PROST A. (1968). L’Enseignement en France, 1800-1967. Paris : Armand Colin.
MONNIER Anne. Le temps des dissertations. Chronique de l’accès des jeunes filles aux études supérieures (Genève xixe-xxe)
MONNIER Anne. Le temps des dissertations. Chronique de l’accès des jeunes filles aux études supérieures (Genève xixe-xxe). Genève : Droz, 2018, 360 p.
Texte intégral
1Le livre qu’Anne Monnier a tiré de sa thèse emboîte plusieurs objets d’études. Le titre met en exergue un exercice didactique que le sous-titre relie à la scolarisation des filles. La date pivot est 1969 : « pour la première fois dans l’histoire de Genève, les garçons et les filles sont dans une égalité pour l’accès aux études supérieures » (p. 91), mais cette égalité formelle ne concerne que les filières d’élite. L’hypothèse d’Anne Monnier est que l’enseignement féminin « de seconde zone » a paradoxalement modernisé tout le curriculum genevois. Le curriculum féminin a rodé la « dissertation » qui a pris la place du « discours », emblème de la formation classique dispensée au Collège fondé par Calvin en 1559. Pour étayer son intuition, Anne Monnier nous fait traverser à grands pas l’histoire de l’école secondaire, masculine et féminine, de 1836 à 1969, puis de 1969 à 2004. Elle fait une focale sur l’école de culture générale (ECG) surgie des cendres de filières spéciales féminines en 1972. Qui dit « culture générale » dit « dissertation » : la transition est faite vers la deuxième partie du livre qui cherche pour la même longue durée (1836-2004) quels modèles et quels objets d’écriture a privilégiés le genre « dissertation », pour garçons et filles, dans les collèges d’élite comme dans les écoles moins sélectives.
2Premier temps : Anne Monnier expose comment des destins scolaires, féminins et par ricochet masculins, se modifient au fil de l’évolution des écoles secondaires (non obligatoires) conçues pour des publics sociaux contrastés. Les scolarités des filles et des garçons sont mises en regard, choix légitime et d’autant plus tenable que Genève n’est pas un pays, mais une ville : filles et garçons des établissements d’élite sont si peu nombreux dans les années 1880 qu’ils ont le même unique professeur de littérature française. Dans ce territoire à taille humaine, les régents, devenus fonctionnaires en 1848, ont la responsabilité de concevoir et d’appliquer les programmes. Depuis 270 ans, toutes les réformes actées par le Grand Conseil ont donc été décidées de façon consensuelle par ceux qui les mettront en œuvre, avec l’injonction « de respecter la tradition autant que possible », « de ne pas compromettre la formation de l’élite ».
3Comme partout ailleurs, Genève a longtemps séparé les garçons et les filles, tout autant que les enfants « de bonne famille » des enfants d’origine modeste : pour les élites, le collège de garçons (classes de latin-grec et, depuis 1848, classes « françaises » modernes) et une « école secondaire de Jeunes Filles » (ESJF) sans latin ni mathématiques, mais où l’on enseigne ce qu’on appellera plus tard des « humanités modernes » (composition française, littérature, histoire et géographie, éléments de sciences physiques et naturelles, chant, dessin et notions d’économie domestique). En 1922, l’ESJF obtient de préparer à la maturité (bac général ouvrant à l’université), ce qui va amputer peu à peu ses spécificités « féminines » (elle perd l’économie domestique et en 1936 la section pédagogique qui permettait d’enseigner dans le préscolaire). La ville a aussi créé des cycles courts pour « préparer à la vie » (en 1848, collège industriel et commercial, en 1886, école professionnelle pour garçons et école professionnelle ménagère pour filles, l’EPM). En 1934, ces établissements sont transformés en collèges modernes à visée d’instruction générale « désintéressée ».
4Les organigrammes montrent ainsi le passage d’un enseignement secondaire morcelé, où de multiples écoles affichent la division des sexes et des classes sociales, à un système retardant pour tous l’entrée dans les savoirs de métiers. Créé en 1962, le Cycle d’orientation (CO) commun aux 12-15 ans « homogénéise » l’ensemble. On voit les similitudes avec ce que décrit A. Prost dans L’Enseignement en France (1968). Différence notable, ce CO commun institue très officiellement des classes de niveau. Auparavant, les élèves échouant aux examens de passage annuels étaient exclus. Désormais, il existe des « sections où les élèves sont “orientés” » non en fonction « de leur sexe, de leur lieu d’habitation ou de leur classe sociale », mais « en fonction de leurs notes » (p. 88). Les sociologues n’auront guère de peine à montrer que la hiérarchie des filières recoupe celle des milieux sociaux.
5Où entrer après le cycle d’orientation ? Pour celles et ceux qui ne visent pas la maturité, l’école de culture générale (ECG), fusion de l’ancienne école secondaire de Jeunes Filles (ESJF) et de l’école professionnelle ménagère (EPM), se veut « l’emblème d’une culture accessible à tous » pour les 15-18 ans. Créée en 1972 sur un projet professoral ambitieux, elle vise « l’épanouissement de l’élève » et prône l’ouverture à la vie moderne : méthodes actives, large choix d’options, conférences sur l’actualité, mixité : les garçons suivent (sans problème, dit-on) les cours d’économie familiale. De quoi donner des contenus, sinon une définition, à la notion floue de culture générale : pour Anne Monnier, « cette nouvelle discipline, c’est la culture au sens de Arendt » (p. 139). Pourtant, les résultats ne suivent pas (50 % d’échec au passage en 2e année, autant au diplôme de sortie), la réputation de l’école chute. D’ajustements en modifications (nombre d’options réduit, programme resserré), l’ECG doit se résoudre à adopter les standards fédéraux suisses sur les EDD (Écoles de Degré Diplôme).
6Si on s’essaie à faire le bilan de cette 1re partie, on constate qu’avec la mixité des 1er et 2e cycles, les écoles de filles perdent leur « culture féminine » pour les normes masculines. Quant à l’ECG, issue de deux filières pour filles, elle échoue à imposer son modèle et doit s’aligner sur les écoles EDD reconnues par la Confédération helvétique. On est donc intrigué de comprendre comment Anne Monnier va défendre son hypothèse initiale.
7La 2e partie de l’ouvrage cherche à montrer comment ces institutions féminines « dominées » ont conçu ou fait entrer dans l’usage de nouvelles formes pédagogiques. Ainsi, le projet des ECG inspirera les argumentaires sur la « culture générale » d’autres cantons. Quant à la dissertation, elle finit par être un exercice d’écriture commun à tout l’enseignement post-obligatoire, des filières d’élite aux cours pour classes populaires. Le nouvel exercice (exposer et juger des points de vue différents) s’émancipe peu à peu du discours (rhétorique de la plaidoirie contre un adversaire). L’élève doit s’appuyer sur des exemples tirés de l’expérience vécue plus que d’œuvres littéraires. Quelques copies masculines primées dans années 1920, puis en 1947, 1950 et 1961 font saisir les critères professoraux de « l’excellence ». Hélas, pas de copies féminines dans cet échantillon, pas de copies non plus d’élèves « ordinaires », mais seulement quelques écritures masculines remarquées. Ceci n’empêche pas de voir l’évolution d’un genre : dès les années 1960, la discussion d’une opinion s’oriente vers l’expression subjective de soi, qui était depuis longtemps présente dans les sujets proposés aux filles (réflexion sur des questions existentielles, mettant en jeu la sensibilité, les sentiments personnels, la vie quotidienne). C’est seulement après 1969, au moment où elle subit en France le feu croisé des critiques, que dans un enseignement devenu mixte, la dissertation devient « littéraire » : littérature « scolaire » par définition, puisque les sujets ne concernent que les œuvres contemporaines travaillées en classe.
8En s’appuyant sur les « discours programmatiques », Anne Monnier peut ainsi valider son hypothèse de départ. Elle ouvre donc une piste bien séduisante, mais son analyse des modèles orientant les injonctions professorales laisse un peu le lecteur sur sa faim. En effet, s’il existe, dès 1848, une « classe de français » au collège de Calvin, pourquoi ne pas attribuer un rôle moteur à cette filière moderne masculine plutôt qu’à l’enseignement des filles ? Autre question : quand on passe du discours à la dissertation à travers les exercices composites (recours au genre dialogique de la lettre, flou entre composition et dissertation, usages variables de l’amplificatio et/ou de l’imitatio), le pouvoir attribué aux modèles rodés par la « culture féminine » y semble plus induit que démontré. On parlerait d’indices convergents plutôt que « de preuve par les copies d’élèves », d’autant qu’Anne Monnier, plus soucieuse des formes que des contenus (plus marqués par le genre), ne cherche pas à analyser l’écart entre les programmes prescrits et leurs effets (souvent décevants, à voir les taux d’échec qu’elle souligne). Reste que ce voyage dans l’histoire longue de l’enseignement genevois apporte autant d’informations qu’il procure de surprises. En ciblant les modalités d’écriture rodées dans un enseignement féminin « dominé », la recherche d’Anne Monnier montre à quel point la dissertation a pu être un genre scolaire éminemment flexible. Elle permet également de relire autrement les évolutions qui ont suivi 1968 : la légitimation de la subjectivité et de l’expression de soi ne serait-elle pas, au bout du compte, une sorte de « revanche des faibles » ?
Pour citer cet article
Référence papier
Anne-Marie Chartier, « MONNIER Anne. Le temps des dissertations. Chronique de l’accès des jeunes filles aux études supérieures (Genève xixe-xxe) », Revue française de pédagogie, 199 | 2017, 145-147.
Référence électronique
Anne-Marie Chartier, « MONNIER Anne. Le temps des dissertations. Chronique de l’accès des jeunes filles aux études supérieures (Genève xixe-xxe) », Revue française de pédagogie [En ligne], 199 | avril-mai-juin 2017, mis en ligne le 30 juin 2017, consulté le 09 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rfp/6725 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rfp.6725
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