1Au milieu des années 1970, alors que l’enseignement du second degré est en plein bouleversement et que des résistances aux réformes scolaires se font sentir, Suzanne Citron (1974) écrit le premier travail de recherche sur la genèse et les débuts de la Société des professeurs d’histoire et de géographie (SPHG) alors déjà vieille de plus soixante ans. Elle y conclut que cette association, comme sans doute certaines de ses homologues d’autres disciplines, a renforcé « l’immobilisme scolaire » (Citron, 1974, p. 247) encore actif au moment où elle écrit, notamment en rigidifiant le découpage disciplinaire du secondaire par sa forme même d’association de spécialistes d’histoire et de géographie. L’analyse du contexte spécifique de naissance de cette société tend, à première vue, à confirmer la thèse de S. Citron.
- 1 Elle cite ainsi Charles Péguy, « Prose », in Œuvres complètes, p. 997 (Héry, 1999). (...)
2En effet, au début du xx e siècle, la quasi-totalité des disciplines de l’enseignement secondaire voit naître des associations professionnelles regroupant les professeurs d’une même discipline que l’on désigne sous le terme d’associations ou de sociétés « de spécialistes » (Cardon-Quint, d’Enfert & Picard, 2014). Cette poussée associative, initiée par la création en 1903 de la Société des professeurs de langues vivantes de l’enseignement public, se déroule dans le contexte particulier de la mise en place de la réforme de l’enseignement secondaire (masculin) de 1902 qui, en accordant une place accrue aux disciplines scientifiques, bouscule les équilibres disciplinaires qui prévalaient jusque là dans les plans d’études. La Société des professeurs d’histoire et de géographie de l’enseignement secondaire public (SPHG) est ainsi créée en 1910, alors qu’a émergé un courant hostile à la réforme de 1902, lequel atteint alors son paroxysme avec le constat, jugé alarmant – et largement relayé auprès de l’opinion publique par l’extrême droite d’Action française –, d’une « crise du français » (Jey, 2000) due à la réduction de son horaire hebdomadaire. Évelyne Héry (1999) montre bien comment cette récupération politique de la querelle des Anciens et des Modernes envenime le débat en lui donnant une dimension idéologique qui dépasse le milieu universitaire : la réforme de 1902 devient le symbole de la « décadence de la Nation française » et d’une atteinte au « génie français » 1. Une telle remise en cause augure d’imminents ajustements dans le plan d’études des lycées et collèges, et les professeurs de lettres et de langues anciennes, grands perdants de cette réforme, pensent pouvoir reconquérir leur position en s’organisant en association. La Société des professeurs de français et de langues anciennes de l’enseignement secondaire public, dite Franco-Ancienne, voit ainsi le jour le 30 décembre 1909 (Cardon-Quint, 2010). La création peu après de la SPHG peut dès lors être vue comme celle d’un groupe de pression défensif, ayant pour but de protéger les disciplines historique et géographique d’éventuels ajustements que pourrait obtenir la très déterminée Franco-Ancienne.
- 2 Bulletin de la Société des professeurs d’histoire et de géographie[ BS (...)
- 3 Statut de la SPHG de novembre 1910 (voir Dubos, 2015a).
3Dans le cas particulier de la SPHG, la réaction défensive est d’autant plus importante que la Société est à la remorque de ce mouvement, puisqu’elle est parmi les dernières à être fondées, près d’un an après la Franco-Ancienne, le 29 décembre 1910. Les débats préliminaires à sa création en montrent d’ailleurs l’importance : dès l’ouverture de la première réunion préparatoire, le 30 mars 1910, Georges Morizet, fondateur et futur président de la Société, évoque la création des sociétés concurrentes et l’impossibilité pour les historiens de rester éparpillés face à l’offensive que la Franco-Ancienne semble préparer 2. L’argument porte et balaye les réticences initiales de certains professeurs. Dès l’origine, la Société pose donc son caractère défensif comme le principal moteur de son action et comme fondement de sa légitimité auprès de ses membres, caractère qu’elle entretiendra durant l’ensemble de la période allant de sa création (1910) jusqu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale (1939) qui provoque une interruption de ses activités, avant qu’elle se reforme en 1945 dans un contexte scolaire en pleine mutation. Ce contexte originel est donc essentiel pour comprendre le rôle que joue dans l’entre-deux-guerres la SPHG dans l’évolution des disciplines scolaires qu’elle entend défendre par la prise en charge des « intérêts spéciaux » 3de ceux qui l’enseignent.
4Néanmoins, pour véritablement évaluer le poids de la SPHG sur cet « immobilisme scolaire » dont parle S. Citron, il convient d’étudier en détail son fonctionnement concret comme organe corporatiste ainsi que les motivations et stratégies de ses membres. Cette étude s’inscrit donc dans l’histoire des sociétés de spécialistes, ce qui présente un double intérêt, puisque ces sociétés constituent un acteur collectif capital de la gouvernance du monde éducatif mais offrent également un observatoire privilégié pour l’étude des professeurs, tant comme groupe social détenteur d’une culture spécifique que comme acteurs individuels du système éducatif et de la vie des disciplines scolaires (Cardon-Quint, d’Enfert & Picard, 2014).
- 4 Seule une étude partielle (sur les quatre premières années d’existence de la SPHG) avait auparavan (...)
- 5 Avec pour sources principales les numéros du BSPHGentre 1910 et 1939 et les dossiers (...)
- 6 Jean-Michel Chapoulie justifie l’usage du terme « système éducatif » pour la période antérieure à (...)
5L’étude des sociétés de spécialistes depuis leur création au début du xx e siècle est l’un des récents développements de l’histoire des disciplines scolaires introduite par André Chervel (1988) en histoire de l’éducation, qui appelle à la prise en compte, au-delà des injonctions et textes officiels, des acteurs de terrain du système éducatif (professeurs, groupements corporatifs, syndicats). Entrer dans l’histoire des disciplines – en l’occurrence ici de l’histoire et de la géographie – par le biais des sociétés de spécialistes permet de mettre en évidence une série de mécanismes et de ressorts à l’influence certaine et auparavant négligés 4. C’est là tout l’objectif de ce travail : en s’appuyant sur une monographie générale de la SPHG (Dubos, 2015a 5), il s’agit d’une part d’isoler et d’évaluer le poids de motivations corporatistes de ses membres au sens où les intérêts matériels ou symboliques personnels des professeurs influencent les prises de position collectives et donc, potentiellement, le devenir de la discipline qu’ils enseignent ; et d’autre part de cerner le rôle exact de la SPHG et de ses différents membres dans la gouvernance du système éducatif 6public et le processus (ou l’absence) de réforme de la discipline. Par ailleurs, en étudiant aussi finement un acteur de la gouvernance du monde éducatif, nous contribuons à une meilleure connaissance de ces derniers dans le cadre de l’hypothèse d’une construction disciplinaire « par le bas ». Le bulletin périodique de la SPHG – source principale pour étudier cette société faute d’archives disponibles – ne donnant pas accès à la pratique des professeurs sur le terrain, il ne nous permet d’étudier l’influence exercée par la Société sur ses membres et sur l’évolution des disciplines historiques et géographiques que sous l’angle des représentations collectives du métier que contribue à forger et diffuser la SPHG. Ces représentations nous intéressent en ce qu’elles influencent l’évolution générale de ces disciplines entre 1910 et 1939, période de relative stabilité tant au sein de l’enseignement secondaire et de l’histoire et de la géographie scolaires (Garcia & Leduc, 2003) qu’au sein de la SPHG elle-même.
6Ces diverses questions seront abordées en trois temps : nous commencerons par présenter la SPHG en tant qu’acteur du système éducatif, en nous intéressant à son mode de fonctionnement, à ses membres et aux moyens d’action qui sont à sa disposition. Nous analyserons ensuite la façon dont elle sert de caisse de résonance d’une identité professionnelle qui lui préexiste pour une large part. Nous cernerons enfin les limites de l’influence de la Société, handicapée par sa structure même et sa position dans le champ institutionnel, qui restreignent largement son action comme son efficacité et tendent structurellement à favoriser une certaine inertie dans l’évolution de l’histoire et de la géographie scolaires.
- 7 Toutes les données chiffrées proviennent de la monographie de l’association (Dubos, 2015a).
- 8 Voir Dubos, 2015a, p. 32 pour le détail de la méthode de ce calcul.
7La Société passe de moins de 200 membres lors de sa création à plus de 1 000 membres en 1930 et près de 1 800 à la veille de Seconde Guerre mondiale 7. Elle rassemble pêle-mêle des professeurs agrégés exerçant en lycée, des professeurs de collège communal et des chargés de cours de lycée (licenciés mais non agrégés), des professeurs d’école primaire supérieure ou d’école normale ainsi que des professeurs de l’enseignement secondaire féminin (voir tableau 1). Historiquement, la Société émane de professeurs du secondaire et demeure marquée par ce primat avec plus de 80 % de ses effectifs issus de cet ordre. Les statistiques étant presque impossibles à établir pour cette période, nous devons nous contenter, pour évaluer la représentativité de la Société, d’un ordre de grandeur compris entre un tiers des professeurs du secondaire (masculin et féminin) au moment de la création en 1911 et deux tiers à la fin de la période en 1938 8. Quant aux écoles primaires supérieures, il est possible d’établir tout aussi approximativement un ordre de grandeur de la représentativité de la SPHG en 1938 autour de 50 % en considérant que les spécialistes d’histoire représentent 15 % des effectifs totaux des enseignants de ces établissements (les statistiques officielles ne le précisent pas).
- 9 BSPHG, n o 60, juin 1929, p. 203.
8L’activité au sein de la SPHG (participation aux instances dirigeantes, aux assemblées, au Bulletin) est essentiellement le fait d’une petite minorité, la très grande majorité des membres se contentant de payer sa cotisation annuelle. Cette situation se reflète à la fois dans le taux d’abstention élevé et croissant aux élections annuelles de son comité (autour de 80 % dans les années 1920 et de 90 % dans les années 1930), dans le faible taux de participation aux assemblées générales annuelles (de 16 % en 1910 à 2 % en 1938), ou dans le profil des professeurs adressant des contributions au bulletin (30 auteurs, dont 21 sont membres du comité, assurent plus de la moitié des contributions sur l’ensemble de la période 1910-1939). Au total, moins de 200 membres participent à des degrés divers à la vie de la Société jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, soit à peine plus de 11 % des membres répertoriés sur l’ensemble de la période. Ce phénomène se retrouve à l’échelle des régionales, qui peinent à véritablement fédérer les membres de leurs académies en dehors d’un petit noyau dirigeant (moins d’une dizaine de personnes selon les comptes-rendus de réunion), ce qu’attestent les plaintes régulières des bureaux régionaux : le secrétaire de la régionale de Besançon, en juin 1929, parle ainsi de « crise de confiance » 9pour expliquer l’absentéisme croissant aux assemblées régionales.
9Des liens de sociabilité se substitueraient-ils à la faible vitalité des organes de décision ? Si l’on en croit la sociologie des professions, pour susciter un phénomène « d’acceptation progressive et de partage des valeurs et des normes d’un milieu professionnel » (Bourdoncle, 1993), soit en d’autres termes un processus de création d’une norme culturelle partagée, il faut développer une sociabilité interne qui, en favorisant la fréquentation mutuelle, parvienne à matérialiser et à rendre sensible le lien moral qui unit les membres d’une même profession. Cela, les dirigeants l’ont bien compris, et ils montrent un intérêt fort et constant durant toute la période pour le développement d’une sociabilité interne solide. Le président de la Société, H. Busson, déclare ainsi en décembre 1922 :
- 10 BSPHG, n o 34, janvier 1923, p. 5.
Ces liens entre les membres de notre Société, nous devrions à l’avenir faire naître toutes les occasions de les resserrer. Pourquoi, non seulement à Paris, mais dans toutes les grandes capitales provinciales, des dîners, des excursions historiques et géographiques, ne fourniraient-ils pas à nos sociétaires et à leurs familles l’occasion périodique de se rencontrer ? Pourquoi, pendant les vacances, des voyages collectifs en France et à l’étranger ne grouperaient-ils pas un certain nombre d’historiens-géographes venus de tous les coins de notre pays ? […] Plus nous nous connaîtrons et nous nous soutiendrons, plus nous serons forts, plus nous aurons de chance de voir donner satisfaction à nos vœux 10.
10Diverses initiatives sont ainsi prises pour développer la sociabilité entre les membres de la SPHG : dîners, voyages collectifs, création d’une rubrique « Entre nous » dans le Bulletinpour y diffuser des annonces personnelles à propos des deuils, des mariages ou des naissances dans les familles des membres, ou encore caisse de solidarité pour aider les proches des membres en cas de décès. Néanmoins, ces tentatives se soldent plus ou moins toutes par un échec. Ainsi, les dîners annuels organisés à Paris au mois de décembre par le président ne réunissent jamais plus d’un ou deux membres provinciaux sur une cinquantaine de convives en moyenne. Ces dîners des membres de la Société deviennent très vite les dîners des Parisiens, au grand dam d’H. Busson. De même, l’organisation de voyages collectifs, que H. Busson appelait de ses vœux, aboutit à la réalisation d’un seul voyage en Corse en 1926. La rubrique « Entre nous » du Bulletin ne peut pas non plus être considérée comme un succès au vu de la faible utilisation dont elle fait l’objet : jamais plus d’un ou deux événements par bulletin ne sont annoncés, qu’il s’agisse d’événements familiaux ou professionnels, comme les distinctions reçues ou les publications en cours.
- 11 Cité par Gerbod, 1966, p. 31.
- 12 Bulletin de la Franco-Ancienne, rapport du 26 mars 1913, cité par Gerbod, 1966, (...)
11Signalons que ces difficultés sont récurrentes dans le milieu des associations de spécialistes : les rapports de l’association des professeurs de langues vivantes parlent d’« une certaine torpeur » 11dans ses rangs, et ceux de la Franco-Ancienne se plaignent d’« un manque d’activité » 12de la majorité des membres.
- 13 Mutation qui donnait droit, jusqu’en 1887, à un traitement plus important (Savoie, 2000).
- 14 Formule que l’on retrouve dans les dossiers personnels des professeurs, accessibles aux Archives n (...)
- 15 Le cas des professeurs du supérieur, également admis, diffère quelque peu puisque ces derniers son (...)
12Cette atonie renforce le poids de la minorité de professeurs impliquée dans les instances dirigeantes de la SPHG, à savoir un comité de 15 à 30 membres jouant le rôle d’assemblée législative et un bureau de trois à cinq membres en charge d’exécuter les décisions de l’assemblée générale annuelle et du comité. Le profil de cette catégorie dirigeante reflète les hiérarchies à l’œuvre dans le corps enseignant : il s’agit pour l’essentiel de professeurs agrégés des lycées parisiens (75 % des membres élus au comité entre 1910 et 1939) au sommet de leur carrière (première ou deuxième classe), près de 80 % d’entre eux étant officiers d’académie ou officiers de l’Instruction publique. Si la localisation parisienne est importante, c’est que l’avancement des enseignants du secondaire se traduit alors surtout par le jeu des mutations dans des établissements de rang plus élevé dans la hiérarchie des établissements 13(Savoie, 2000). Les grandes villes, et surtout Paris, en constituent le sommet accessible seulement à ceux jugés les plus compétents et les plus expérimentés, comme l’illustre cette formule typique des évaluations annuelles des agrégés par l’Inspection générale : « est mûr(e) pour Paris » 14. C’est cette minorité qui s’exprime au nom de l’ensemble des membres de la SPHG, soit une organisation jouissant du monopole de la représentation des enseignants d’histoire et de géographie 15. Cette polarisation de la Société par l’élite parisienne est loin d’être une exception dans le paysage des sociétés de spécialistes : une situation similaire se retrouve au sein de l’Union des naturalistes (Savaton, 2014) et de la Franco-Ancienne (Cardon-Quint, 2010).
Tableau 1. Participation au Bulletinselon l’ordre d’enseignement (1910-1939)
Ordre d’enseignement |
Lycée |
Ens. secondaire (type inconnu) |
Collège |
Secondaire masculin (total) |
Secondaire féminin |
Ens. primaire |
Ens. supérieur |
Ens. technique |
Total |
Nombre de membres * |
743 |
606 |
213 |
1562 |
619 |
328 |
73 |
10 |
2 592 |
Répartition des participations au Bulletinselon l’ordre d’enseignement |
48,06 % |
37,29 % |
5,42 % |
90,77 % |
4,6 % |
1,29 % |
3,33 % |
0 |
100 % |
Part de ces membres dans la Société |
28,7 % |
23,4 % |
8,2 % |
60,3 % |
23,9 % |
12,7 % |
2,8 % |
0,4 % |
100 % |
Note : * : effectifs cumulés sur l’ensemble de la période.
- 16 Lors du dépouillement, les interventions constituant une opinion personnelle exprimée pour elle-mê (...)
- 17 Des représentantes des agrégées de chaque discipline siègent à côté de leurs homologues masculins (...)
13Quant à la place des femmes au sein de la Société, c’est-à-dire pour l’essentiel les professeurs de l’enseignement secondaire féminin, il ne faut pas seulement se fonder sur les résultats globaux des statistiques de participation présentées ici (voir tableau 1), qui donnent l’impression d’une invisibilité totale de ces dernières. En réalité, une analyse plus fine montre que les femmes qui contribuent au Bulletinse retrouvent presque exclusivement dans des types de participation qui montrent un engagement intense dans la vie de la Société : elles rédigent les rapports, missions qui sont souvent l’apanage des membres dirigeants, et expriment plus leur opinion que leurs collègues masculins puisqu’environ 20 % de leurs interventions constituent une prise de position entre 1927 et 1939 contre seulement 9 % de celles de leurs collègues masculins 16. Par conséquent, un tableau en demi-teinte se dessine ici : les femmes sont généralement discrètes au sein de la Société, mais celles qui franchissent le pas s’expriment de manière intense et personnelle. C’est le cas par exemple d’Emma Flobert, trésorière de la Société jusqu’en 1934, seule femme du Comité jusqu’en 1921 et présidente entre 1920 et 1928 de la Société des agrégées, ou encore de Marguerite Schwab, représentante des agrégées au Conseil supérieur de l’Instruction publique (CSIP) de 1934 à 1939 17. En fin de compte, les femmes siégeant au Comité et au CSIP sont à l’origine de la plupart des interventions féminines, ce qui signifie que dix femmes – soit environ 0,5 % de l’ensemble des membres – rédigent à elles seules près de 5 % de l’ensemble des contributions au Bulletinde la période (1910-1939). Elles constituent l’élite de leur catégorie car neuf femmes parmi ces dix sont agrégées. Se dessine alors, pour les professeurs femmes, une situation semblable à celle de leurs homologues masculins, celle d’un groupe participant dans l’ensemble peu à la vie collective et essentiellement représenté par ses élites.
- 18 BSPHG, n o 85, novembre 1935, p. 23.
- 19 BSPHG, n o 62, janvier 1930, p. 111.
- 20 BSPHG, n o 62, janvier 1930, p. 110-111.
14La voix des femmes professeurs se fait donc, en définitive, davantage entendre que celle de deux autres catégories, à savoir les professeurs de collège – dont les conditions d’exercice diffèrent sensiblement de celles des lycées – et ceux qui exercent en école primaire supérieure ou en école normale primaire. Dans le Bulletin, l’absence totale de prise en charge des problématiques spécifiques à l’ordre primaire est patente : à une seule occasion le sujet est abordé, par la régionale de Rennes, qui relaie une plainte à propos de la lourdeur des programmes des écoles normales primaires en histoire ancienne et médiévale, d’autant plus difficiles à mettre en œuvre que les élèves sont ignorants de ces périodes 18. Le bureau en prend note mais aucune action spécifique n’est officiellement entreprise. Au-delà de cet exemple ponctuel, les enseignants du primaire n’interviennent jamais et se contentent vraisemblablement d’adhérer pour recevoir le Bulletin, compliquant ainsi la tâche du bureau qui déclare par la voix de son président ignorer les problématiques spécifiques à cet ordre et le regretter 19. Ce regret n’empêche toutefois pas le président de se plaindre des « millions » que le ministère « a fait pleuvoir » 20sur les enseignements primaire et supérieur en « oubli[ant] » le secondaire. Leur attribution est présentée sous un angle exclusivement funeste alors même que les enseignants des autres ordres ont reçu de nouveaux crédits, ce qui pourrait être en soi une demi-victoire, montrant bien la place subalterne occupée par l’ordre primaire au sein de la SPHG.
15Pour assurer son rôle défensif, la SPHG cherche à influencer les autres acteurs de l’éducation, et mène une action de lobbying empruntant plusieurs canaux complémentaires, qui sont similaires d’une association de spécialistes à l’autre, comme le montre le cas de l’Union des naturalistes étudiée par P. Savaton (2014, p. 68). Cette action tire sa légitimité des « vœux » de l’assemblée générale annuelle, qui orientent l’action du bureau et du comité pour l’année à venir.
- 21 BSPHG, n o 80, juin 1934, p. 259.
- 22 BSPHG, n o 52, juin 1927, p. 2.
16Ce lobbying s’exerce d’abord auprès de l’administration. Le président et la trésorière rencontrent ainsi périodiquement le directeur de l’enseignement secondaire qui est le principal interlocuteur officiel avec lequel traite la Société, et chacune de ces rencontres fait l’objet d’un compte-rendu détaillé dans le Bulletin. Il ne faut pas se méprendre sur la nature des relations qu’entretient la SPHG avec l’administration ministérielle sur laquelle elle essaie de faire pression : le rapport de forces se traduit bien moins en termes d’affrontement que de « collaboration déférente » 21, pour reprendre la formule d’un cadre de la Société. Il s’agit pour lui de se placer aux antipodes des rapports conflictuels qu’entretiennent les syndicats avec l’administration. La relation instaurée permet aussi bien de faire remonter des informations et le ressenti du terrain aux responsables ministériels que de diffuser auprès du corps enseignant les desseins de l’administration voire d’aider à leur acceptation. Les dirigeants de la SPHG sont ainsi souvent amenés à signaler des cas d’abus dans certains établissements où les règlements ne sont pas respectés au détriment de l’histoire. Ils peuvent être aussi associés directement au processus de décision, comme lorsque F. Vial, directeur de l’enseignement secondaire, demande à G. Morizet de rédiger, en interrogeant ses collègues, une circulaire d’instructions pour la bonne mise en place des exercices pratiques d’histoire et de géographie 22.
- 23 Bulletin de la Fédération nationale des professeurs de lycées, mai 1910, p. 653. (...)
17Le représentant des agrégés d’histoire au CSIP constitue un autre relais des décisions prises lors des assemblées générales puisque dès les réunions préliminaires à la rédaction des statuts de la SPHG, le principe d’une responsabilité du représentant au CSIP devant l’assemblée générale est adopté (responsabilité qui n’est toutefois pas reconnue officiellement par le ministère) 23. Les statuts prévoient ainsi que le représentant au CSIP est membre de droit du comité, mais sa responsabilité devant l’assemblée générale ne fait pas l’objet d’une mention précise et relève simplement de la volonté des différents titulaires de la fonction (A. Roubaud, H. Busson puis A. Troux) qui sont personnellement investis dans la vie de la SPHG et étroitement liés à son cercle dirigeant. La Société se veut ainsi une structure d’appui à l’action du représentant des agrégés au CSIP, en même temps qu’une instance auprès de laquelle ce dernier doit rendre des comptes, devenant ainsi un vecteur de son influence au sein d’une instance de décision importante. Il s’agit ici d’une situation particulière tenant aux relations interpersonnelles étroites entre représentants au CSIP et dirigeants de la Société et qui ne se retrouve pas dans toutes les sociétés de spécialistes : au sein de la Franco-Ancienne par exemple, le fait de lier le représentant des agrégés de lettres à la Société est refusé par celui-ci (Cardon-Quint, 2010).
- 24 Terme souvent utilisé par les dirigeants de la SPHG pour désigner les grands quotidiens nationaux e (...)
- 25 MM. Bourgoin, Pimienta et André ( BSPHG, n o 66, janvier 1931). (...)
- 26 BSPHG, n o 67, mars 1931, p. 191.
18Au-delà de ce réseau officiel, la SPHG jouit également de plus en plus, à mesure qu’elle s’installe dans le paysage de l’Instruction publique, de liens plus discrets relevant souvent des réseaux personnels construits par les dirigeants et qui peuvent également accroître son influence. Le bureau a ainsi durant la deuxième moitié des années 1930 des relations suivies avec les inspecteurs généraux d’histoire et de géographie, puisque trois d’entre eux (sur quatre) sont d’anciens membres du comité : Jules Isaac, Georges Pagès et Gustave Legaret. Ces relations officieuses s’étendent même parfois en dehors de l’univers scolaire et permettent à la SPHG de s’exprimer dans des journaux locaux ou nationaux, voire au sein des instances parlementaires. Quand en 1931 la commission Bérard, chargée de réduire le nombre d’heures d’enseignement dans le secondaire pour résoudre la question du « surmenage » des élèves, menace les horaires d’histoire et de géographie, le président de la société, H. Busson, a recours à la « grande presse » 24et constitue une commission interne spécifiquement chargée de la « campagne de presse » avec trois membres du comité 25. Il utilise aussi à cette occasion ses liens avec le sénateur de la Corrèze, Henry de Jouvenel, qui est mis à contribution et adresse une lettre au ministre de l’Instruction publique, Pierre Maraud, pour lui soumettre la question de la réduction des heures d’enseignement et lui enjoindre de ne pas prendre un « soin excessif à épargner toute culture à notre jeunesse » 26.
- 27 Sur ces difficultés de collaboration entre syndicats et associations de spécialistes, voir Verneui (...)
- 28 Le syndicalisme dans la fonction publique est interdit jusqu’en 1924, date à laquelle est révoquée (...)
19Quand des intérêts communs le permettent, la SPHG collabore parfois avec le Syndicat national des professeurs de lycée ou encore avec la Société des agrégés, mais le fait est plus rare et ces connexions sont à la marge du réseau mobilisé régulièrement par la Société 27. Des connexions existent toutefois du fait des participations croisées des membres dirigeants de la SPHG à ces différentes organisations (Verneuil, 2005b), et ce parfois même à un très haut niveau, comme l’illustre le cas de Georges Morizet : professeur au lycée Louis-le-Grand, ce dernier joue un rôle de premier plan dans la fondation de la SPHG, qu’il préside de 1923 à 1936, mais également dans celle de la Fédération nationale des professeurs des lycées de garçons et de l’enseignement secondaire féminin, le futur Syndicat national des lycées 28(Citron, 1977). Néanmoins, le cloisonnement disciplinaire que s’imposent les dirigeants dans les questions prises en charge par la SPHG réduit considérablement les occasions d’actions coordonnées avec ces organisations (Verneuil, 2005a, 2014).
20Le mode opératoire et le réseau que nous avons détaillés sont utilisés par la SPHG pour prendre position sur les quelques sujets précis auxquels elle limite son champ d’intervention. Quelles que soient les questions abordées, il est possible de déceler dans l’argumentaire déployé les bases de l’identité professionnelle promue implicitement par la SPHG et qui, aux yeux de ses dirigeants, apparaît comme consensuelle. Sans que l’on puisse considérer que la Société façonne cette identité, elle la diffuse et la renforce indéniablement. L’étude des sociétés de spécialistes, en apportant un point de vue sur ce que l’on pourrait qualifier de « vie quotidienne » de la corporation, permet ainsi à l’historien de percevoir cette identité grâce à la formalisation ainsi produite de ce qui relève du consensus et de l’évidence pour les acteurs et qui n’est, par conséquent, jamais vraiment explicité par eux.
- 29 Il est en effet très difficile de définir quelqu’un comme géographe durant cette période car il n’ (...)
21Cette ambiguïté est inhérente à la particularité de l’enseignement secondaire où la spécialisation disciplinaire est forte et constitue un marqueur identitaire décisif. Comme tous leurs collègues, les sociétaires ont donc a prioriune double identité : à la fois professeurs et historiens (ou géographes, dans de rares cas) 29. Il s’agit là naturellement bien moins de deux identités distinctes que de deux pôles d’une seule identité composite. À première vue, c’est le pôle disciplinaire et scientifique – l’historien – qui domine. À la seule lecture du Bulletin, cette réalité est saisissante : les comptes-rendus d’ouvrages scientifiques représentent tout au long de la période entre 30 % et 60 % des pages, et cette part passe à plus de 75 % si l’on ajoute les imposantes bibliographies d’agrégation. De plus, cette composante scientifique est revendiquée par les dirigeants de la SPHG qui insistent sur le caractère scientifique de l’enseignement historique et géographique comme fondement de leur dignité et de leur indépendance. C’est l’idée que développe en 1921 H. Busson, alors secrétaire général, dans une lettre au directeur de l’enseignement secondaire dans laquelle il condamne par avance toute conférence imposée par le ministère à l’occasion du centenaire de la mort de Napoléon I er :
- 30 BSPHG, n o 27, avril 1921, p. 5.
D’une façon générale, notre comité estime que l’enseignement de l’histoire doit conserver un caractère strictement scientifique, et qu’il conviendrait par conséquent de renoncer pour l’avenir à toute conférence exceptionnelle sur des questions d’actualité 30.
- 31 BSPHG, n o 82, janvier 1935, p. 154.
22Le refus de l’instrumentalisation politique de leurs disciplines est ici très net, et demeure pendant toute notre période un point sur lequel les dirigeants de la SPHG ne transigent pas. En 1935 encore, G. Morizet dénonce ainsi les « voix autorisées [qui] s’élèvent pour demander qu’on oriente l’enseignement historique dans un sens nettement déterminé et que le nationalisme devienne un principe d’enseignement » 31.
23La dimension scientifique mise en avant par H. Busson pour légitimer une émancipation politique est à mettre en rapport direct avec le développement de l’histoire universitaire à la fin du xix e siècle. Cette dernière conquiert ses lettres de noblesse, sous la pression notamment d’E. Lavisse et de C. Seignobos, par le même procédé d’affirmation de son caractère scientifique (Boer, 1998). Les dirigeants de notre période sont pour la plupart des anciens élèves de ces maîtres de la Sorbonne et de leurs épigones, et ont par conséquent été marqués par leur discours, qu’ils reproduisent afin de conquérir la même dignité pour les représentants de la discipline historique dans le secondaire. Sans reprendre le nationalisme dans les termes qui étaient de mise à la fin du xix e siècle et qui ne le sont plus dans les années 1930, ils continuent toutefois de se percevoir comme chargés d’un devoir de transmission de l’amour de la patrie. Avant cette revendication affirmée d’objectivité scientifique, les professeurs d’histoire ont en effet longtemps été les agents de ce que François Furet appelle « la grande instance de légitimation du régime » (Furet, 1979) pour parler de la situation de l’enseignement de l’histoire sous la monarchie de Juillet. Par ailleurs, outre la licence spécialisée, la formation des professeurs d’histoire est encore plus orientée vers la discipline universitaire que celle de leurs collègues des autres disciplines, puisque dès 1894 le diplôme d’études supérieures est obligatoire pour l’inscription au concours de l’agrégation, alors que cette disposition n’est étendue aux autres disciplines qu’en 1904 (Leduc, 2013). Leur formation est donc composée d’une année supplémentaire durant laquelle un travail de recherche doit être produit : d’où un renforcement de l’identité historienne des futurs professeurs. Or les dirigeants de la SPHG font partie des premières générations issues de cette nouvelle formation (G. Weulersse, secrétaire général durant l’essentiel de la période, obtient ce diplôme en 1896 et le président G. Morizet en 1897). La défense farouche de la stricte spécialisation de la formation des professeurs et des heures d’enseignement qui leur sont confiées est à lier à cette conception : c’est parce qu’ils sont des spécialistes que les professeurs d’histoire et de géographie peuvent prétendre à l’indépendance et à la dignité qu’ils revendiquent.
- 32 BSPHG, n o 7, janvier 1912, p. 5.
24L’étude textométrique des discours des présidents de la SPHG (Dubos, 2015a) confirme également le primat de l’identité historienne, à la fois sur celle de professeur et sur celle de géographe, dans les représentations communes des dirigeants de la Société : le mot « professeurs » est certes quantitativement plus utilisé que celui d’« historiens », mais il l’est essentiellement pour désigner l’ensemble du corps professoral et non les membres de la Société. L’analyse des cooccurrences du terme le montre bien : les termes les plus souvent utilisés en association avec celui de « professeur » sont « garçons », « lycée » et « collège », en référence aux établissements de l’enseignement secondaire masculin et donc à leurs yeux à l’ensemble des professeurs du secondaire. À l’inverse apparaît une nette répulsion entre « professeurs » et « nous », montrant bien que le terme apparaît proportionnellement peu pour désigner le groupe formé par les membres de la SPHG. Le terme d’« historien » est nettement préféré : H. Busson, arrivé au terme de son mandat de secrétaire général en décembre 1911 et pourtant lui-même géographe, déclare avoir « ressenti vivement le grand honneur de parler au nom des historiens » 32. Par conséquent, il semble bien que l’aspect disciplinaire soit un pivot de l’identité collective des membres de la SPHG. Au-delà de l’attachement des professeurs du secondaire à leur spécialisation disciplinaire, il est également possible d’y voir l’influence de l’ouverture, en 1921, de la Société aux enseignants des écoles primaires supérieures et écoles normales et de l’enseignement supérieur (qui ne sont en charge que d’une discipline, qui est majoritairement l’histoire) : le socle commun des sociétaires se réduit donc après cette ouverture, et encourage un transfert de l’identité collective sur le plus petit dénominateur commun : leurs disciplines.
- 33 Georges Morizet, BSPHG, n o 80, juin 1934, p. 284. (...)
- 34 Au cours de notre période, trois tentatives (en 1925, 1933 et 1934) infructueuses de déclencher une (...)
- 35 Voir à ce propos Condette, 2007.
25Que l’identité professionnelle s’enracine dans la discipline, et non dans l’acte d’enseigner, cela se reflète aussi dans la marginalisation de la pédagogie comme savoir professionnel. Si les bibliographies d’agrégation faisant la part belle à la dimension académique du concours prennent de plus en plus de place au sein du Bulletin, l’idée d’une formation plus « professionnelle » 33, au sens d’une formation donnant plus de place à la pédagogie, semble quant à elle négligeable. Sur toute notre période d’étude, seul G. Morizet, au moment de la réforme du concours de l’agrégation à la fin de l’année 1934, plaide clairement pour une orientation plus pédagogique des épreuves d’admission, mais ses efforts restent sans effets. Son intervention brille par son isolement dans le Bulletin. Ainsi, aller vers plus de pédagogie en usant de supports visuels et en stimulant l’activité de l’élève dans le cadre d’heures d’« exercices pratiques » supplémentaires voulues par le ministère depuis 1925 semble réjouir les membres de la SPHG, mais quand il est question de proposer une formation pédagogique ou même de déclencher un débat à ce sujet au sein du Bulletin 34, la protestation est immédiate. Car, loin de rehausser leur prestige, cela reviendrait à les assimiler à l’enseignement primaire toujours plus ou moins considéré comme inférieur. Il s’agit là d’une représentation commune à l’ensemble de l’enseignement secondaire et formulée ainsi – pour la fustiger – par C.-V. Langlois : « les professeurs ont mieux à faire qu’à apprendre leur métier comme des instituteurs » (Langlois, 1902). Selon É. Héry (1999, chap. 5), pour la plupart des professeurs, « enseigner est au moins autant un art qu’un métier » 35. L’idée majoritaire est que l’agrégation sanctionne l’intelligence et l’art d’exposer qui sont des dons naturels, gratuits et incommunicables. Par conséquent, toute formation pédagogique est superflue. L’adage latin magister non fit sed nasciturimprègne les esprits. Toute intrusion d’une préparation professionnelle semblable à celle reçue par les instituteurs est perçue comme un signe d’abaissement social et est donc refusée en bloc.
26Si l’analyse du discours général ne laisse que peu de doutes sur le primat de l’historien sur le professeur dans l’image que se font d’eux-mêmes les membres de la SPHG, celle de leurs pratiques au sein de la Société n’aboutit pas à un résultat aussi catégorique. Les membres pensent en historiens, mais ils agissent en professeurs. Nous ne relevons en effet aucun débat historiographique dans le Bulletin : seuls les sujets et les préoccupations des professeurs – programmes, concours, horaires – y ont une place. La conséquente rubrique des « Comptes-rendus d’ouvrages » aurait pu être le lieu de ce genre de discussions, mais les auteurs se bornent à résumer les acquis et les orientations de chaque ouvrage sans que cela ne constitue le point de départ d’une discussion. Aucune préférence n’est affichée dans cette rubrique, et toutes les formes d’histoire ont leur place : histoire politique, économique, locale ou au contraire histoire universelle et même histoires extra-européennes.
27En définitive, les membres de la SPHG semblent être des historiens de cœur mais des professeurs de fait. Cette dichotomie n’est bien sûr pas étanche : la représentation idéale qu’ils se font d’eux-mêmes ne peut manquer d’influer sur leurs pratiques. Le primat du savoir érudit disciplinaire se fait au détriment de la pédagogie qui, quant à elle, renverrait plus au pôle « professeur » de leur identité.
- 36 Auparavant l’histoire est une matière prétexte pour des sujets d’écrits d’invention en français.
28La revendication du caractère scientifique de l’enseignement historique et géographique a pour corollaire un positionnement spécifique de la SPHG et de ses membres au sein de la lutte entre humanités classiques et humanités modernes, lutte structurante dans le débat scolaire de la fin du xix e siècle et de la première moitié du xx e siècle. Les expressions d’« humanités classiques » et d’« humanités modernes » sont à mettre directement en lien avec ce qu’on appelle couramment, en histoire de l’éducation, la querelle des Anciens et des Modernes (Albertini, 2006). Bien moins qu’un conflit entre disciplines littéraires et scientifiques, celle-ci est surtout une rivalité entre les partisans d’une place nettement prépondérante du latin et du français dans la formation dispensée dans l’enseignement secondaire, et ceux qui souhaitent diminuer cette place pour introduire de nouveaux savoirs. La réforme de 1902 tranche en faveur des humanités modernes et l’histoire et la géographie en profitent largement en obtenant, comme les sciences physiques et naturelles, des horaires élargis et une indépendance nouvelle par rapport au français 36dans le plan d’études. A priori, la position de la SPHG dans la querelle des Anciens et des Modernes ne pose donc pas de problème : de facto, elle se doit d’être moderne. La place qu’elle occupe après la réforme a en effet été conquise sur celle du latin et du français.
- 37 BSPHG, n o 70, janvier 1932, p. 134.
- 38 BSPHG, n o 54, janvier 1928, p. 76.
29Cependant, sa position est loin d’être aussi simple. D’abord du fait de son héritage : l’histoire avait déjà une place avant 1902. Elle était certes subordonnée à l’enseignement de la rhétorique auquel elle devait fournir de la matière pour les discours ; mais elle jouait déjà un rôle dans cette conception classique de l’enseignement. Elle n’est donc pas pleinement moderne comme peuvent l’être les matières scientifiques qui étaient présentes mais n’avaient aucun rôle dans la formation classique ; mais elle ne fait pas partie non plus du camp des Anciens à cause de la position que lui confère le nouveau plan d’études de 1902. Cette position intermédiaire est à l’origine d’une conception particulière que le discours des dirigeants développe pendant toute notre période, notamment au début des années 1920, quand la querelle entre Anciens et Modernes atteint son paroxysme avec le projet du ministre Léon Bérard de supprimer la section moderne. Cette conception pose l’histoire et la géographie comme le lien possible entre les Anciens et les Modernes, pour les raisons historiques que nous venons de mentionner mais aussi et surtout à cause de son esprit propre, issu selon les dirigeants de la SPHG d’une subtile alchimie entre cultures scientifique et littéraire à même d’en faire le pivot du nouveau secondaire. H. Busson dit qu’elle est la seule capable de constituer « un lien entre les partis » 37, partis entre lesquels G. Morizet déclare ne pas vouloir choisir 38pour les mêmes raisons. On trouve aussi des traces de cette conception dans des déclarations de membres de la SPHG comme celle d’Albert Charton, géographe et proviseur du lycée Gouraud de Rabat :
- 39 Souligné par nous.
- 40 BSPHG, n o 59, mars 1929, p. 173.
Dans la grande querelle qui divise les partisans des humanités classiques et des humanités scientifiques, on ne tient pas compte, quand on systématise à outrance l’opposition de deux conceptions d’enseignement, […] de l’existence certaine de familles d’esprits. À cet égard, le rôle intermédiaire entre les sciences et les lettres 39d’une discipline aussi moderne et aussi ferme que la géographie est un point sur lequel il faut insister. […] Il ne saurait y avoir de culture littéraire véritable, qu’il s’agisse de l’enseignement des langues classiques ou de celui des langues vivantes, sans une culture historique profonde, ni sans une considération attentive du milieu naturel et humain entendu au sens le plus large. […] L’enseignement géographique fait ainsi partie de cet enseignement expérimental que préconisait récemment M. Bérard et dont les méthodes et les principes doivent pénétrer les humanités classiques elles-mêmes. De ce point de vue, le rôle de la géographie est du même ordre que celui des sciences expérimentales et abstraites […] 40
30Le corollaire matériel de la revendication de ce « caractère intermédiaire » de l’histoire et de la géographie et du lien entre les Anciens et les Modernes qu’elles peuvent assurer est l’insistance sur l’équipement des cabinets d’histoire et de géographie en cartes, diapositives et projecteurs, à l’image du laboratoire et des nombreux ustensiles des professeurs de sciences physiques et naturelles, souvent cités en exemple. L’objectif, comme l’affirme H. Busson en 1920, est que l’historien, « comme le physicien, comme le naturaliste, [soit] mis “dans ses meubles” ». Par ailleurs, il est également possible de voir, dans cette mise en avant des figures du physicien et du naturaliste, une revendication de la modernité pédagogique qu’ils semblent incarner et que le ministère a placée au centre de la réforme du secondaire de 1902. Proposer des moyens pour rendre l’élève plus actif donne donc aux professeurs d’histoire la possibilité de se faire les champions du nouvel esprit que l’administration tente d’insuffler dans le secondaire et donc, potentiellement, de conquérir une place de choix au sein de la nouvelle hiérarchie des disciplines.
- 41 La géographie ne bénéficie pas d’un traitement spécifique de ses finalités car elle est considérée (...)
- 42 Pour plus de précisions sur cette question, voir Dubos, 2015b.
31Sur la question des finalités à donner à l’enseignement de l’histoire 41, centrale dans l’orientation de la discipline, la SPHG s’en tient à un corpus d’idées générales globalement consensuelles et anciennes puisqu’elles sont tirées des instructions officielles de 1890 d’Ernest Lavisse, « Pourquoi enseigner l’histoire ? ». Trois grands axes sont ainsi retenus dans le discours général des dirigeants : la participation à la formation d’une élite dirigeante pour la France (puisque c’est alors le rôle communément dévolu au secondaire), la transmission d’un esprit scientifique et d’un sens critique permettant ensuite de réfléchir librement, et son corollaire, la formation d’un citoyen français éclairé et patriote 42. Ces idées constituent un socle consensuel sur lequel s’appuie la SPHG. Elle le fait d’ailleurs avec d’autant plus de facilité que la défense de cette conception est totalement compatible avec celle du prestige des professeurs d’histoire puisqu’ici c’est un rôle d’importance nationale qui leur est confié.
32L’importance accordée à la formation de citoyens éclairés, aptes à évoluer dans le monde moderne, se reflète par exemple dans cet extrait du discours annuel de 1923 de G. Morizet :
- 43 Souligné par nous ; BSPHG, n o 38, janvier 1924, p. 5. (...)
Disons-le très haut : dans les sociétés démocratiques actuelles, dans le monde d’aujourd’hui, où la vie économique est si intense, il n’est aucun fait dont la connaissance soit plus indispensable que celle de certains faits historiques et géographiques ; mais nous n’avons jamais borné notre ambition à faire apprendre des faits ; nous prétendons amener nos élèves à en comprendre la signification, à les discuter, à les ordonner. Nous estimons qu’aucune discipline ne peut plus que les nôtres concourir à la formation intellectuelle et morale de celui qui sera demain un homme et un citoyen 43.
- 44 C. Cardon-Quint (2010) relève la même prétention au sein de la Franco-Ancienne, tendant ainsi à fa (...)
- 45 BSPHG, n o 23, mars 1920, p. 7.
- 46 Programme de la classe de Philosophie, 1864, cité par Marchand, 2013, p. 4.
33Ici, la finalité civique est clairement revendiquée voire accaparée par les historiens du secondaire 44. G. Morizet estime que leur discipline « plus qu’aucune autre » peut réaliser cette grande œuvre qui fait des professeurs d’histoire et de géographie « les bons artisans de la grandeur nationale », comme il le dit dans un autre discours 45. Il s’agit d’une idée ancienne, puisque déjà Victor Duruy en 1864 lui donnait pour objectif « d’éclaircir la route où nos enfants s’engagent en devenant hommes ou citoyens » 46.
34Le maintien de la cohésion de la Société est une priorité absolue de ses dirigeants et cela s’explique par le fait qu’elle est, en fin de compte, le seul levier de l’influence de la SPHG dans la gouvernance du système éducatif. Contrairement à l’administration ministérielle, la Société n’est pas a priorilégitime pour piloter le destin de sa discipline et son seul argument pour peser sur le processus de décision est la masse des professeurs qu’elle déclare représenter. Or, si des tendances divergentes apparaissaient au sein du groupe, sa légitimité et par là même son influence auprès du ministère seraient gravement atteintes. C’est pour cette raison que les dirigeants prennent le moins de risques possible et, plutôt que de faire de la SPHG un lieu de discussion et d’innovation, sont contraints de se borner à en faire une caisse de résonance d’idées et de représentations déjà partagées par la majorité.
35On a souligné, en première partie, la distance qui sépare la minorité dirigeante – emblématique de l’élite traditionnelle de l’enseignement secondaire – et le profil plus diversifié des adhérents. Les effets de ce décalage se font particulièrement sentir, au sein de la Société, lorsqu’il est question des réformes de structure en débat, qu’il s’agisse du devenir de l’enseignement féminin ou du rapprochement des enseignements secondaire et primaire supérieur.
- 47 BSPHG, n o 2, janvier 1911, p. 6.
- 48 En permettant une scolarité courte dans le secondaire (jusqu’à la 3 e) ou une pou (...)
36Malgré la prudence des dirigeants dans leurs prises de position, leur perception de l’opinion générale des membres peut s’avérer erronée comme l’illustre le cas du tout premier référendum lancé par H. Busson, président de la SPHG en 1911 47. Les résultats de cette consultation sur la pertinence du découpage de la scolarité secondaire en deux cycles successifs sont en contradiction avec le discours jusqu’alors tenu par le bureau qui se prononçait pour leur disparition. Introduits en 1902 pour démocratiser le secondaire 48, ces cycles obligeaient à abandonner le programme chronologique continu qui parcourait auparavant l’histoire universelle en une seule fois, de la sixième à la classe terminale de Philosophie ou de Mathématiques : ce même parcours était désormais effectué deux fois, d’abord en quatre ans (6 e-3 e) puis en trois ans (2 de-Philosophie/Mathématiques), avec une prépondérance de l’histoire moderne et contemporaine au second cycle. À rebours des avis émis par le bureau, les deux tiers des votants se prononcent à cette occasion pour le maintien des deux cycles. Ce cas illustre bien le décalage d’expérience qui existe entre la tête de la SPHG et ceux au nom desquels elle s’exprime, d’où un consensus difficile à établir au-delà de quelques idées simples.
- 49 BSPHG, n o 88, juin 1936, p. 325-326.
- 50 Sur les raisons pour lesquelles une partie des agrégées renonce à la fusion des concours qui figur (...)
37Le cas de l’enseignement féminin fournit un autre exemple de ce décalage. Le bureau de la SPHG, sous l’impulsion d’Henri Busson et de la trésorière Emma Flobert, prend régulièrement position en faveur de la fusion des enseignements secondaires féminin et masculin, s’inscrivant ainsi dans la dynamique d’ensemble de l’entre-deux-guerres qui voit tour à tour l’ouverture des concours masculins aux femmes en 1924, l’identité des programmes en 1925, l’égalité des traitements et des maximade services en 1931, la reconnaissance du principe de l’assimilation des concours des agrégations féminine et masculine en juillet 1934 et l’assimilation des programmes des écoles normales supérieures de Sèvres et de la rue d’Ulm en décembre de la même année. Néanmoins, ce soutien à une évolution du statut de l’enseignement féminin n’est pas forcément partagé par la majorité des membres de la Société, comme le montre le référendum sur la fusion des agrégations féminine et masculine réalisé en 1936. Cette idée n’a récolté qu’une infime minorité des suffrages au sein de la Société (4,6 % des suffrages exprimés) 49. Même la solution de compromis consistant à ne fusionner les jurys que pour l’écrit du concours ne rassemble qu’une courte majorité (56 % des suffrages). Notons que le rejet de la fusion provient aussi des femmes – qui représentent, en cette occasion, plus de la moitié des votants (85 femmes sur 167 votants) 50.
38Dans les deux cas, la consultation des membres, aussi peu fructueuse soit-elle en termes de participation, aboutit à la même issue : la disparition pure et simple du sujet de l’agenda des discussions. En effet, aucune mesure n’est prise à l’issue de ces consultations qui mettent le bureau en défaut et ce dernier se contente de considérer les résultats comme une fin de non-recevoir de la part des membres, et cesse d’aborder la question, considérant que les membres ne souhaitent pas voir la société s’engager dans ce type de débat débordant le cadre strictement disciplinaire.
39Les contenus et méthodes de la discipline n’offrent pas un terrain plus propice au consensus. Ceci ne doit pas être hâtivement imputé au conservatisme de l’élite dirigeante. Dans la période étudiée, des figures de premier plan – Georges Morizet à la tête de la SPHG de 1912 à 1936, ou Georges Weulersse, secrétaire général de 1923 à 1946 (c’est-à-dire rédacteur en chef du Bulletin), ou encore Albert Troux, représentant des historiens au CSIP à partir de 1934 – affichent publiquement leur intérêt pour le renouvellement de la pédagogie (Dubos, 2015a, p. 257). Pourtant, ce n’est pas dans la SPHG qu’ils vont trouver le canal par lequel diffuser leurs propositions, mais bien davantage dans des revues indépendantes entièrement consacrées à la pédagogie, L’information géographiqueet L’information historique.
40Par quels processus les questions de contenus et de méthode sont-elles rejetées hors du champ d’action de l’association ? L’argument de la liberté pédagogique joue ici un rôle clef. Il sous-tend par exemple la demande, constamment renouvelée, de liberté d’interprétation des programmes. A priori, leur contenu semble être un enjeu important et un levier crucial de définition et d’amélioration de l’enseignement historique. Pourtant, la défense de la liberté pédagogique des professeurs conduit la SPHG à défendre des programmes peu détaillés, ne donnant que de simples indications générales, ouvertes à l’interprétation, lors même qu’elle se plaint régulièrement de leur lourdeur et de l’impossibilité de les mener à bien. L’assemblée générale de décembre 1923 vote solennellement en ce sens à l’occasion de la refonte des programmes engendrée par la réforme Bérard :
- 51 BSPHG, n o 38, janvier 1924, p. 15.
L’Assemblée rappelle que les programmes doivent être considérés comme donnant seulement des indications générales, une suite de questions à traiter, et que la plus grande liberté doit être laissée au professeur, aussi bien pour le plan de son enseignement que pour le choix des méthodes d’exposition 51.
- 52 Voir les instructions officielles d’E. Lavisse déjà citées.
41Chaque projet de réforme des programmes est donc perçu comme une menace et offre l’occasion de réaffirmer ce principe capital de liberté pédagogique fixé depuis la « charte » de 1890 (Marchand, 2013) 52.
- 53 BSPHG, n o 74, janvier 1933, p. 479.
- 54 BSPHG, n o 78, novembre 1934, p. 142.
42Les mêmes mécanismes sont à l’œuvre pour l’examen des méthodes d’enseignement. Dès qu’il s’agit d’aller au-delà de grands principes et de peser d’une quelconque manière sur la pratique des membres, l’initiative est soit ignorée, soit très mal accueillie. On relève ainsi plusieurs tentatives d’enclencher un débat pédagogique au début des années 1930 53, avec, par exemple, la publication d’un questionnaire intitulé « Les méthodes à employer pour enseigner l’histoire », rédigé par le secrétaire de la section régionale de Nancy, Albert Troux. Ses principales questions sont : « Les résultats obtenus par l’histoire sont-ils réellement très inférieurs ? » (à ceux obtenus par les autres disciplines), « Devons-nous les attribuer au moins en partie aux méthodes employées pour enseigner l’histoire ? », et « Dans l’affirmative, comment modifier ces méthodes ? ». L’objectif de la régionale est d’obtenir l’avis du plus grand nombre de collègues possible afin d’alimenter le débat au sein de la SPHG. Toutefois, les retours ne sont pas aussi féconds qu’espérés puisque les seules régionales ayant répondu concluent unanimement, selon les mots de la régionale de Montpellier, à « l’inutilité » 54d’un tel questionnement : les méthodes sont trop diverses et propres à chacun. Le rapport rendu par A. Troux lors de l’assemblée générale de décembre 1933 à propos des réponses qu’il a reçues conclut également en ce sens, tuant ainsi dans l’œuf toute possibilité de débat.
- 55 Voir Dubos, 2015a, p. 278-286 pour l’analyse de ces publicités dédiées à « l’enseignement par l’im (...)
43C’est donc essentiellement par le biais de l’équipement matériel que les questions pédagogiques peuvent trouver leur place dans le bulletin. À défaut de proposer des déroulés de cours ou des discussions pédagogiques, comme le font par exemple le Bulletin de l’Union des naturalistes(Savaton, 2014) ou celui de l’Association des professeurs de mathématiques (Barbazo, 2010), le Bulletinde la SPHG comporte des listes de collections de cartes postales, des descriptions techniques d’appareils de projection et, au début et à la fin de chaque numéro, des publicités pour ces appareils, qui vantent le « pantoscope » du fabricant Mazo ou le « pragma-diascope » de G. Massiot 55. Il ne s’agit pas d’imposer une norme, mais d’offrir un service aux adhérents, qui restent libres d’adopter, ou non, ces appareils et les méthodes qui leur sont associées, neutralisant ainsi les potentielles dissensions en favorisant une approche pragmatique et concrète de la question matérielle.
- 56 BSPHG, n o 26, février 1921, p. 4.
44En définitive, les positions clairement assumées par la SPHG en matière pédagogique se cantonnent au statut et à la place de ses disciplines dans l’enseignement secondaire. La SPHG revendique, pour les disciplines qu’elle défend, une certaine prépondérance au sein de la hiérarchie des disciplines du secondaire, qu’elle estime lui revenir de droit et qui lui est, selon elle, injustement refusée. Cette représentation du rôle crucial du professeur d’histoire et de géographie transparaît dans les revendications concrètes formulées par la SPHG. Si la volonté d’assurer à celui-ci « toute sa place au soleil » 56, comme le dit H. Busson, n’est pas dissimulée par les dirigeants, elle est en revanche associée à d’autres arguments concernant l’intérêt des élèves et la mission civique confiée à l’enseignement historique. Arguments pédagogiques et corporatistes sont donc constamment imbriqués.
- 57 Il s’agit des classes de 6 e, 5 eet 4 eoù le (...)
- 58 BSPHG, n o 32, juin 1922, p. 9.
45Dans le cas du nombre d’heures allouées à la discipline historico-géographique, il est ainsi question du minimum nécessaire pour prodiguer une formation digne de ce nom et permettre à l’enseignement de porter ses fruits chez les élèves, mais aussi de l’importance hiérarchique du professeur d’histoire par rapport à ses collègues. Cette dimension est particulièrement visible dans une lettre adressée au bureau par un professeur de Marseille se plaignant d’avoir été privé d’une partie importante de ses heures dans les classes de grammaire 57au profit du professeur de grammaire comme c’est souvent l’usage dans les petits établissements. Il déclare ainsi n’avoir plus que 50 minutes de cours hebdomadaires dans certaines classes où il n’assure que la géographie. Il estime, dans ces conditions, « compter tout juste autant que le professeur d’écriture et le maître de gymnastique » 58. La dimension hiérarchique de la question des horaires est ici flagrante et s’inscrit directement dans un contexte de concurrence entre les disciplines : non seulement les volumes horaires alloués à chaque discipline semblent être proportionnels à la valeur symbolique qu’on leur attribue dans la formation secondaire, mais plus la classe est proche du baccalauréat, plus les heures allouées dans cette classe ont de la valeur comme l’atteste la stratégie des dirigeants de la Société de sacrifier d’abord les horaires des petites classes lors de la réforme de 1931.
- 59 BSPHG, n o 45, novembre 1925, p. 6.
- 60 Il faut avoir à l’esprit que la hiérarchie entre les matières n’est pas qu’un vague sentiment mais (...)
46De même, la place de l’histoire et de la géographie au baccalauréat et dans les concours d’entrée des grandes écoles est défendue par la SPHG selon ce double argumentaire : à chaque fois, il est question de faire en sorte que l’enseignement porte véritablement ses fruits, en forçant les élèves à étudier la discipline grâce à une « sanction sérieuse », à savoir une épreuve écrite, mais aussi que l’histoire et ses professeurs cessent d’être relégués « au rang de matières de seconde zone, en compagnie des sciences naturelles, du dessin et de la gymnastique » 59selon les mots de H. Busson, qui semble trouver ce compagnonnage infamant 60. Cette déclaration de H. Busson lors de l’assemblée générale de 1921 l’illustre bien :
- 61 BSPHG, n o 30, janvier 1922, p. 5.
Faute d’épreuves écrites, l’histoire et la géographie continuent à être considérées comme matières accessoires au baccalauréat. Il s’en manque de peu que les familles, suspendues aux lèvres de M. le Professeur Principal [professeur de grammaire], parfois jeune débutant dont les paroles sont des oracles, mettent le professeur d’histoire au rang du professeur de dessin ou du maître à danser : qu’importe un enseignement plus que nul autre propre à éveiller les facultés d’observation et de réflexion, plus que nul autre propre à former des hommes et des citoyens, si cet enseignement n’a pas une valeur marchande au baccalauréat, si l’on ne demande ni géographie économique aux futurs Centraux, ni géographie physique aux futurs Polytechniciens ! 61
- 62 BSPHG, n o 66, janvier 1931, p. 120.
47La priorité donnée à la défense des conditions matérielles et symboliques de l’enseignement de l’histoire et de la géographie, la visibilité des actions de lobbying menées en ce sens auprès de l’administration et des autres organisations professionnelles ne doivent pas faire illusion : l’association n’est reconnue comme partenaire qu’à la condition de respecter les règles d’une « collaboration déférente » qui limite, de facto, son pouvoir de résistance. Ainsi, dans le cas des réductions horaires de 1931, G. Morizet, qui n’a pas pu infléchir la décision du ministère, est contraint d’apaiser les sociétaires et de justifier ce qu’il réprouvait initialement. Il argue du pragmatisme dont il a dû faire preuve en concédant quelques sacrifices pour ne pas « tout perdre en voulant tout garder », et met en avant les concessions qu’il a pu obtenir sur la demi-heure d’histoire ancienne maintenue en classe de première. Le président montre d’ailleurs qu’il a conscience d’occuper une position à double tranchant lorsqu’il affirme avoir participé aux commissions de réduction des programmes pour ne pas « revenir à des errements d’autrefois » et conserver la place d’interlocuteur valable qui a été l’objet « du combat de toute sa vie » 62. Il s’agit ici ni plus ni moins pour le ministère de faire accepter aux professeurs des mesures qu’ils refusent en passant par leurs représentants, détournant ainsi une partie du mécontentement général sur ces derniers. Ainsi, paradoxalement, les intérêts de la SPHG en tant qu’institution souhaitant préserver la position acquise à la table des négociations entrent en tension avec sa mission initiale de défense des intérêts de ceux qu’elle représente.
48En définitive, les fruits tirés de cette activité de lobbying semblent à première vue limités. La principale victoire de la SPHG, la mise en place d’une Commission du matériel, intervient au tout début de son histoire, soit au moment où son influence est la plus faible. Il s’agit d’une commission spécialisée dans l’octroi de crédits à des établissements pour l’équipement des salles d’histoire et de géographie en cartes, diapositives et appareils de projection dont la SPHG obtient la création auprès du directeur de l’enseignement secondaire en 1911, Lucien Poincaré. Elle doit sans doute plus à la conjoncture favorable qu’à l’efficacité du réseau de la SPHG, encore à ses balbutiements. Quant aux autres questions dont s’est chargée la Société, elles se sont toutes peu ou prou soldées par un échec : à la fin de notre période d’étude, aucun projet d’instauration d’une épreuve écrite d’histoire et de géographie au baccalauréat n’est envisagé malgré ses demandes répétées ; et la place de ces disciplines est globalement en recul, puisque leurs coefficients à l’oral du baccalauréat ont été revus à la baisse en 1931 (voir tableau 2) et que l’École navale comme celle de Saint-Cyr ont renoncé à les intégrer à leur concours d’entrée commun.
Tableau 2. Tableau récapitulatif de la part du coefficient alloué à l’histoire et à la géographie au sein de l’ensemble des disciplines du baccalauréat (1902-1939)
Section |
1902 Histoire et Géographie |
1927 Histoire seule |
1931 Histoire et Géographie |
Philosophie |
12,5 % |
29,54 % |
23,07 % |
Mathématiques |
7,69 % |
13,15 % |
13,15 % |
Source : d’après Héry, 1999, chap. 4, tableau 7.
49De plus, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, le volume horaire alloué à l’histoire et à la géographie apparaît inférieur à celui fixé lors de la réforme de 1902, à un moment où ni la SPHG, ni aucun organisme de défense de ces disciplines n’existait (voir tableau 3).
Tableau 3. Nombre d’heures allouées à l’enseignement de l’histoire et de la géographie dans l’enseignement secondaire entre 1902 et 1938
Classe |
1902 |
1925 |
1931 |
1938 |
Pertes horaires entre 1902 et 1938 |
Sixième |
3 h |
3 h (+ 1 h) |
2 h 30 |
2 h |
1 h |
Cinquième |
3 h |
3 h (+ 1 h) |
2 h 30 |
2 h |
1 h |
Quatrième |
3 h |
3 h (+ 1 h) |
3 h (+ 30 min) |
3 h |
= |
Troisième |
3 h |
3 h (+ 30 min) |
3 h (+ 30 min) |
3 h |
= |
Seconde |
3 h + 2 h en section A et B |
3 h (+ 30 min) |
3 h |
3 h |
2 h |
Première |
3 h + 2 h en section A et B |
3 h (+ 30 min)) |
3 h (+ 30 min) |
3 h (+ 30 min) |
2 h |
Philosophie |
3 h 30 |
3 h 30 |
3 h 30 |
3 h 30 |
= |
Mathématiques |
3 h 30 |
3 h 30 |
3 h |
3 h |
30 min |
Note : les temps entre parenthèses sont ceux alloués aux exercices pratiques.
- 63 BSPHG, n o 98, janvier 1939, p. 159.
50Quant à la spécialisation, à savoir le fait que seuls les spécialistes d’histoire et de géographie se voient confier les heures d’enseignement de ces disciplines, elle a progressé dans les établissements sans pour autant devenir une règle absolue, comme en témoignent les plaintes de non-respect de ce principe encore présentes dans le Bulletinen 1939 63. La Société a d’ailleurs subi un revers sur cette question puisque, malgré ses protestations, un cinquième certificat de culture classique comprenant des épreuves de latin a été ajouté au début des années 1930 à la licence d’histoire et de géographie, afin de permettre aux établissements de compléter le service des historiens par des heures d’enseignement de latin. Cette relative inefficacité dans l’action revendicatrice, qui est le lot de la plupart des sociétés de spécialistes, est due selon Paul Gerbod (1966) à l’extrême morcellement des forces : pour l’année 1928, il dénombre douze sociétés catégorielles, neuf de spécialistes, et quatre fédérations-syndicats nationaux. Dans ce contexte, les efforts contradictoires de chacune des parties prenantes ne font que s’annuler et rendent le processus de réforme toujours plus malaisé.
51L’échec de la plupart des revendications de la SPHG conduit cette dernière à renforcer un sentiment de persécution chez ses membres en développant des discours défensifs sur le thème de la déconsidération générale dont ils souffrent auprès de l’administration, de leurs collègues, des parents et des élèves. Tout au long de la période, le fait est présenté comme évident par les dirigeants de la SPHG, comme le montre cet extrait d’un texte de A. Troux, représentant au CSIP, intitulé « La grande pitié de l’Histoire et de la Géographie » :
- 64 BSPHG, n o 62, janvier 1930, p. 145.
L’essentiel, à l’heure présente, est de proclamer urbi et orbile discrédit profond, dont souffrent, dans l’enseignement secondaire, l’histoire et la géographie, et sur la réalité duquel nous sommes, je crois, tous d’accord. […] Disons-le et redisons-le, parce que là seulement est le salut pour notre enseignement, que les familles et les élèves ne se gênent pas pour proclamer inférieur aux autres 64.
- 65 Lucien Febvre, 1935, L’Encyclopé die fran ç (...)
52Il s’agit là d’un trait marquant de la culture commune du groupe professionnel perceptible au sein de la SPHG mais qui dépasse les seuls professeurs d’histoire des lycées et collèges. É. Héry (1999) relève cette tendance et en fait un sentiment partagé par la plupart des historiens, au-delà du secondaire. Elle cite pour l’illustrer l’article de Lucien Febvre dans l’Encyclopédie française 65 : « Ces disgraciés… comme on les jetterait volontiers par-dessus bord s’il n’y avait pas l’association des professeurs d’histoire ». Il s’agit également d’un trait que de nombreux auteurs prêtent aux professeurs en général : Gérard Vincent (1966a, 1966b) relève ainsi qu’ils s’estiment en général exploités au-delà du respect que leur fonction devrait leur valoir, et méprisés par la bourgeoisie qui voit en eux des représentants suspects de la « république honnie ». De même, Antoine Prost (1968) note qu’ils trouvent insupportable le décalage entre l’image dévalorisée que la société se fait d’eux – ne retenant que le chahut des classes et le rabâchage infini qui sont leur lot – et celle qu’ils ont d’eux-mêmes : une élite de dévouement, de conscience et de culture.
53À bien des égards, la SPHG semble structurellement encline à favoriser la conservation de l’état de fait. D’abord, de par sa nature disciplinaire : comme toutes les sociétés de spécialistes, cette caractéristique verrouille d’emblée le débat sur la stricte division disciplinaire du secondaire qui s’est progressivement établie au cours du xix e siècle et est définitivement affirmée par la réforme de 1902. De plus, la limitation du débat induite par la nature de la SPHG va plus loin : en tant que groupement professionnel, c’est-à-dire basé sur l’exercice d’une profession, et non un rassemblement d’opinion, elle ne peut s’engager dans des débats internes à la profession sans risquer de faire voler en éclats la cohésion du groupe. Cependant, ces contraintes structurelles ne diffèrent pas de celles que connaissent, à la même époque, d’autres associations de spécialistes – comme l’APMEP (Association de professeurs de mathématiques de l’enseignement public) ou l’Union des naturalistes – beaucoup plus actives sur le terrain pédagogique. Il faudrait donc ici faire la part d’un choix stratégique des dirigeants de la SPHG qui, quelles qu’aient été leurs options pédagogiques, ont donné la priorité à la préservation du consensus, au risque de renforcer ainsi les tendances les plus conservatrices de la profession. On peut formuler l’hypothèse que cette cohésion serait apparue aux dirigeants de la société comme une condition nécessaire pour que la SPHG soit audible auprès de ses interlocuteurs, dans ses revendications, jugées prioritaires, sur le statut et la place de la discipline. Bien plus qu’un conservatisme de conviction, ce serait donc la prudence de l’élite de la SPHG, soucieuse de préserver son unité, qui serait la cause profonde de l’absence de dynamique de renouvellement, au sein de la SPHG, des conceptions et pratiques traditionnellement admises de l’enseignement historique durant l’entre-deux-guerres. Était-ce le prix à payer pour peser de manière plus efficace sur les décisions ministérielles ? Le bilan de l’action de la SPHG ne permet pas de conclure en ce sens.
- 66 Qui n’en est pas pour autant strictement spécifique car certaines associations comme la Franco-Anc (...)
54La SPHG présente ainsi un visage différent de certaines de ses homologues 66au sein du paysage des associations de spécialistes : loin d’être une association professionnelle où l’on discute et échange à propos des contenus d’enseignement et des pratiques pédagogiques, elle est davantage un groupement d’influence au sein du système de gouvernance du monde éducatif chargé de porter les tendances consensuelles de la profession (ou perçues comme telles par les dirigeants) sans devenir un lieu où elles sont élaborées ou même débattues. Elle n’est donc pas, le plus souvent, une force de proposition comme on pourrait l’imaginer. Le principal rôle que l’on peut lui reconnaître est donc celui de caisse de résonance des tendances de son temps, d’organe de réaction et parfois d’auxiliaire pour les acteurs ministériels véritablement influents, bien plus que celui d’acteur autonome responsable de la stabilité de la physionomie générale des disciplines qu’elle défend.
55Ainsi, ce serait une erreur que de faire de la SPHG la principale responsable de la tendance générale de l’entre-deux-guerres à la stabilité de l’enseignement historique et géographique (Prost, 2004). La quasi-absence d’évolution des disciplines historique et géographique, interprétée à l’aune du contexte général de l’enseignement secondaire en France, apparaît dès lors bien moins comme le signe d’un conservatisme actif de la part de la SPHG – comme elle a pu en être parfois accusée (Citron, 1974) –, que comme la conséquence d’un contexte structurellement stable (Prost, 2004). En revanche, la préservation de la même conception au sein de la SPHG après 1945, alors que l’explosion scolaire des années 1960 achève de transformer les données de la question scolaire telle qu’elle se présentait avant-guerre, n’a pas la même signification et s’apparente bien plus à un immobilisme de la SPHG (Legris, 2010 ; d’Enfert & Legris, 2016) ayant des difficultés à se renouveler sans fragiliser la base consensuelle sur laquelle elle s’est construite.
56On peut souligner enfin que la SPHG fait partie des associations ayant le plus mis en avant leur qualification scientifique, au détriment de la dimension proprement professionnelle comme l’atteste, aujourd’hui encore, l’évolution du Bulletin, qui, de bulletin associatif est devenue peu à peu une véritable revue scientifique de plusieurs centaines de pages. Elle a sans doute ainsi renforcé cette dimension au sein de l’identité des professeurs d’histoire et de géographie, maintenus dans un lien plus étroit avec les préoccupations universitaires et les acquis de la recherche que dans d’autres disciplines.