignante de CE2, à l’initiative du projet, et un animateur contractuel, qui connaît bien les enfants. À la faveur d’un travail individuel d’écriture et d’un travail collectif d’improvisation théâtrale, l’atelier permet de construire une telle solidarité, malgré un début de séance compliqué par des attitudes de retrait ou d’opposition de certains élèves, troublés par le caractère non conventionnel des exercices proposés. La présence de l’enseignant, même s’il délègue presque totalement l’activité, et le passage à l’écrit permettent en effet de retrouver une attitude favorable à l’apprentissage, même si les registres d’intervention de l’animateur, laissant une place à l’humour et aucune aux évaluations négatives qui empêcheraient la valorisation de tous, sont en contraste avec le registre scolaire. C’est en fait un régime du « jeu sérieux » qui s’instaure, permettant de réconcilier apprentissage et interactions, mais aussi de faire cohabiter la « Cendrillon de Perrault » présentée par l’enseignante et celle de Disney influençant les prestations des enfants. Mais dans d’autres cas, c’est-à-dire avec un animateur moins averti, et sans accord avec l’enseignant, seule prévaut la préoccupation d’un vivre ensemble détaché des apprentissages, fondé sur l’opposition des animateurs à toute compétition scolaire. Le cas vertueux sert en quelque sorte à mettre en valeur certaines conditions favorables à un « travail de couture » entre les fragments, dont on comprend du coup à quel point elles sont rarement réunies.

5Le quatrième chapitre, intitulé « Les enfants inégaux face à la division du travail », en tirera les conséquences logiques, tout en complexifiant l’analyse des observations. Les bons élèves se caractérisent par la capacité à adapter leurs attitudes aux situations d’encadrement, introduisant à bon escient des moments de retraits et d’interactions dans les apprentissages et faisant preuve d’auto-contrôle dans les comportements. Ainsi peuvent-ils tirer profit du jeu sérieux sans qu’il soit explicité en tant que tel. Ce sont ainsi des configurations d’attitudes, appelées « modes » par le chercheur, qui sont repérables, où chaque attitude, plus ou moins dominante et finalisée, se voit articuler aux autres. Le mode « étude » combine par exemple une attitude d’apprentissage visant à répondre aux demandes de l’enseignant à des interactions visant à intervenir dans la compétition scolaire, là où le mode « ludique gratuit » se définit à l’inverse par une moindre attention portée aux apprentissages, le mode « ludique sérieux » occupant une position médiane. Deux autres modes complètent l’analyse, le mode « veille » où l’attitude de retrait prédomine, et le mode « travail » où le contrôle d’un comportement studieux vient à la fois mimer et remplacer l’attitude d’apprentissage. Mais l’instauration de ces modes est débitrice de signes suffisamment clairs de la part des encadrants quels qu’ils soient. Ainsi la comparaison avec d’autres ateliers théâtre montre que les modes « veille » ou « jeu gratuit » s’installent facilement lorsque les intervenants ne donnent pas de signes suffisants permettant de se mettre en mode « jeu sérieux », ruinant tout lien possible avec les apprentissages. Dans d’autres cas, par exemple lorsqu’une enseignante cherche à maîtriser totalement les interactions que supposerait le jeu théâtral, les modes rentrent en contradiction, paralysant les élèves. Ainsi, la solidarité scolaire dépend à la fois des coopérations entre encadrants, et de l’habileté des élèves à circuler entre les attitudes, au sein des modes supposés par chaque fragment d’école. Pour certains élèves, les fragments restent juxtaposés, l’attitude d’apprentissage n’est pas au rendez-vous, la division du travail éducatif est donc productrice d’opacités et d’incohérences dans les activités, et par voie de conséquence, de nouvelles inégalités.

6Le présent ouvrage, aussi rigoureux qu’agréable à lire, contient plusieurs niveaux de lecture. Il fournit une description analytique de grande qualité de « l’école primaire au quotidien » dans le contexte parisien. Mais il donne aussi des catégories générales fécondes pour penser l’expérience des écoliers, tout en poursuivant le questionnement sur les inégalités scolaires, à la fois sur le plan des malentendus, dans la continuité des travaux d’ESCOL, et des différenciations territoriales. Sa vertu critique est aussi très forte : l’école risque de perdre un peu plus ceux-là mêmes qu’elle veut aider et renforcer dans leurs apprentissages, les élèves les plus faibles étant confrontés à la plus forte fragmentation. Le constat est implacable et convaincant, mais la réflexion initiée par ce travail questionne aussi très largement et de manière ouverte le rôle de l’école contemporaine. En décrivant systématiquement le mode « étude » comme lié à une « compétition scolaire », ce que rejette en bloc le groupe des animateurs (mais sans doute aussi certains professeurs des écoles), le constat pose aussi la question des finalités de l’école, de la centralité actuelle de l’évaluation, une dimension peu étudiée dans le livre, et de la dissociation en son sein des finalités individuelles et collectives. Si la fragmentation fait dans certains contextes de l’école primaire un « milieu moral désorganisé » pour paraphraser Durkheim, la division du travail entre adultes est-elle la seule à interroger ? N’est-ce pas le mode « étude » lui-même, qui en reliant l’apprendre à certaines formes d’interactions, d’encadrement et d’évaluation, peine aujourd’hui à se légitimer dans toutes ses dimensions, y compris auprès de ses acteurs les plus concernés, les enseignants eux-mêmes ? En ce sens, les réflexions sur le jeu sérieux initient aussi, sans nul doute, de nouveaux chantiers, à la fois pédagogiques et sociologiques, et ce n’est pas la moindre des vertus de ce livre très stimulant.

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Pour citer cet article

Référence papier

Anne Barrère, « NETTER Julien. L’école fragmentée »Revue française de pédagogie, 204 | 2018, 91-93.

Référence électronique

Anne Barrère, « NETTER Julien. L’école fragmentée »Revue française de pédagogie [En ligne], 204 | 2018, mis en ligne le 30 septembre 2018, consulté le 12 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rfp/8564 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rfp.8564

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Auteur

Anne Barrère

Université de Paris, département de Sciences de l’éducation, CERLIS-CNRS

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