- 1 Nous féminisons le terme en raison du fort taux de femmes (84 % environ) dans la profession (Chevi (...)
- 2 La Directive transmission de l’évaluation aux familles (2009), la Directive relations famille-écol (...)
1Dans le canton de Genève, depuis 2008, les enseignantes1 d’école primaire doivent rencontrer les parents d’élèves au moins une fois dans l’année, davantage en cas de difficultés scolaires. Quatre textes officiels encadrent ces entretiens et leurs objectifs2. Ils leur assignent deux objectifs principaux : informer les parents sur la scolarité de leur enfant (résultats, progression, difficultés, mesures envisagées pour remédier à des problèmes) selon des préceptes de transparence et de collaboration ; en faire un moyen d’action contre la difficulté scolaire en reconnaissant le rôle des parents, avant tout considérés comme devant accompagner des suivis déterminés en amont de la rencontre plutôt qu’en définir le contenu avec les enseignantes (Cahier des charges de l’enseignant-e primaire, 2014). De tels dispositifs existent dans l’ensemble des systèmes scolaires des pays développés, nonobstant des particularités locales.
- 3 À Genève, la mesure la plus visible a été, en 2009, la participation de parents élus aux conseils (...)
2La systématisation des rencontres enseignantes-parents caractérise un tournant dans les relations école-familles, marquées par des transformations notables ces dernières années3. Alors que l’école républicaine s’est construite autour du maintien d’une distance avec les familles (Derouet, 1992 ; Meirieu, 1997), ce n’est plus le cas. Au contraire, une politique de la proximité insiste désormais sur l’attention aux singularités des élèves afin de mettre en œuvre des solutions individualisées et confère un rôle central aux parents dans la prévention de l’échec scolaire (Giuliani & Payet, 2014, p. 6).
- 4 Pour l’espace francophone, les recherches se sont particulièrement développées en Suisse romande, (...)
3Le face-à-face enseignantes-parents n’a commencé à être observé que récemment4 (Chartier & Payet, 2014 ; Chartier, Rufin & Pelhate, 2014 ; Nunez Moscoso & Ogay, 2016 ; Payet & Giuliani, 2014 ; Scalambrin & Ogay, 2014). Ces travaux ont montré que, sur cette scène, les enseignantes « bricolent » (Payet, 2015) des pratiques. Formées et habituées à agir en présence d’un groupe d’enfants, elles font face, au cours de l’entretien, à des usagers susceptibles de les remettre en cause. Doutant de l’efficacité de ce type de rencontre, elles l’investissent néanmoins comme un outil de réduction de la difficulté scolaire, notamment dans les établissements du Réseau d’enseignement prioritaire (REP), dans lesquels les compétences des parents sont jugées limitées. Cela les conduit à déployer des tactiques pour susciter l’adhésion parentale à leurs diagnostics et solutions – en grande partie externalisées auprès de spécialistes du champ médico-psycho-pédagogique (Chartier & Payet, 2014).
- 5 Nous ne traitons pas, dans cet article, de l’usage de l’entretien par les parents pour agir sur l’ (...)
4L’article s’intéresse à la place et au rôle de l’élève dans ces rencontres individuelles. En effet, cet entretien ne consiste pas, la plupart du temps, en un « colloque singulier » entre adultes. Sur l’ensemble des rencontres observées (n = 150), 70 % l’ont été en présence de l’élève. Alors que, dans les textes de référence, cette éventualité n’est pas mentionnée, il paraît pertinent de comprendre pourquoi cette présence est élevée et quelle utilité lui est conférée par les enseignantes5. Attend-on de l’élève qu’il fasse part de ses impressions sur sa scolarité ou s’agit-il de l’enjoindre à transformer sa conduite et/ou à améliorer ses résultats ? Comment les enseignantes construisent-elles sa place dans les échanges en l’absence de prescriptions ?
Méthodologie de l’enquête Cet article repose sur les données d’une recherche sur les relations école-famille en contexte défavorisé dans le canton de Genèvea. L’enquête ethnographique s’est déroulée dans trois établissements primaires – appelés ici Louvier, Delta et Claveuil – du Réseau d’enseignement prioritaire (REP). Ils regroupent chacun entre deux et trois écoles. Deux d’entre eux – Delta et Louvier – sont de taille similaire et comptent respectivement 39 et 37 enseignantes, contre 27 à Claveuil. Leur composition socio-économique et ethno-culturelle est proche. Sur l’ensemble des rencontres observées, 42 % des enfants sont de nationalité suisse, 37 % de nationalité européenne, 21 % possédant celle d’un pays africain, asiatique ou latino-américain. Seuls 39 % parlent le français à leur domicile. 42,5 % ont un père ouvrier, 26,3 % un père employé ou cadre intermédiaire, 5 % un père petit indépendant, 12,5 % un père cadre supérieur ou dirigeant et pour 13,75 % d’entre eux, le père relève de la catégorie « divers et sans profession ». 150 rencontres individuelles enseignantes-parents ont été observées et intégralement retranscrites, suivies d’entretiens « post-observation » (n = 81b) d’une durée moyenne de 45 min, avec 38 enseignantes (dont 4 hommes) représentatives de tous les degrés du primairec (en moyenne 4 entretiens par enseignante). Avant les observations, des questions ont été posées à l’enseignante sur ses objectifs, ses craintes, l’historique de la relation avec les parents. La majorité des rencontres observées ont eu lieu en novembre et mars, à la fin des premier et deuxième trimestres, pour la remise des livrets scolaires. Une minorité concerne des rendez-vous fixés après que des difficultés ont été observées chez l’élève. La plupart des entretiens « post-observation » a été effectuée juste après les rencontres, afin que la mémoire de ce contenu soit encore vive. Une partie des questions porte sur la perception de l’interaction et sur les problèmes rencontrés. Une autre recueille des données biographiques sur les élèves et leurs familles (métier des parents, nationalité, etc.) et sur le parcours professionnel des enseignantes (ancienneté dans l’école ou dans le métier, affectations précédentes, etc.). L’analyse du matériau suit les conventions de la démarche ethnographique (Beaud & Weber, 2010 ; Cefaï, 2010 ; Payet, 2016), parmi lesquelles un aller-retour permanent entre les données empiriques et contextuelles (textes prescriptifs, littérature grise, etc.), une attention au sens donné aux situations vécues par les acteurs autant qu’aux matériaux de l’observation ou encore une comparaison des données entre elles. |
a. Financée par le Fonds national de la recherche suisse (FNS). b. Une partie des entretiens « post-observation » se réfère à plusieurs observations de rencontres, avec des parents différents. En effet, il arrive fréquemment que l’enseignante enchaîne deux ou trois rencontres individuelles d’affilée, en fin d’après-midi. c. L’enseignement primaire romand, dans lequel s’inscrit le canton de Genève, regroupe des élèves âgés de 4 à 12 ans répartis en degrés d’enseignement. Le cycle élémentaire scolarise des élèves de 4 à 8 ans, entre les niveaux 1P à 4P. Quant au cycle moyen, il rassemble les élèves âgés de 8 à 12 ans, scolarisés de la 5P à la 8P. |
- 6 Le conseil de classe permet de solliciter l’avis des élèves afin de réguler les problèmes internes (...)
5En suivant Derouet (1988, p. 10), pour qui « les mêmes logiques sont à l’œuvre dans les petites et dans les grandes choses », nous faisons l’hypothèse que la place de l’élève dans ces interactions révèle la conception de l’enfant qui prévaut à l’école – tout comme les rapports d’inspection ont pu permettre à Plaisance (1986) de la saisir à l’école maternelle – et que celle-ci est ambivalente. Schématiquement, deux conceptions concurrentes de l’élève sont repérables. Selon la première, il doit pouvoir faire valoir « sa propre expressivité » (Plaisance, 1999, p. 36), l’institution scolaire lui fournissant des outils qu’il pourra à l’avenir mobiliser dans sa vie quotidienne (Forquin, 1993, p. 74). Plusieurs dispositifs récemment généralisés dans l’école genevoise – tels que les conseils de classe6 ou l’auto-évaluation – témoignent d’un processus qui met l’élève « au centre » et tend à valoriser son opinion et son « originalité individuelle » (Plaisance, 1999, p. 36). La seconde insiste sur l’importance des normes « productives » et sur la nécessité pour l’élève de viser la « perfection technique » en s’adaptant à « des normes de réussite préétablies » (Plaisance, 1999, p. 36). Elle accorde un « poids croissant aux logiques de la performance » (Mangez, Bouhon, Cattonar et al., 2017, p. 16) et conçoit l’élève à travers ses résultats scolaires et ses efforts. Il y est avant tout appréhendé par sa capacité à assimiler et respecter des normes émises par les adultes. Il est par exemple possible d’interpréter l’absence de mention officielle de sa présence dans l’entretien individuel comme le signe que sa scolarité peut faire l’objet de discussions sans que son avis soit mobilisé. Selon une approche pragmatiste, nous postulons que les enseignantes se trouvent dans une posture d’« incertitude » et d’« indécidabilité » (Garnier, 2015) face à ces deux conceptions de l’élève, tantôt acteur muni d’un pouvoir d’agir qu’il convient d’impliquer, tantôt sujet dont on attend qu’il soit performant et donne le meilleur de lui-même selon des normes prédéfinies.
6Dans un premier temps, nous expliquons la proportion élevée d’élèves présents au cours de cette rencontre et les raisons évoquées par les acteurs pour justifier cette présence. Dans un second temps, nous montrons que la prise de parole de l’élève sur cette scène correspond au souci de le laisser s’exprimer et à celui de rendre visible son niveau scolaire. Dans un troisième temps, nous soulignons que sa présence permet aux enseignantes d’agir sur lui et d’influer sur les modes éducatifs parentaux. In fine, nous mettons en évidence qu’il existe une conception ambivalente de l’élève, entre d’un côté une perception capacitaire qui lui donne un rôle actif et favorise son expression dans les échanges et d’un autre côté une perception utilitariste, qui insiste sur sa conformation aux attendus scolaires.
7La forte présence de l’élève cache des réalités différentes, qui touchent à la diversité des pratiques entre établissements, à l’âge des élèves et au contenu « à risques » des échanges.
- 7 Dans les établissements observés (en cela représentatifs des pratiques de l’ensemble des établisse (...)
- 8 Dans les deux établissements où la prescription est moins forte et varie selon les enseignantes, o (...)
8Si plus de deux tiers des entretiens se font en présence des élèves, des différences apparaissent entre établissements. Dans l’un d’eux (Louvier), 96 % des rencontres observées l’ont été en présence de l’élève, alors que cette proportion était plus faible dans les deux autres (72 % à Delta et 60 % à Claveuil). Les variations tiennent principalement à l’existence ou non d’une jurisprudence locale concernant l’incitation des parents à venir avec leur enfant. Au cours d’un entretien collectif de restitution, les enseignantes de Louvier disent avoir décidé de convier systématiquement les parents à venir avec leur enfant, en l’indiquant dès la réunion de rentrée. Dans les deux autres établissements, la plupart des enseignantes se montrent sensibles à la présence de l’élève, mais il ne s’agit pas d’une position collective. Individuellement, certaines soulignent même qu’elles préviennent7 les parents de leur préférence pour un échange en tête-à-tête – principalement à Claveuil –, notamment lorsque l’objectif est d’aborder une orientation vers l’enseignement spécialisé ou un suivi spécifique (voir infra). À Delta et à Claveuil, dans deux tiers des situations où il n’est pas là, l’absence de l’élève n’est pas remarquée par les enseignantes, signe que leurs attentes concernant le rôle et la place de l’enfant dans l’interaction sont faibles. Ainsi, l’édiction d’une règle collective produit un effet sur la présence de l’élève tout en révélant le pouvoir prescripteur des enseignantes dans la conduite des parents, puisque c’est là où elles insistent fortement – à Louvier – que les parents suivent massivement leurs instructions8.
9L’enquête montre que l’âge de l’élève et le degré d’enseignement font varier sa présence et la nature de sa participation, les plus âgés étant ceux qui assistent le plus aux entretiens. Sur l’ensemble des rencontres, moins de 54 % des élèves du cycle élémentaire (1P-4P) prennent part à l’entretien, pour plus de 80 % des élèves de cycle moyen (5P-8P). Ces différences se traduisent dans l’implication exigée de la part des élèves durant l’entretien. Suivant son âge et sa position dans le parcours scolaire, les enseignantes – et sans doute les parents – dotent l’élève de « capacités progressives » (Youf, 2002), qui distinguent grands et petits du point de vue de leur aptitude à écouter et à promettre (de faire des efforts, de changer de comportement, etc.). Les plus grands sont les plus sollicités, d’autant plus qu’ils sont censés disposer des compétences requises, les élèves les plus en difficulté ayant été précocement orientés vers l’enseignement spécialisé (Gremion, 2012).
10Âgés de 4 ans révolus au début de leur scolarité obligatoire, les petits élèves sont supposés disposer d’une faible maîtrise des exigences scolaires, ce qui minimise leur implication par les enseignantes :
- 9 Le portfolio, qui contient des traces d’apprentissage, est accessible aux parents à la fin de chaq (...)
À cet âge-là [entre 4 et 5 ans] c’est un peu difficile. Ce qu’il y a dans le portfolio9, c’est ce qu’ils vont devoir expliquer le trimestre prochain. Je sais pas si c’est vraiment de leur âge, s’ils y comprennent quelque chose. […] Et je leur laisse pas la place, je me rends compte [rires], et je leur laisse pas du tout la place en fait » (enseignante en 1P).
11Parfois, le jeune élève est physiquement présent dans la pièce tout en étant par moments occupé à jouer, à distance de l’interaction, ce qui contribue à augmenter la différence de participation entre les plus âgés et les plus jeunes. Toutefois, si les enseignantes minimisent les capacités du petit élève, elles hésitent sur la marche à suivre avec lui. Ainsi, dans l’observation suivante :
L’enseignante reçoit un père et sa fille, Safia, scolarisée en 1P. La rencontre est cordiale, la seule remarque négative de l’enseignante est que Safia n’intervient jamais en classe. Elle tente donc d’encourager Safia à participer davantage, tout en prévenant le père : « Bon là ça va être le supplice pour elle… Je vais essayer… » Puis elle s’adresse à Safia : « Est-ce qu’on pourrait faire une sorte de contrat, enfin pas un contrat mais… est-ce que tu pourrais un peu plus parler quand tu es sur les bancs ? » Safia répond « oui ». L’enseignante tente d’en savoir un peu plus : « Pourquoi tu ne parles pas, c’est que tu ne comprends pas ? » Safia répond par la négative, puis l’enseignante lui dit : « À l’école, ce qu’il y a… il faut parler tu sais… C’est un peu obligé de parler. » Le père insiste : « Oui, il faut parler ! » L’enseignante demande à Safia si elle parle à la maison, celle-ci acquiesce, puis elle cherche à la rassurer : « En tout cas, moi, je suis très contente de t’avoir dans ma classe. » Le père tente de relancer sa fille (« Tu dis pas “moi aussi” ? »), mais celle-ci reste muette. L’enseignante met donc fin à l’échange : « non… c’est difficile » (enseignante et élève en 1P).
12L’enseignante n’épargne pas à Safia l’épreuve de devoir justifier devant deux adultes sa timidité en classe. Pourtant, elle hésite, consciente de la violence de l’épreuve (« ça va être le supplice pour elle ») qu’elle réduit progressivement, s’ajustant au fur et à mesure aux réactions visibles de l’élève, à son âge et aux engagements qu’elle est capable de prendre.
13Afin de justifier l’incitation faite aux parents à venir avec leur enfant, beaucoup d’enseignantes se réfèrent à un devoir de transparence auquel elles s’estiment tenues :
Qu’on parle de quelqu’un sans qu’il soit là, j’aime pas (enseignante en 2P).
C’est important que les enfants sachent ce qu’on pense d’eux et ce qu’on dit aux parents, pour un souci de transparence (enseignante en 6P).
14Ceci renvoie à la nécessité affirmée de ne pas « parler dans le dos » de l’élève. Parler entre adultes est assimilé à de la défiance à l’égard de l’élève. Pourtant, ce principe admet certaines entorses pour épargner à l’élève le traumatisme que représentent certaines informations. Les échanges sont jugés sensibles dans deux domaines. On trouve d’abord, du côté enseignant, des thématiques telles que les propositions de bilans (psychologiques, orthophoniques, etc.), de redoublement, d’orientation vers le spécialisé, typiques des « mauvaises annonces » qui angoissent les professionnelles en raison de leur caractère potentiellement antagonique :
- 10 Équivalent suisse de l’orthophoniste.
- 11 Un médicament destiné à lutter contre l’hyperactivité. Bien que restant toujours prudentes, il n’e (...)
L’entretien a lieu peu après la fin de la journée de cours. Au moment d’entrer dans la classe et d’entamer l’entretien, la mère demande où se trouve son fils. L’enseignante lui explique qu’elle l’a confié à une collègue afin qu’elles puissent discuter seule à seule dans un premier temps, mais qu’elle ira le chercher ensuite. Elle souhaite évoquer le comportement récent de Jérémy, très agité depuis 15 jours. La mère acquiesce et explique avoir du mal à aider son fils à faire ses devoirs, ajoutant qu’elle lui a mis une claque récemment. Jérémy est suivi par une psychomotricienne et une logopédiste10, mais la mère a réduit le nombre de séances chez cette dernière en raison d’un calendrier surchargé. L’enseignante se fait la messagère des professionnels qui rencontrent fréquemment Jérémy, suggérant que la mère accepte davantage de rendez-vous, ce à quoi cette dernière s’oppose, affirmant également avoir refusé que son fils prenne de la Ritaline11. La suite de l’entretien se déroule de manière plus décontractée et, lorsque l’enseignante estime avoir recueilli les éléments qui l’intéressaient, elle fait venir Jérémy, qui se tient en retrait des échanges, tout en intervenant de temps en temps (enseignante en 3P).
- 12 L’orientation vers le spécialisé constitue une mise à l’écart durable, en raison de la faible prop (...)
15Dans cet extrait, l’enseignante souhaite entamer un dialogue entre adultes afin de convaincre la mère d’amener son fils au plus grand nombre de suivis possibles, la présence de l’enfant risquant de la contraindre à modifier son propos. Il n’est pas impossible, d’ailleurs, que la mère s’inquiète de l’absence de son fils car, seule face à l’enseignante, elle se sent davantage exposée à des propositions de suivis auxquels elle n’adhère pas. D’une manière générale, bien que les enseignantes présentent publiquement la Ritaline ou l’orientation vers le secteur spécialisé comme une opportunité pour l’élève, ce type d’annonce est problématique car les parents sont au départ presque toujours en désaccord, y percevant le signe d’un stigmate12. Parce qu’elle contraint à euphémiser certains messages afin de le préserver, la présence de l’élève met en péril l’annonce à faire aux parents. Tenir l’enfant à l’écart de ces moments délicats possède donc une double efficacité : civile – en préservant l’enfant – et tactique – en permettant de clarifier le message.
16La deuxième catégorie d’informations sensibles concerne la vie familiale. L’absence de l’élève relève alors d’une demande des parents, dans l’objectif de préciser certains événements de sa vie susceptibles d’influencer sa scolarité (divorce, violence conjugale, etc.) :
À part dans certains cas, un peu délicats, quand les parents viennent nous parler. Justement, l’année dernière on avait eu une élève dont le père a été emprisonné, ces choses-là en général, les parents viennent nous dire « nous on souhaite pas que l’enfant soit là » (enseignante en 3P).
17Toutefois, les enseignantes sont soucieuses de ne pas multiplier les entretiens en tête-à-tête avec les parents lorsque c’est à leur demande. Elles tiennent aux limites de leur rôle et à la volonté de contenir au maximum les confidences des parents, dont elles disent qu’elles relèvent d’autres professionnels, notamment ceux du « monde psy » et du social. Elles tiennent aussi à ne pas laisser l’enfant à l’écart des échanges entre adultes, car cela accréditerait qu’il y a quelque chose à lui cacher.
18L’enquête montre ainsi que la présence des élèves au cours de ces entretiens n’est pas systématique et qu’elle peut être jugée problématique. Voyons comment les élèves apparaissent sur cette scène et à quels moments ils sont sollicités pour s’exprimer.
19Deux tendances caractérisent la parole de l’enfant dans l’entretien, traduisant deux conceptions concurrentes de l’élève : l’une consiste à le solliciter dans une optique stratégique, tandis que l’autre s’apparente au souci de favoriser son expression.
20L’expression de l’élève est encadrée et n’intervient que lorsqu’elle est sollicitée par l’enseignante. Au cours des échanges, les élèves sont incités à exposer leurs connaissances ou leurs lacunes, de façon variable selon leur âge. Les plus petits sont souvent mobilisés, car leurs savoirs se prêtent à une mise en scène rapide. C’est moins fréquent chez les plus grands, dont les apprentissages sont plus complexes. L’espace de quelques instants, l’élève est mis à l’épreuve pour prouver que la compétence est maîtrisée. La plupart du temps, il s’agit de compter, de raconter une histoire apprise en classe, d’épeler un mot, de réciter l’alphabet ou de décrire le contenu d’une activité :
L’enseignante demande à plusieurs reprises à l’élève de montrer à sa mère ce qu’il connaît : les prénoms de ses camarades de classe à partir d’une photo, les nombres de 1 à 39, la constitution d’un puzzle. Au gré des réponses apportées par l’enfant, l’enseignante commente en direction de la mère : « Il y a de bonnes connaissances, il faut qu’il participe un peu plus, mais il commence à prendre sa place. Il entre tout seul dans l’école » (enseignante et élève en 1P).
21Ici, l’élève illustre la transmission et l’acquisition adéquates des savoirs scolaires. Cela permet de rassurer des parents qui s’interrogent sur son niveau réel, dans un contexte où la pression scolaire est forte. À l’inverse, l’enseignante peut le solliciter pour attester l’absence de maîtrise d’un savoir. Cette configuration se présente lorsqu’il y a controverse entre l’enseignante et le parent et que le livret scolaire ne convainc pas ce dernier :
Les deux enseignantes d’une même classe de 4P reçoivent la mère de Sylvain. C’est un entretien de remise du carnet scolaire, au cours duquel elles abordent chaque matière l’une après l’autre. Elles cherchent à persuader la mère des lacunes de son fils, alors que celle-ci apparaît peu convaincue de la véracité de leurs évaluations. Les enseignantes sollicitent donc l’élève pour qu’il aille chercher son cahier et qu’il montre son travail en français. Puis l’une d’elles aborde les mathématiques : « Alors la numération, je ne suis pas sûre que ce soit acquis. Et puis il a des lacunes sur les livrets, pour les additions et les soustractions à apprendre, pour savoir de manière rapide. [À Sylvain] 5 + 7, Sylvain ? » Sylvain ne parvient pas à répondre. L’enseignante ajoute : « Alors il faut qu’il réfléchisse. C’est comme pour la lecture, il perd du temps sur des choses qui devraient être automatiques. » La mère interroge l’enseignante : « Et quand vous dites 7 + 8, vous voulez quoi ? » L’enseignante lui répond que l’objectif, c’est que Sylvain sache compter sans utiliser ses doigts. Après l’entretien, les enseignantes disent que la mère remettait en cause leurs évaluations et qu’il fallait parvenir à éloigner son scepticisme (enseignantes et élève en 4P).
22Lorsque l’élève est absent, le différend entre enseignantes et parents sur les caractéristiques de l’enfant est plus probable, car chacun avance ses connaissances issues de l’espace scolaire ou domestique. La présence de l’élève à l’entretien lui confère la valeur de preuve vivante ; utilisée par l’enseignant, elle permet de clore le débat.
- 13 Au sens que lui confère l’ethnométhodologie, lorsqu’il consiste à décrire, à expliquer ou à racont (...)
23Cette sollicitation de l’élève permet aussi à l’enseignante de rendre compte et de rendre visible le travail en classe, qui n’a rien d’évident dans les premières années de scolarité (Tardif & Lessard, 1999). Il arrive que les parents ne sachent pas ce que font leurs enfants en classe, observation que partagent certaines enseignantes : « Il y en a qui ne disent rien… » (enseignante en 2P). Chez les plus petits, la restitution est souvent minimale et contrarie le souhait d’une majorité de parents d’être informés sur les apprentissages – même si cette exigence est moins formulée en REP qu’en établissements plus favorisés. Les enseignantes elles-mêmes sont soucieuses de montrer ce qui se passe dans leur classe. Si la transmission des savoirs se fait par des supports écrits dont les parents prennent connaissance, elle passe aussi par l’élève, qui transporte avec lui la mémoire des enseignements qui lui sont prodigués (Perrenoud, 1996). Ainsi, l’élève rend visible l’activité de l’enseignante, attestant qu’elle transmet effectivement des savoirs, même si les parents ne parviennent pas à saisir ce contenu lorsqu’ils questionnent leur enfant. Rendre observable son action caractérise désormais le métier enseignant, au nom d’un service public efficace et soucieux d’accountability13, mais aussi en raison de la proximité nouvelle avec les parents, qui implique davantage de dévoilement de ses pratiques (Giuliani & Payet, 2014).
24La mobilisation de l’élève est donc partiellement stratégique, sur une scène qui met la professionnalité enseignante à l’épreuve, dans la mesure où elle est potentiellement contestée – notamment du point de vue de l’évaluation – ou peu visible. L’élève permet aux enseignantes de rompre le face-à-face avec les parents et d’atténuer la mise en cause. Sa sollicitation dans l’entretien leur offre l’occasion de rendre public le travail fait en classe et de clore les potentielles disputes.
25Encourager l’expression des élèves témoigne de la reconnaissance de leur point de vue sur eux-mêmes voire sur le travail pédagogique. Cette habilitation de l’élève fait écho à l’agency de l’enfant (Garnier, 2015), à son pouvoir d’agir et de dire. Dans l’entretien, les enseignantes incitent régulièrement les élèves à formuler ce qu’ils ressentent, bien que peu d’entre eux prennent réellement la parole, répondant le plus souvent par « oui » ou « non » aux questions. Cette attention permet aux enseignantes de faire participer l’élève aux échanges, même si les conditions d’expression (stress à parler en présence d’adultes) sont peu interrogées. L’éventail va du questionnement ponctuel de l’élève sur son vécu scolaire à l’enquête sur son comportement, lorsque l’enseignante, souvent secondée par les parents, cherche à comprendre les raisons d’une conduite préoccupante (silence en classe, absence de travail, etc.). Ce sont les élèves les plus âgés qui sont ainsi sollicités, car leur comportement est supposé rationnel et conscient :
- 14 Chaque établissement scolaire du REP bénéficie d’un éducateur social, chargé de « renforcer les li (...)
Dans le cadre d’un entretien trimestriel, l’enseignante reçoit Dawit, scolarisé en 8P, et sa mère, en présence de l’éducateur social14. La conversation est presque exclusivement orientée vers Dawit. Dès le début, l’enseignante lui demande ce qu’il a fait de positif ces derniers temps en classe. Dawit ne répond pas et l’enseignante décrit les actes qu’il a commis et qu’elle réprouve. Elle relance Dawit : « J’aimerais que tu parles un peu de ce qui se passe dans ta tête ». Encouragé par l’éducateur, l’élève répond par des phrases courtes et affirme qu’il s’arrête de travailler quand il n’y arrive pas. L’enseignante le relance : « Moi j’ai entendu “j’aime pas travailler”. Pourquoi ? Ça provoque quoi ? » Puis elle évoque les systèmes métriques avec lesquels Dawit ne semble pas avoir de difficultés. Dawit répond : « Parce que j’aime bien ! J’y arrive les systèmes métriques ! » L’enseignante cherche à en savoir davantage : « C’est quand t’arrives pas que ça bloque ? » Dawit opine. L’éducateur lui fait remarquer qu’en tennis, il ne s’arrête pas de jouer même lorsqu’il n’y arrive pas, ce à quoi Dawit rétorque qu’il aime bien le tennis. Puis la conversation glisse vers le domicile, l’heure du coucher et la pratique de la console de jeux (enseignante et élève en 8P).
26Dans cette séquence, l’élève est au cœur de l’interaction, sa mère étant peu sollicitée, certainement parce qu’elle ne maîtrise pas bien le français. Aux yeux de l’enseignante, de l’éducateur et, secondairement, de sa mère, l’attitude de Dawit est une énigme qu’il s’agit de résoudre en l’interrogeant sur sa vie intime et sociale. Les adultes qui l’entourent sont soucieux d’obtenir des raisons et de se faire raconter des événements vécus. Cette forme d’expression requise confère à l’élève une certaine capacité au sens d’un « pouvoir de rassembler sa propre vie dans un récit intelligible et acceptable » (Ricœur, 2001, p. 88). Cette intention exclut pourtant toute démarche réflexive de la part de l’enseignante et de son collègue éducateur concernant les conditions de l’expression de l’élève. Ni le cadre de l’entretien (plusieurs adultes occupant des rôles d’autorité) ni les nombreuses questions et leur potentiel oppressant ne sont considérés comme des obstacles à l’expression. Le principe d’une habilitation de l’élève, qui consiste à le considérer comme un individu à même d’avoir une réflexion sur lui-même et sa conduite, est contrecarré par des modes de communication asymétriques et standardisés.
27Certaines enseignantes, les plus sensibles à l’expression de l’élève, considèrent sa parole comme une ressource susceptible de moduler leur pédagogie et estiment qu’il détient un savoir dont elles ne disposent pas et qui ne peut s’énoncer dans la classe. Les connaissances profanes des élèves sont alors jugées utiles par l’enseignante afin de nourrir sa réflexivité :
Apprenant de la bouche d’une élève qu’elle « s’ennuie » en classe, l’enseignante lui répond : « Toi, tu dois encore réfléchir un peu pourquoi c’est important de respecter les règles, pour toi. Et moi je dois réfléchir comment faire pour que tu t’ennuies moins » (enseignante en 6P).
28L’enseignante reconnaît la valeur de l’expertise de l’élève et lui assure qu’elle en tiendra compte. L’entretien se rapproche ici de celui que mènent les travailleurs sociaux, qui misent sur la proximité afin de susciter une parole libérée, en tentant de gommer ce qui pourrait faire obstacle à l’expression. Ces enseignantes promeuvent un élève responsable, capable de dire ce qu’il pense et d’évaluer leurs pratiques. Cette incitation peut d’ailleurs susciter des réponses déstabilisantes :
Ens : Il chante juste. Très doucement mais juste. Mais je crois qu’il aime bien… Tu aimes bien la chorale ?
Él : Non.
Ens : Ah ! Et pourquoi ?
Él : C’est long.
Ens : Tu as raison. C’est vrai c’est un peu long. On essaiera de faire autrement. Et puis on les fait asseoir comme ça et l’autre jour je l’ai fait avec eux et j’ai trouvé que ça faisait mal… Je me suis dit mais on leur en fait faire… (enseignante et élève en 3P).
29Alors qu’elle recherche son assentiment et qu’elle pressent que l’élève va aller dans son sens, l’enseignante fait face à une réaction imprévue. Afin de ne pas perdre la face, elle montre qu’elle tient compte de l’avis de l’élève et qu’elle va modifier l’activité afin de la rendre attractive. Ce n’est pas rien. Le dispositif peut ainsi être débordé par une parole de l’enfant qui ne se conforme pas aux attentes préalables.
30L’invitation à parler recouvre deux directions opposées : d’un côté, une valeur illustrative, qui fait de l’élève un acteur permettant d’administrer une preuve (du travail fait en classe ou de son niveau) ; de l’autre, une valeur expressive, qui consiste à tenir compte de son opinion, afin de comprendre son comportement et d’orienter les réponses pédagogiques en fonction de ses besoins. Cette hésitation témoigne de conceptions ambivalentes de l’expression de l’élève, à la fois réifié et réflexif.
31Cette scène est pour les enseignantes l’occasion d’agir sur l’élève hors du cadre collectif de la classe, où leur capacité à se concentrer sur un individu particulier est limitée. Lorsque l’élève rencontre des difficultés, même mineures, l’entretien est investi d’un potentiel performatif. Ces tentatives de transformation s’apparentent aussi à une mise en scène de l’action enseignante, sous le regard des parents.
32Se percevant comme expertes des difficultés scolaires et des comportements déviants, les enseignantes font de l’entretien un espace prescriptif qui leur permet de s’adresser directement à l’élève ou de se servir des parents comme relais. Ce souci d’efficacité implique la transmission directe de recommandations « de première main » en direction de l’élève. Ceci témoigne d’une certaine défiance à l’égard des parents, accrue lorsqu’ils sont de milieu défavorisé et immigrés, qu’ils maîtrisent mal les codes scolaires et le français et que leurs modes éducatifs sont jugés éloignés de ceux qui prévalent dans la société d’accueil. La coprésence tripartite est jugée efficace afin que l’élève prenne conscience de ses problèmes et qu’il comprenne comment s’améliorer scolairement :
Quand nous on convoque pour parler des apprentissages et du comportement, ça nous semble important que l’élève soit là, parce que moi je me méfie quand même un petit peu de ce que les parents retransmettent à la maison. Et je trouve bien que les élèves entendent ce que nous on a à dire (enseignante en 3P).
- 15 Les contacts informels (le « pas-de-porte ») entre enseignantes et parents sont plus limités à mes (...)
33La coprésence de l’élève et du parent est aussi l’occasion pour l’enseignante de s’assurer que chacun accède aux mêmes informations, les élèves les plus âgés et en difficulté étant suspectés de dissimuler leur situation scolaire15. Pour les enseignantes, informer les parents est essentiel pour leur donner des prises sur leur enfant et les impliquer dans sa scolarité. Ainsi, elles peuvent confronter ce que les parents comprennent de la situation scolaire de leur enfant et ce que ce dernier leur en dit :
Ils [les élèves] entendent ce que je dis aux parents sans que ça soit trop déformé ou je sais pas… (enseignante en 4P).
Donc, ce genre d’enfant, je trouve pas mal qu’il soit là, qu’il se rende compte qu’il pourra dire ce qu’il veut, papa et maman ils auront entendu ce que je voulais dire, et que moi j’ai entendu ce que maman voulait dire (enseignante en 3P).
34Dans ces extraits, les enseignantes ont le sentiment de maîtriser le contenu de leur message et de réduire les risques de distorsion, prévenant aussi une hypothétique mise en danger de l’enfant à son domicile. En présence de l’élève, elles peuvent en effet se faire une idée de la nature des relations familiales et moduler leurs annonces en temps réel, notamment lorsqu’elles sont négatives, dans un souci de protection de l’enfant. L’une des craintes est que le parent transforme des résultats insuffisants en sanctions, méthode éducative rejetée par les enseignantes. Percevant les modes éducatifs des milieux sociaux défavorisés – notamment étrangers – comme trop autoritaires pour l’enfant (Conus & Ogay, 2014), beaucoup d’enseignantes affirment ne pas tout dire par peur de représailles sur l’enfant. Sans indications sur les relations intrafamiliales, elles estiment difficile de savoir quelle sera la traduction de leurs observations et de leurs conseils, c’est-à-dire comment les parents vont « exprimer dans [leur] langage ce que les autres disent et veulent » (Callon, 1986).
35Exprimés en coulisses, les doutes des enseignantes à l’égard des parents les conduisent à faire de cette scène un espace d’éducation parentale implicite dont l’élève est le vecteur. Elles souhaitent que les parents relaient et partagent leur propre message, afin d’en augmenter l’efficacité. La cohérence des discours adressés aux élèves est jugée essentielle, d’autant plus au début de l’adolescence, où leur propension à discuter les règles est soulignée. L’entretien permet aux enseignantes d’éprouver les « parents d’élèves », en sollicitant leur capacité à ne pas se sentir blessés par les remarques sur leur enfant. Elles redoutent en effet les relations parents-enfants envahies par l’affectivité, qui rendent les premiers moins lucides (Breviglieri, 2009) :
Très souvent quand ça ne va pas c’est que le parent ne nous fait pas confiance et puis qu’il a une autre perception, ou que justement il y a une relation trop fusionnelle avec son enfant et puis du coup elle se sent agressée dans tout ce qu’on lui dit… elle pense qu’on n’aime pas son enfant... quand il y a trop d’affect, c’est là où ça part en vrille (enseignante en 6P).
36La diffusion des savoirs psychologiques dans le monde enseignant (Castel, 1981 ; Dubet & Martuccelli, 1996 ; Morel, 2012) est palpable (par exemple ci-dessus, avec les termes « fusion » et « affect »). Le comportement que décrit l’enseignante est identifié comme un risque pour la réussite scolaire de l’élève – ainsi que pour la relation avec le parent. L’accompagnement parental adéquat implique du point de vue des enseignantes une déprise temporaire des sentiments affectifs, qu’elles tentent d’évaluer en entretien dans la propension des parents à approuver leur expertise. Dans le but avoué d’agir « pour le bien de l’enfant » (Payet, 2015), ce qui est attendu d’eux, c’est qu’ils distinguent l’enfant et l’élève. Tandis que le premier se situe naturellement dans le domaine de l’affectivité, l’élève idéal est un être autonome, dont la réalisation est favorisée par l’implication dépassionnée de ses parents. Dans l’esprit enseignant, les commentaires et critiques à l’égard de l’élève ne doivent pas être compris par le parent comme une remise en cause. Si son affection pour son enfant est primordiale aux yeux des enseignantes, elle doit rester périphérique sur la scène scolaire. Elles attendent du parent qu’il participe, mais aussi qu’il maîtrise ses émotions (Elias, [1939] 1991), qu’il soit acculturé aux normes scolaires sans avoir elles-mêmes à faire ce travail.
- 16 À l’issue du primaire, les élèves intègrent l’un des trois « rassemblements » du cycle d’orientati (...)
37Cette attente tangible conduit la plupart des parents à se désolidariser de leur enfant, en montrant leur désaccord par rapport à son comportement ou à l’absence d’efforts fournis. C’est le cas de la mère d’une élève de 8P qui ne cesse de reprendre à son compte les propos de l’enseignante afin d’enjoindre à sa fille de faire des efforts pour accéder au niveau le plus élevé en cycle d’orientation16. Cette conduite est aussi un moyen de ne pas perdre la face (Goffman, 1974), car les parents craignent d’être perçus comme responsables des difficultés scolaires. Pour les enseignantes, la distanciation des parents d’avec leurs enfants est source d’efficacité et donne lieu, rétrospectivement, à une évaluation qui reste toujours implicite dans le cours des échanges :
- 17 Dans la vulgate professionnelle, la fiche renvoie à des exercices pré-construits que l’on retrouve (...)
C’est vraiment bien qu’il [l’élève] ait entendu ce qu’on avait à dire, en plus, on était plus ou moins d’accord sur ce qu’on a dit, même si je pense qu’elle [la mère] attendait plus de fiches17 de mon côté, et moi j’attendais qu’elle arrête les fiches, mais sinon à part ça, je crois qu’il [l’élève] a quand même vu qu’on était assez d’accord sur ses capacités, etc. (enseignante en 5P).
38Que l’élève assiste à un accord entre sa mère et son enseignante est valorisé, contrairement à d’autres situations où les parents « couvrent » ou « cherchent des excuses ». Pour les enseignantes, cette façon de parler d’une seule voix – qui de fait prend la forme d’un assentiment parental à leurs propos – permet de montrer à l’élève qu’il existe des règles partagées par les adultes qui l’entourent. Elles sont sensibles à des « alliances éducatives » (Gilles, Potvin & Tièche Christinat, 2012), entendues ici comme une manière de donner à l’enfant des repères et des principes communs.
39En REP, les pratiques éducatives parentales – jugées trop laxistes ou trop exigeantes selon les circonstances – font l’objet de questionnements et de remises en cause, plus ou moins implicites. Cette défiance pousse les enseignantes à se substituer, par moments, aux parents, dans le double dessein de leur montrer comment agir avec leur enfant et de faire preuve d’autorité avec l’élève. Pour elles, l’un des enjeux consiste à modifier des comportements, des conduites ou des propos des parents sans pour autant mettre à mal la relation qu’elles entretiennent avec eux. En effet, le tact (Goffman, 1974) et l’évitement du conflit sont des préoccupations essentielles, posant concrètement le problème de la transmission d’une injonction sous des formes acceptables. L’élève est une ressource qui permet aux enseignantes d’éviter de se placer dans le registre de l’éducation parentale explicite et ainsi de parer au risque de conflit avec les parents au motif de l’empiétement sur leur territoire. Exemple de ces stratégies communicationnelles, les enseignantes se placent dans le rôle qu’elles attendent des parents et miment la manière dont il faut procéder avec l’enfant, adoptant un ton à la fois ferme et détaché, cherchant à tout prix à éviter de parler à l’élève de façon agressive ou trop impliquée. La marche à suivre, c’est la bonne distance éducative.
L’entretien a lieu juste après la fin de la journée de classe. L’élève et sa mère entrent dans la pièce, accueillis par l’enseignante. Constatant que l’élève ne la salue pas, l’enseignante s’adresse à lui.
Ens : Mais, on se connaît ?
Él : …
Ens : Mais on se connaît !
Él : Bonjour…
Mère : L’autre jour on était chez le médecin, il avait des aphtes.
Ens : Ah… Tu peux t’asseoir, Kevin. Mais, tu ne vas pas t’asseoir sur la chaise de ta maman ?!
La mère enlève la veste de son fils.
Ens : Tu n’arrives pas à l’enlever tout seul ? À l’école avec qui tu fais les choses ?
Él : Tout seul.
Ens : D’accord ?
L’élève fait un signe de tête pour dire oui.
Ens : Je n’ai pas entendu.
Él : Oui.
[…] (enseignante et élève en 1P).
40Dès le début de l’interaction, l’enseignante délaisse la mère pour s’adresser uniquement à l’élève. Si elle préserve la face de cette dernière en mettant en cause les compétences de l’élève, elle se livre à une leçon d’éducation dont on peut penser qu’elle est destinée à la mère.
41Inversement, la situation d’entretien génère parfois chez les parents des demandes d’intervention auprès de l’enfant. La substitution n’est donc pas toujours initiée par l’enseignante, mais peut être sollicitée par les parents. Cet aveu de faiblesse – l’incapacité à « tenir son enfant » – apparaît concernant la gestion difficile de l’usage d’Internet ou des jeux vidéo, lesquels constituent des préoccupations au niveau de la direction de l’enseignement primaire que les enseignantes relaient, notamment en distribuant de petits dépliants aux parents de 8P :
L’enseignante fait valoir les bons résultats de Cassandra, scolarisée en 8P, malgré une légère baisse. Elle aborde, comme avec tous les élèves de 8P, la question des jeux vidéo et de leurs dangers potentiels, présentés dans une brochure. La mère dit que sa fille a déjà joué à un jeu réservé aux plus de 18 ans, l’enseignante dit que ce n’est pas grave. Mais la mère renchérit : « Mais moi je ne suis pas d’accord. Ça m’inquiète avec ma fille. Le samedi soir, moi je travaille… » L’enseignante lui coupe la parole et s’adresse à Cassandra : « Oui, il faut faire attention. » La mère dit que sa fille passe énormément de temps sur Facebook, l’enseignante se tourne alors plus longuement vers Cassandra : « Je te trouve fatiguée à certains moments. C’est important de t’arrêter le soir et de te coucher. Au primaire, ça va bien. Vraiment, je suis très contente, mais l’année prochaine, tu auras plus de travail ! » La mère renchérit : « L’autre jour, je suis arrivée dans sa chambre et j’ai vu qu’elle a joué et qu’elle n’a pas dormi. » L’enseignante lui coupe à nouveau la parole : « Ta maman fait son travail ! C’est important, d’accord ? » Cassandra opine (enseignante et élève en 8P).
42Dans cette situation, l’enseignante relaie la mère et lui apporte son soutien professionnel en faisant équipe avec elle. Il s’agit d’une véritable alliance à travers laquelle deux adultes parlent d’une seule voix à une jeune adolescente. Ceci n’exclut pas une démonstration d’expertise de l’enseignante, du registre adéquat qu’il convient de déployer dans cette situation – qui elle-même la préoccupe. L’enseignante fait coup double, redoublant la parole parentale afin d’agir sur l’élève et montrant à la mère de quelle manière s’adresser à sa fille afin de limiter, avec autorité, une pratique problématique.
43La clôture de l’entretien permet à l’enseignante de ritualiser son autorité et d’imposer à l’élève une conduite à tenir. Si bien que, pour les professionnelles, la réussite de l’entretien tient à la capacité de l’élève en difficulté à formuler dans ses mots les exigences qui lui sont faites. Les enseignantes récapitulent le contenu des échanges et vérifient ce qu’il a retenu de l’entrevue.
Ens : Et alors, qu’est-ce qu’on a dit ? Sur quoi tu dois faire des efforts ?
Él : … heu… avancer plus.
Ens : Non c’est pas tellement ça… 1) Croire en tes compétences, tu es intelligent, tu sais des choses donc ne baisse pas les bras et 2)… quand tu fais un exercice, ou lors d’un contrôle… ?
Él : Relire.
Ens : Oui. Mais relire c’est pas juste regarder, c’est se poser des questions, vraiment vérifier.
Él : Oui (enseignante et élève en 6P).
44L’élève doit répondre correctement aux questions de l’enseignante, qui compte sur son acquiescement, comme si celui-ci augurait de l’efficacité du message et n’avait pas un caractère obligé. Si, en coulisses, les enseignantes doutent des effets immédiats de l’entretien sur la progression de l’élève, elles accordent de la valeur à cet acquiescement, qui est ritualisé et devient systématique à partir de la 6P. Impossible en effet de ressortir de l’entretien sans accord, même s’il n’est que de façade, celui-ci se transférant peu à peu des parents vers l’élève à mesure que celui-ci grandit. Son assentiment est requis pour attester la réussite de l’entretien, preuve qu’il s’engage – devant témoins – à faire ce qu’on lui demande. Pour les enseignantes, c’est aussi l’occasion de montrer aux parents que, malgré ses difficultés, elles ne lâchent pas leur enfant et de faire une représentation de leur professionnalité devant les parents (Goffman, 1973).
45L’entretien est donc investi par les enseignantes comme un moyen d’action sur l’élève, notamment lorsqu’il rencontre des difficultés. Cet espace leur sert soit à éduquer des parents jugés défaillants, soit à agir à leur place, directement sur l’élève.
46L’usage de l’expression « entretien enseignants-parents » ne caractérise que partiellement le déroulement effectif de cette scène, notre enquête indiquant que la majorité des élèves assiste et prend part, à des degrés divers, aux échanges. Même s’il n’apparaît pas dans les textes officiels qui encadrent les entretiens individuels, l’élève s’avère jouer un rôle dans la communication entre les enseignantes et les parents. Il n’est pas seulement l’« objet » à réparer, il sert aussi à fluidifier les échanges.
47Pour les enseignantes, la présence des élèves sur cette scène revêt un caractère stratégique en raison des bénéfices qu’elle procure : réduction des risques de conflits avec les parents ; démonstration des compétences ou des lacunes de l’élève et de la qualité du travail effectué en classe ; recherche du confort professionnel (Becker, 1952) en évitant l’instauration d’un « colloque singulier » qui se situe en dehors de leur domaine de compétences habituelles ; possibilité d’exposer des normes et un savoir-faire éducatifs sans user d’injonctions ; opportunité de scruter les méthodes éducatives des parents ; occasion de vérifier comment les informations transitent de l’école à la maison.
- 18 Il conviendrait d’approfondir encore, en analysant les variations entre enseignantes (selon leurs (...)
48La conception de l’élève dans l’entretien et plus largement dans l’institution scolaire est plurielle et ambiguë et oscille entre une reconnaissance de l’agency enfantine et la manipulation de l’élève. Cette ambivalence tient d’abord aux variations concernant la présence de l’élève18. Si la transparence est brandie par les enseignantes, au nom du droit de l’élève à être informé, ce principe est nuancé quand il s’agit de le tenir à l’écart de certains échanges, susceptibles de le heurter (notamment lorsqu’ils concernent son avenir scolaire), ainsi que par ses capacités supposées en lien avec son âge. Le modèle expressif apparaît lui aussi de façon ambiguë. D’un côté, l’élève est souvent sollicité afin d’évoquer son vécu scolaire et/ou de faire valoir son point de vue. Sur ce plan, tout se passe comme s’il était habilité et considéré comme un égal possédant une expertise légitime. Toutefois, cette intention bienveillante ne prend pas en compte l’« état de petit » (Boltanski & Thévenot, 1991) de l’être enfantin, qui plus est dans un dispositif où plusieurs adultes proches lui demandent des comptes. D’un autre côté, le recours à l’expression de l’élève permet à l’enseignante d’assurer sa position dans l’interaction, que ce soit pour attester la légitimité de ses évaluations ou la qualité du travail fait en classe, ou pour conduire l’élève à acquiescer publiquement aux injonctions. Lorsque l’élève connaît des difficultés, même minimes, et parce qu’on se situe en réseau d’enseignement prioritaire, les enseignantes sont tentées d’assumer un rôle éducatif, qui prend diverses tournures et qui implique qu’elles édictent et détiennent les normes pédagogiques et éducatives attendues ainsi que la voie à suivre.
49Plus largement, en observant une scène institutionnelle de l’école à la frontière avec l’institution familiale (Laforgue, 2015), nous avons interrogé l’investissement de l’élève dans une perspective stratégique de l’enseignant face à l’épreuve que constitue aujourd’hui, pour sa professionnalité, la proximité imposée avec la famille. Notre analyse éclaire en creux les incertitudes d’une institution qui délègue à ses agents le soin de réaliser de la manière la plus fluide ses missions les plus contradictoires et d’élaborer des solutions sans disposer de mode d’emploi institutionnel. Dès lors, la présence de l’élève dans l’entretien, non réglementée par l’institution et largement investie d’une symbolique performative par les enseignants, illustre la nécessité de comprendre l’agir enseignant comme un travail de constitution de ressources pour traduire, dans des postures concrètes, des référentiels pluriels et contradictoires (Payet, Sanchez-Mazas, Giuliani et al., 2011) : en l’occurrence, ici, la participation des parents, la parole de l’enfant et la définition de sa valeur scolaire.