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Notes critiques

DEVIGNE Matthieu. L’École des années noires. Une histoire du primaire en temps de guerre

Paris : PUF, 2018, 336 p.
Pierre Boutan
p. 141-143
Référence(s) :

DEVIGNE Matthieu.L’École des années noires. Une histoire du primaire en temps de guerre. Paris : PUF, 2018, 336 p.

Texte intégral

1Au moment où l’historiographie met l’accent sur une certaine continuité entre l’avant-Seconde Guerre mondiale et le temps de celle-ci, il est particulièrement intéressant de décrire la vie concrète de l’école primaire dans la période 1938-1948, c’est-à-dire en période d’avant-guerre, de guerre et d’après-guerre, ce qui offre un découpage chronologique simple.

2L’État a en effet préparé le temps de la Guerre aussi au niveau de l’appareil éducatif, des écoles, des élèves, des maîtres… Pour décrire et analyser les prévisions, les réalisations, le retour à la paix, l’auteur a cherché à prendre en compte les points de vue de l’administration centrale, ceux de ses intermédiaires : inspecteurs généraux, recteurs, inspecteurs d’académie, inspecteurs primaires, d’une part, et enseignants sur place, à partir de leurs rapports d’époque et de leurs souvenirs d’autre part. Ses recherches l’ont conduit en particulier des Archives nationales aux archives départementales : 8 au total, partagées également entre Zone occupée et Zone non occupée. Et il faut ajouter que la principale ligne de démarcation traversait plusieurs dizaines de départements. Il reste cependant la Zone interdite (les départements du Nord et du Pas-de-Calais) et la Zone annexée (Haut et Bas-Rhin, Moselle). Ceci jusqu’au 11 novembre 1942, où les Allemands prennent le contrôle de l’ensemble de la France, en laissant aux Italiens une bonne partie de la région alpine, jusqu’à Lyon, au moins jusqu’en septembre 1943. Et on laisse encore de côté les zones côtières interdites, les zones prévues pour la colonisation allemande… Certes, l’administration française est censée gérer l’ensemble du territoire, mais toujours sous le contrôle des occupants. Cette division affecte aussi le ministère lui-même, obligé de se répartir entre Paris et Vichy…

3Le premier document exhumé des Archives nationales par l’auteur est un rapport d’avant-guerre de 1938 du directeur du premier degré, Max Sorre, qui décrit la France primaire en s’efforçant, en bon géographe, de repérer par zones la disparité des situations d’encadrement : face aux classes de plus de cinquante élèves, dans les grandes villes industrielles, renforcées dans le Sud par l’arrivée de familles de réfugiés, il y a les très nombreuses écoles à classe unique de campagne ou de montagne, avec un nombre d’élèves très faible. À quoi il faut ajouter la concurrence écoles publiques/écoles catholiques dans l’Ouest et le Sud du Massif Central…

4Quand la Guerre est officiellement déclarée à la veille de la rentrée 1939, l’administration s’efforce de mettre en œuvre un plan de repli des élèves et des maîtres, en particulier pour le Nord et l’Est (suivant en cela les leçons de la Première Guerre mondiale), mais aussi pour les zones prévisibles de combat et de bombardement, qui pouvaient viser toutes les infrastructures comme les gares et les ports. Sauf que, si la « drôle de guerre » de septembre 1939 à mai 1940 permet de croire à une stabilisation, avec la débâcle de mai-juin 1940, suivie de l’Occupation, la prévision des combats devient plus difficile, liée à l’avancée des troupes alliées venant de l’Ouest puis du Sud, au repli des troupes allemandes et au harcèlement de la Résistance, qui se déroulent de juin 1944 à septembre 1945.

5Matthieu Devigne donne un aperçu des problèmes posés (et souvent résolus localement) par les déplacements d’élèves, les locaux, les maîtres : ainsi, il faut remplacer les mobilisés en 1939 (quelque 30 000 instituteurs dont un bon tiers sera envoyé en captivité jusqu’à la fin du conflit), puis, en 1940-1941, les institutrices de plus de 50 ans que le régime de Vichy met d’office à la retraite, ce qui ne peut être une mince affaire. Des exemples étonnants sont tirés des archives et des témoignages, comme ces comptes rendus d’accidents scolaires, ces rencontres entre enfants des villes envoyés dans des écoles de campagne, loin de leurs parents.

6L’auteur décrit la volonté indéniable à tous les niveaux de protéger les enfants qui se heurte aux dures réalités d’un pays en guerre et occupé. Le repli total des écoles de Paris en 1944 dans ces conditions est assurément un exploit majeur. Il y a aussi les problèmes quotidiens du ravitaillement : il est vrai qu’en milieu rural, la situation peut être moins difficile qu’en ville. Les questions comme celles de l’affaiblissement du niveau scolaire, de la surveillance de la fréquentation ne sont pas esquivées. La volonté de développer les œuvres sociales bénévoles en dehors de l’école est illustrée par des exemples de solidarité mis en œuvre localement. Un chapitre est consacré à la persécution des enfants juifs qui n’échappe pas au milieu scolaire : si les rafles de 1942 les visent, l’auteur constate que leur recensement demandé officiellement en 1943 n’a guère été effectué avec zèle.

7On notera aussi en annexe d’utiles indications sur la chronologie des ministres, de leurs principaux collaborateurs, et la composition des grandes directions, ainsi que des nouveaux cursus mis en place.

8Malgré tout, l’école en guerre fut, dans ces profondeurs, en continuité avec son passé structurel. Les efforts considérables du régime de Vichy pour la transformer à son profit s’avérèrent vains, tout en laissant des traces pour le futur.

9Après d’autres ouvrages plus généraux sur le sujet, le travail de Matthieu Devigne est donc à apprécier. L’objectif de l’auteur était ambitieux, surtout dans le temps individuel contraint de préparation d’une thèse, à la base de cet ouvrage. On ne saurait donc trop lui reprocher les difficultés parfois à articuler des vues d’ensemble et des cas d’espèce. Si l’on peut être étonné de quelques erreurs, comme celle de désigner la circonscription d’un inspecteur d’académie sous le même nom (par exemple « l’académie de l’Allier »), il faut au contraire en profiter pour appeler à de nouvelles recherches, sans aucun doute collectives, en vue de prendre la mesure des gigantesques bouleversements de ce temps. De ce point de vue, une étude des budgets serait utile.

10Il reste à mesurer ce qui provoqua, ou non, des réactions. Dans cette perspective, le Bulletin national de l’enseignement primaire, lancé en janvier 1943 en direction des seuls personnels primaires, mériterait une étude attentive. Par exemple sur les initiatives pédagogiques du régime de Vichy, avec la création d’une nouvelle discipline comme « l’éducation générale », ses ambitions de récupérer l’éducation nouvelle, les tentatives de réinstaller un enseignement religieux, ou de promouvoir l’enseignement des « dialectes locaux », deux disciplines qui restèrent cependant hors du temps scolaire. Dans ces domaines, comme dans tous les autres, les débats ne manquèrent pas entre les partis vichystes sur les questions d’éducation, dans lesquels se distingua Marcel Déat, lui-même ancien professeur d’école normale… et qui fit connaître par exemple son désaccord avec la fermeture des écoles normales primaires.

11Car Vichy, à travers ses ministres successifs – quatre avant les deux derniers, Jérôme Carcopino (février 1941-avril 1942) et Abel Bonnard (avril 1942-août 1944) –, conduisit une politique scolaire, à la fois orientée dans un sens réactionnaire et susceptible de sérieuses inflexions. Pétain lui-même se piquait d’avoir des idées en la matière, et ne manquait jamais de rappeler l’importance qu’il attachait à l’éducation de la jeunesse, sur le modèle militaire qu’il avait connu à l’École de guerre, où le rôle du chef était bien sûr primordial. De ce point de vue, la volonté élitaire des mesures prises, avec l’idée d’utiliser le secondaire largement réservé aux enfants « bien nés » (encore alors bien moins de 10 % d’une classe d’âge) contre le primaire populaire, se traduisit par la création de classes d’élèves-maîtres dans les lycées pour y passer le baccalauréat, et la transformation des écoles primaires supérieures en collèges appartenant au secondaire. Deux mesures que les ministres de la Libération ne remirent pas en cause, si ce n’est que les écoles normales primaires eurent en charge directe la préparation au baccalauréat. Il est vrai que le recrutement massif de suppléants bacheliers à la fin des années 1950 rétablit en quelque sorte dans ce domaine la situation du temps de Vichy.

12Il y aurait aussi à étudier les effets des « épurations » successives, et pas seulement celles de la Libération : celle de 1939-1940 (avant la guerre elle-même), celle du régime de Vichy, avec ses variations, liées par exemple à la politique de réhabilitation en direction des pacifistes du Syndicat national des instituteurs et des francs-maçons, de la part du dernier ministre de Pétain, Abel Bonnard, après avril 1942 ; enfin l’épuration après la Libération et ses procès. On pourra lire sur ce point l’étude exemplaire de Jean-François Condette sur les recteurs (2014). Combien de membres du corps enseignant furent effectivement atteints, condamnés, puis ensuite souvent rétablis dans leurs droits, pour aller au-delà des estimations de Claude Singer (rappelées par Condette), indiquant que seul 1 % du corps des instituteurs a fait l’objet de sanctions après la Libération… Combien par exemple, à l’inverse, demandèrent et obtinrent leur carte de résistant… Toutes nouvelles données que les archives désormais accessibles recèlent pour une connaissance approfondie de cette période où l’extrême droite gouverna la France.

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Bibliographie

CONDETTE J.-F. (2014). « “Les Recteurs du Maréchal”. Administrer l’Éducation nationale dans les années noires de la Seconde Guerre mondiale (1940-1944) ». In J.-F. Condette (dir.), Les Écoles dans la guerre. Acteurs et institutions éducatives dans les tourmentes guerrières (xviie-xxe siècles). Villeneuve d’Ascq : Presses universitaires du Septentrion. En ligne : <http://0-books-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/septentrion/7230 - bodyftn159> (consulté le 3 octobre 2018).

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Pour citer cet article

Référence papier

Pierre Boutan, « DEVIGNE Matthieu. L’École des années noires. Une histoire du primaire en temps de guerre »Revue française de pédagogie, 199 | 2017, 141-143.

Référence électronique

Pierre Boutan, « DEVIGNE Matthieu. L’École des années noires. Une histoire du primaire en temps de guerre »Revue française de pédagogie [En ligne], 199 | avril-mai-juin 2017, mis en ligne le 30 juin 2017, consulté le 15 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rfp/6705 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rfp.6705

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Auteur

Pierre Boutan

Université de Montpellier, Faculté d’éducation

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Droits d’auteur

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