- 1 Sur cette question, se référer au rapport de Kergoat, Capdevielle-Mougnibas, Courtinat-Camps et al (...)
1Les différentes enquêtes sur les lycées professionnels (LP) font aujourd’hui état de la disqualification scolaire et sociale (Moreau, 2004) d’un ordre scolaire particulièrement dominé (Palheta, 2012), processus conduisant à stigmatiser ses élèves, ses enseignant·e·s mais aussi ses diplômes, dont le baccalauréat professionnel (bac pro). La désouvriérisation de la société française (Beaud & Pialoux, 1999) mais aussi la massification du chômage et la prolongation des scolarités sont autant de phénomènes qui contribuent à fragiliser la reconnaissance de la qualification ouvrière et employée. Alors que les LP formaient, jusqu’aux années 1970, la future élite ouvrière, ils sont aujourd’hui désignés comme lieux de la « seconde chance », conduits à accueillir les enfants de l’échec scolaire, considérés comme des élèves « difficiles », orientés « par défaut » vers l’enseignement professionnel1. Par voie de conséquence, le certificat d’aptitude au professorat de lycée professionnel (CAPLP) est également envisagé, dans le monde enseignant, comme un concours de seconde zone.
2Perçus comme une « voie de relégation » (Dubet, 1991), les LP peuvent néanmoins jouer un rôle de requalification symbolique et scolaire. D’une part, l’analyse de l’expérience des élèves et des enseignant·e·s de LP ainsi que l’examen des rapports au savoir des premiers et des pratiques pédagogiques des second·e·s soulignent qu’élèves et enseignant·e·s résistent à l’imposition de l’arbitraire culturel (Jellab, 2014). D’autre part, la réforme du bac pro en trois ans change la première étape du choix, celle de l’entrée dans la voie professionnelle. Grâce à son égalité symbolique avec les autres baccalauréats, l’orientation dans la voie professionnelle est désormais plus facilement acceptée, voire choisie, par des familles dont les enfants manifestent un rapport positif à l’école et à l’enseignement général (Bernard & Troger, 2012).
- 2 Le terme de rapport de race utilisé n’est en aucun cas pensé comme une catégorie naturelle ni comm (...)
3Comment, dans ce contexte, se construisent les relations entre enseignant·e·s et élèves de bac pro ? Dans quelle mesure ces relations sont-elles traversées par la problématique des rapports sociaux ? En croisant le regard d’enseignant·e·s de LP et de leurs élèves, et en se centrant principalement sur certaines dimensions de ces relations – les transgressions (des élèves) et les injonctions (des enseignant·e·s) –, il est possible de caractériser la manière dont ils et elles se perçoivent, se « pratiquent » et cohabitent au sein des établissements. Pour repérer les façons dont les enseignant·e·s érigent les règles et obligations, parfois à composantes institutionnelles, ainsi que la manière dont les élèves composent avec ces dernières, l’analyse se focalise sur un récit des pratiques et privilégie un cadre théorique, celui des rapports sociaux. Le concept de rapport social s’articule à une critique matérialiste qui place au centre de son interrogation la question des rapports de production pour expliquer la formation des classes sociales comme la fabrique du sexe et de la race. Associé au concept de « consubstantialité », celui de rapport social permet de penser l’articulation des systèmes de domination et d’appréhender la complexité des processus visant à la sélection et à la distribution de la main-d’œuvre (Galerand & Kergoat, 2014). Ce cadre théorique permet de rendre compte tout à la fois d’un univers fortement ségrégué marqué par des divisions (de genre, de classe et d’origine ethnique) et des rapports de domination, tout en insistant sur la dynamique et la diversité des expériences. Les pratiques décrites ne sont pas le fruit d’une détermination et d’une seule, mais s’inscrivent dans des histoires de vie marquées tout à la fois par des rapports de race2, de classe, de sexe, voire de génération. Les relations entre élèves et enseignant·e·s sont dès lors ambiguës, complexes et ambivalentes : elles sont productrices de domination tout en étant le vecteur d’une possible émancipation.
4Après avoir présenté les bases et enjeux méthodologiques de l’enquête de terrain sur laquelle s’appuie cet article, nous nous efforcerons de montrer dans quelle mesure les relations entre élèves et enseignant·e·s se forgent prioritairement autour d’injonctions (enseignantes) et de transgressions (des élèves). Cette démonstration liminaire nous conduira ensuite à mettre en évidence la manière dont les rapports sociaux traversent ces relations et à penser ensemble les différents ordres hiérarchiques (le sexe, la classe, la race et la génération).
Une étude sur les conditions de vie et les rapports à la formation en lycée professionnel Cet article prend appui sur les résultats d’une enquête portant sur les conditions de vie et les rapports à la formation des élèves et des enseignant·e·s en lycée professionnel financée par la DEPP (Kergoat, Capdevielle-Mougnibas, Courtinat-Camps et al., 2017). Cette recherche a été menée sur cinq établissements et trois zones géographiques : deux en région parisienne, trois en région Occitanie dont deux en zone urbaine de Haute-Garonne et une en zone rurale d’Aveyron. Le choix des établissements ne prétend pas à la représentativité, et les données recueillies ne permettent pas de mener une analyse comparative, néanmoins la sélection de ces établissements permet de rendre compte de territoires différenciés : quartiers urbains périphériques de grandes villes, centre-ville d’une grande agglomération et zone rurale. Un autre critère d’inclusion était qu’au minimum un domaine de formation soit commun aux établissements à prédominance masculine et à prédominance féminine, et ceci afin de faciliter les comparaisons entre établissements et populations d’élèves. La recherche repose sur deux approches. La première est fondée sur des questionnaires adressés aux enseignant·e·s (n = 62) et à l’ensemble des élèves de première et terminale bac pro (n = 963). Elle nous a permis de recenser des données sociodémographiques, de reconstituer des itinéraires scolaires pour les élèves et professionnels pour les enseignant·e·s, d’appréhender la diversité et la complexité des expériences vécues sur deux scènes que sont l’établissement (dont la classe) et les lieux de stage. Enfin, la deuxième approche, sur laquelle s’appuie principalement cet article, repose sur des entretiens compréhensifs menés auprès de 15 enseignant·e·s et 28 élèves (16 garçons et 12 filles)a. Le guide d’entretien comprend quatre dimensions : les rapports à l’école et à l’orientation professionnelle, le vécu quotidien au sein de l’établissement, celui des situations de stage ainsi que les conditions de vie et l’histoire familiale. Nous avons privilégié deux domaines de formation : les métiers du bâtimentb et les métiers des services aux personnesc. L’équilibrage entre l’appartenance aux différents établissements étudiés, les matières enseignées (professionnelles et générales) et le sexe a été privilégié pour réaliser les entretiens avec les enseignant·e·s qui avaient auparavant répondu au questionnaire. |
a. Concernent les entretiens compréhensifs, la posture méthodologique est précisée dans la partie suivante. b. Bac pro AVMS (Aluminium verre matériaux de synthèse), bac pro technicien en installation des systèmes énergétiques et climatiques ; bac pro technicien d’études du bâtiment : ORGO (organisation et réalisation du gros œuvre) ; bac pro TEBAA (assistant en architecture). c. Bac pro ASSP (Accompagnement, soins et services à la personne) et bac pro SPVL (Services de proximité et vie locale). |
5Les résultats relatés dans cet article reposent essentiellement sur des entretiens que nous avons conduits auprès d’élèves et d’enseignant·e·s. Ces derniers ont été réalisés au sein des lycées professionnels, dans des espaces calmes, soustraits au regard des enseignant·e·s, des proches ou des collègues susceptibles d’empêcher la sollicitation d’une parole intime. Ils se sont déroulés au cours d’une dizaine de journées d’immersion de type ethnographique dans les différents établissements. Les entretiens auprès des enseignant·e·s ont été planifiés directement avec l’une d’entre nous, ceux avec les élèves ont été organisés par les établissements. Les grilles d’entretien des élèves et des enseignant·e·s ont été construites en miroir, organisées autour de thématiques communes : le parcours scolaire et le sens de l’orientation, les conditions de vie et les relations familiales, les pratiques déployées en stage et, pour ce qui nous intéresse tout spécifiquement ici, les pratiques développées au sein de l’établissement. Précisons que la division sexuelle du travail (D. Kergoat, 2012) y tient un caractère central et témoigne de notre inscription dans une démarche épistémologique féministe enjoignant à ne pas faire de ce pan de la réalité sociale « un hors-sujet » (Clair, 2016). Bien au contraire, selon cette perspective, l’analyse ne peut omettre de saisir les expériences au travail et à l’école des individus comme le résultat de processus provenant d’évènements et de pratiques se déroulant dans la sphère reproductive. Ainsi, certaines recherches sociologiques de terrain ancrées dans un tel sillage théorique ont montré les effets physiques et psychiques de l’injonction féminine à l’articulation entre la sphère productive et la sphère reproductive (Le Feuvre, 2011), y compris dans le monde enseignant (Jarty, 2012). De même, « la morale domestique » et l’injonction féminine au travail de care contribuent tant à une socialisation différenciée des élèves de LP qu’à la définition des contenus genrés de formation (Moreau, 1991).
- 3 Cette consommation de cannabis n’est pas spécifique au public enquêté puisqu’elle est qualifiée de (...)
6La situation de communication singulière qu’est l’entretien a été anticipée en amont et redéfinie au cours du terrain afin de faciliter mais aussi de minimiser autant que faire se peut les rapports hiérarchiques qui traversent inévitablement la relation d’enquête (Schwartz, [1990] 2002). À cet égard, le fait d’être enseignantes-chercheuses dans une université non prestigieuse dont le nom traduisait encore il y peu son inscription au cœur d’une cité d’habitat social bien connue de la ville de Toulouse (« Le Mirail ») a favorisé la relation d’enquête auprès des enseignant·e·s et facilité les interactions qui se sont développées au cours de l’enquête. La distance sociale entre enseignant·e·s de l’université et de lycées professionnels au sein d’un univers enseignant fortement hiérarchisé en était quelque peu réduite, comme nous l’ont rappelé certaines personnes interviewées. Nous avons dû, dans le même temps, nous adapter à des situations d’entretien marquées par des postures genrées : aux filles, la parole déliée et l’acceptation facile des règles du jeu de l’entretien ; aux garçons, la distance et la méfiance parfois accentuées par la consommation d’un « joint »3 en amont de l’entretien.
7Nous nous sommes d’abord rendues ensemble dans les établissements, ce qui a facilité les choix de ré-ajustements, notamment après les premiers entretiens réalisés dans l’établissement formant aux métiers du bâtiment en région parisienne, établissement qualifié par l’équipe de direction de « particulièrement difficile ». Au final, l’agencement initial fut davantage tenu par celle d’entre nous en charge de réaliser les entretiens avec les enseignant·e·s, même si ces derniers ont parfois été entrecoupés par l’irruption d’un élève dans la salle, des pauses cigarette ou café qui furent aussi l’occasion de recueillir du matériel d’enquête plus informel et confidentiel. Pour l’autre, en charge de recueillir les données auprès des élèves, il a fallu s’adapter à quelques imprévus : bien que l’enquête ait été présentée lors de la passation des questionnaires et que les élèves interrogés se soient tous portés volontaires pour nous accorder un entretien, nombre d’entre eux se sont montrés récalcitrants. Ces situations nous ont conduites à redéfinir notre posture, à devoir mener un travail de « désamorçage » et à revisiter une consigne de départ alors axée sur leurs expériences du LP. Une nouvelle consigne invitant aux témoignages – « Que pensez-vous de la formation délivrée en LP ? Selon vous que faut-il conserver, modifier ou améliorer ? » – permettait aux élèves d’exprimer leurs ressentis et récriminations pour aborder plus facilement les quatre thématiques composant notre guide (voir encadré). Chaque entretien a fait l’objet d’un enregistrement, d’une retranscription dans le respect des règles de confidentialité et d’une analyse thématique avec le logiciel Nvivo. Dans cet article, un pseudonyme – prénom – a été attribué aussi bien aux élèves qu’aux enseignant·e·s, afin d’éviter (ou de limiter) la production de hiérarchisations sociales (Coulmont, 2017) entre les deux populations.
8L’examen des caractéristiques sociales des élèves confirme que l’espace de la formation professionnelle est un univers fortement ségrégué, marqué par des divisions de genre, de classe et d’origine ethnique.
- 4 Nous avons défini un indicateur global permettant de caractériser l’origine sociale des élèves. El (...)
9Dire que les LP regroupent des élèves d’origines populaires s’avère insuffisant pour caractériser la provenance sociale des élèves. C’est ce que démontrent les résultats issus du questionnaire (voir tableau 1) : d’abord parce qu’il ne faut pas sous-estimer la présence, bien que minoritaire, de celles et ceux appartenant aux catégories supérieures (16 %), mais aussi et surtout des élèves issus des franges les plus précarisées des jeunesses populaires (29 %)4.
Tableau 1. Origine sociale des élèves de lycée professionnel
En % |
Favorisée |
Intermédiaire |
Populaire |
Très populaire |
NSP |
Origine sociale des élèves |
15,5 |
19 |
28 |
29 |
8,5 |
Lecture : 29 % des élèves de LP partagent une origine « très populaire ».
- 5 À titre d’exemple, pour un établissement situé, près de grands ensembles, dans le 91 : 49 % des él (...)
10Des données qui invitent à prendre acte de l’hétérogénéité des classes populaires, du creusement des inégalités entre les jeunesses populaires comme de l’inversion hiérarchique opérée dans les années 1980 (Kergoat, 2010) : si la formation en école avait pour mission de former l’aristocratie ouvrière (Grignon, 1971), elle accueille aujourd’hui, aux côtés de familles populaires stabilisées dans l’emploi (« catégorie populaire »), une autre jeunesse populaire (« catégorie très populaire »). Une jeunesse dont les expériences familiales sont marquées par le chômage, la monoparentalité, des fratries nombreuses, l’expérience migratoire et la vie dans les grands ensembles5.
11Parallèlement, l’univers de la formation professionnelle est marqué par la non-mixité (Moreau, 2003 ; Kergoat, 2014). Filles et garçons sont confronté·e·s à des situations s’apparentant à un « Apartheid sexuel » (Baudelot & Establet, 1992). Non seulement les élèves sont enfermés dans des spécialités de formation genrées (le domaine de formation « Services aux personnes » regroupe 90 % de filles contre 9 % pour les domaines du « Bâtiment » et de l’« Énergie, génie climatique ») mais ils et elles préparent des métiers différents sur des lieux séparés (voir tableau 2). La séparation historique entre métiers dits féminins et métiers dits masculins, associée à la création, en 2001, des « lycées de métiers » (lycée des métiers des soins à la personne, lycées des métiers du bâtiment pour ce qui concerne cette enquête), conduit à reproduire la division sexuelle des savoirs et du travail tout en faisant qu’au sein d’un même établissement filles et garçons, femmes et hommes, ne se côtoient pas, ou si peu.
Tableau 2. Répartition sexuée selon les établissements enquêtés
Région Île-de-France |
Région Occitanie (zone rurale) |
Région Occitanie (zone urbaine) |
LP Métiers du bâtiment (91) |
Lycée polyvalent Métiers des services à la personne et à la collectivité (93) |
LP Métiers de l’hôtellerie et des services à la personne |
LP Métiers des services à la personne et à la collectivité |
LP Métiers du bâtiment |
381 élèves 10 % de filles |
514 élèves 72 % de filles |
357 élèves 64 % de filles |
670 élèves 94 % de filles |
522 élèves 8,5 % de filles |
Lecture : 10 % des élèves formés dans le LP « Métiers du bâtiment » en région Île-de-France sont des filles.
12De tels résultats invitent à rompre avec l’idée qu’en France, la mixité à l’école serait chose acquise : ce n’est pas seulement que « la mixité est inachevée » (Lemarchand, 2007), mais bien plutôt qu’au sein de l’enseignement professionnel, elle est quasiment inexistante : sur les territoires enquêtés, seul un établissement (intégrant l’une des spécialités étudiées) s’avère mixte ; situé en zone rurale, il intègre, aux côtés des services à la personne, ceux de l’hôtellerie et de la restauration. Ces clivages de genre sont également repérables du côté des enseignant·e·s (M.-P. Moreau, 2011 ; Jarty, 2013) : à côté de la séparation des lieux de formation, le cloisonnement entre enseignant·e·s (en particulier des matières dites professionnelles) accentue le phénomène de ségrégation horizontale. De ce fait, bien que la confrontation des sexes constitue une expérience sociale importante (Fortino, 2000), les élèves et les enseignant·e·s de LP en sont la plupart du temps exclus.
13En outre, pour caractériser les publics des LP, la prise en compte des origines migratoires s’avère une nécessité. En effet, la ségrégation sociale et de genre s’articule à une ségrégation ethno-raciale. Nos résultats indiquent que 20 % des élèves sont de nationalité étrangère (ou ont une double nationalité) et que 44 % des pères et 41 % des mères sont nés dans un pays étranger. Ces taux montrent qu’une part importante des élèves (plus de 20 %) est issue de l’immigration (voir tableau 3).
Tableau 3. Nationalité des parents des élèves
En % |
Mères |
Pères |
France |
59 |
56 |
Maghreb |
12 |
14 |
Autre Afrique |
8 |
8 |
Europe |
6,5 |
7,5 |
Proche Orient |
3,5 |
3 |
Asie |
5,5 |
6 |
Autre |
5,5 |
5,5 |
Lecture : Parmi les nationalités représentées chez les parents, le Maghreb représente à lui seul 14 % des pères et 12 % des mères.
14Ces taux augmentent très nettement dans les lycées situés dans les banlieues populaires de la région parisienne. Dans le LP préparant aux métiers du bâtiment par exemple, seuls 25 % des pères et 38 % des mères sont nés en France. Les données qualitatives, avec les limites qu’elles supposent, nous donnent cependant des éléments pour appréhender l’imbrication des rapports sociaux. Dans ces banlieues se trouvent des établissements entiers où l’apparence des élèves peut conduire à leur supposer ou imputer une origine étrangère et rappelle les flux migratoires d’Afrique subsaharienne et du Nord vers la France. Cette observation fut étayée par les discours des enseignant·e·s interrogé·e·s, faisant alternativement part d’un quotidien marqué par des problèmes liés aux discriminations ethno-raciales lors de la recherche de stages en entreprises, à la non-maîtrise de la langue de certain·e·s primo-arrivant·e·s (ici kurdes), ou à des règlements de compte d’élèves entre communautés au sein de l’établissement. De même, un enseignant énumérant devant l’une d’entre nous la liste de ses élèves, dont les noms sont quasiment tous à consonance étrangère, nous dira être, pour beaucoup d’entre elles (il s’agit là d’une classe quasi exclusivement composée de filles), « le seul blanc de leur entourage ». C’est donc dans un contexte particulier, marqué par l’enchevêtrement des rapports sociaux de race, de classe et de genre, que se construisent les relations entre enseignant·e·s et élèves.
15Par ailleurs, les élèves rencontrés évoluent dans des établissements qui, pour trois d’entre eux, se situent dans des zones urbaines défavorisées, ces mêmes zones qui ont généralement un turnover enseignant important (Lothaire, Dumay & Dupriez, 2012). Ces établissements sont constitués d’un « noyau dur » d’enseignant·e·s – restant par conviction… ou faute de mieux – et de jeunes enseignant·e·s faisant pour la plupart l’expérience des premières affectations au sein des établissements les moins convoités. Du reste, le seul lycée de centre-ville étudié, celui formant aux métiers de soins à la personne, dispose d’une équipe pédagogique plus stable – c’est d’ailleurs, pour les enseignant·e·s de LP, un établissement demandé en raison de sa réputation plus « tranquille » que bien d’autres établissements.
16Enfin, si A. Jellab (2008) mettait en évidence la proximité de conditions entre élèves et enseignant·e·s, l’investigation dans les sections les plus ségréguées des LP, qui sont aussi les sections les moins sélectives et qui concentrent le plus de jeunes en difficultés (scolaires et socio-économiques), rend compte, à l’inverse, des écarts culturels et sociaux entre les deux populations. Faisant écho aux analyses déjà relativement anciennes de Lucie Tanguy (1991) montrant que les enseignant·e·s d’atelier sont moins qu’avant des anciens ouvriers, ces décalages observés valent également entre élèves et enseignant·e·s des matières professionnelles. L’ensemble du corps professoral interrogé témoigne et raconte des parcours scolaires moins émaillés d’échecs, des histoires familiales moins traversées par la précarisation du marché du travail, les situations de monoparentalités, la vie dans les « cités » ou les expériences migratoires depuis les pays non occidentaux. La majorité étant d’origine occidentale – seuls deux enseignants de notre population d’enquête sont issus des anciennes colonies françaises du Maghreb –, ils et elles partagent moins souvent les expériences du racisme vécues par leurs élèves (Bentouhami-Molino, 2015). À ces clivages relativement fréquents d’origine (ethnique, religieuse) et de classe sociale (en particulier avec les enseignant·e·s des matières générales) s’ajoute un clivage générationnel.
17La dimension relationnelle apparaît fondamentale pour les élèves comme pour les enseignant·e·s. Selon les premiers, la qualité des relations aux enseignant·e·s est l’élément essentiel à conserver dans leur formation. Plus que les expériences de stage, elle contribue à donner du sens à leur expérience en LP et leur ouvre de nouvelles perspectives dont, pour certain·e·s, la possibilité de renouer avec l’estime de soi et d’investir le registre des apprentissages.
- 6 Deux questions successives du questionnaire cherchaient à évaluer le contraste entre le vécu au co (...)
18Au moment d’évoquer les relations avec les enseignant·e·s, et comme l’observe également A. Jellab (2008), les lycéennes et les lycéens opèrent spontanément une comparaison avec ce qu’elles et ils ont connu au collège (ou au lycée général pour celles et ceux qui en sont issus), pour insister, par contraste, sur la qualité des relations avec les enseignant·e·s du LP. La comparaison ne s’effectue pas tant sur les pratiques pédagogiques, ni sur les qualités de pédagogue des enseignant·e·s, mais bien plutôt sur la nature de leur relation. Dans leurs réponses au questionnaire6, les élèves se disent plus respectés qu’avant : 68 % de celles et ceux qui s’estimaient « pas respectés » par les enseignant·e·s de collège se déclarent « respectés » par celles et ceux du LP : « Ils nous aident, ici c’est beaucoup mieux, je sais pas… Jamais, jamais, j’ai jamais eu un prof qui me dit bonjour en me serrant la main quoi. Et ici, j’arrive comme ça : “bonjour”, le prof il me serre la main […] Ce n’est pas qu’un lien de prof à élève, il y a autre chose. Je me dis que c’est beaucoup mieux, je trouve que c’est bien » (Mehdi, bac pro bâtiment, région Occitanie).
19Cette dimension relationnelle est tout aussi présente dans le discours des enseignant·e·s de LP : elle constitue, selon la plupart, le cœur de métier. C’est d’ailleurs là une différence notable avec les enseignant·e·s des collèges et, surtout, des lycées généraux aux publics moins populaires, davantage tournés vers la transmission de savoirs curriculaires (Deauvieau, 2007 ; Jarty, 2011). Si ce travail relationnel les éloigne de la partie « noble » – ou « prétentieuse », pour reprendre le vocable de E. Hugues ([1951] 1996) – du métier d’enseignant·e, cette part de « sale boulot » (Payet, 1997) constitue un préalable qui requiert cependant un véritable savoir-faire :
Il faut qu’on soit beaucoup à l’écoute, qu’on les observe et qu’on y aille avec fermeté et douceur pour qu’ils retrouvent un comportement scolaire, entre guillemets, mais vers l’adulte. On règle le problème sur place, on échange avec eux […]. C’est ça, on fait ça pendant six mois. Alors j’ai un cours que je dois dispenser, j’ai un programme, mais avant de faire ce programme euh… je le fais en même temps, mais y’a tout ce travail-là pour qu’ils puissent ensuite être à l’écoute et s’investir […]. Donc c’est un travail de fond, c’est un travail relationnel, de confiance mutuelle (Françoise, enseignante de matières générales, bac pro ASSP, région parisienne).
20Non seulement la dimension relationnelle fait partie intégrante de l’ethos professionnel en LP, mais elle constitue pour la plupart un signe « de distinction » (au sens bourdieusien du terme) à l’égard de l’enseignement général. L’instauration d’un climat propice à la réussite des élèves est ainsi perçue comme un enjeu primordial, partagé par le « noyau dur » des équipes professorales. Tout en ajoutant que « c’est une façon de travailler complètement différente du collège », Françoise n’hésite pas à souligner que les enseignant·e·s qui refusent cette part de travail s’exposent à la perte de sens de leur métier.
21Néanmoins, ce travail relationnel n’annule pas, loin s’en faut, les pratiques de transgression des élèves comme les injonctions des enseignant·e·s. Les transgressions s’avèrent en effet centrales pour caractériser la manière dont enseignant·e·s et élèves se perçoivent, se pratiquent et cohabitent au sein des établissements.
- 7 Cette dimension mériterait d’être approfondie. En effet, la sensation de fatigue, assez caractéris (...)
22Les élèves décrivent des situations de « chahut », des « enfantillages » et des « gamineries » : en premier lieu le bavardage, les interpellations, les « vannes », la récurrence des déplacements dans et en dehors de la classe. Certaines lycéennes, parce qu’elles n’ont pas eu le temps ou parce qu’elles ne peuvent le faire chez elles, prennent la liberté de se maquiller ; d’autres élèves écoutent de la musique ou, parce qu’ils sont « fatigués », dorment en cours. Les réponses au questionnaire confirment l’importance des transgressions au collège comme au lycée : à titre d’exemple et sans différence significative entre les filles et les garçons, 52 % des élèves indiquent « sécher » les cours au moins occasionnellement, contre 49 % quand ils étaient au collège. Dans leurs récits, les transgressions permettent tour à tour de se faire respecter par les enseignant·e·s, de se reposer7, de vaincre l’ennui et de s’amuser. L’analyse de certaines récurrences dans les discours recueillis auprès des élèves, telles que « on n’est pas des adultes », « on a quand même encore le droit de s’amuser », révèle l’importance qu’elles et ils accordent au maintien d’une culture juvénile :
Dans ces cours, on va pas rigoler donc on ne va pas être dans une bonne ambiance et c’est dur de travailler dans une mauvaise ambiance parce qu’après tout le monde dort. Si on ne rigole pas, si on ne bavarde pas, eh bien tout le monde dort. Et quand tu dors, il y a trois élèves qui travaillent, le prof il est encore plus énervé (rires). C’est pour ça que le fait qu’il y a beaucoup de filles dans une classe ça fait beaucoup de mal à la tête, je comprends le prof quand il dit qu’on lui fait mal à la tête à la fin de la semaine. Il rêve de nous (rires) ! Il entend nos voix chez lui (rires) ! (Salima, bac pro ASSP, région parisienne).
23Faites de contestations et parfois source d’anxiété, ces transgressions ne peuvent cependant être réduites à des pratiques d’opposition et à des rapports conflictuels. Elles sont aussi un moyen, pour les élèves, de s’aménager des marges de manœuvre, des espaces de liberté, conditions nécessaires pour se maintenir en formation.
24Dans le discours des enseignant·e·s – et d’autant plus pour celles et ceux exerçant dans les lycées professionnels des cités d’habitat social de la banlieue parisienne –, les transgressions sont perçues comme l’une des composantes premières du travail relationnel. Les enseignant·e·s insistent sur la difficulté des élèves à assimiler des exigences qu’elles et ils perçoivent comme minimalistes, à ce qu’ils et elles intègrent le « métier d’élève » : être présent·e·s en cours, arriver à l’heure, rester assis·e·s, lever la main avant de prendre la parole ou faire usage des règles de civilité sont autant de normes sociales partagées par l’ensemble du corps professoral.
25Le travail sur les transgressions représente dès lors l’un des aspects structurants – valorisant mais aussi épuisant, vecteur d’usure au travail – de la relation entre enseignant·e·s et élèves. Si l’enseignement auprès de certains publics peut apparaître plus paisible – en particulier auprès des élèves des filières de bac pro les plus demandées comme celle, ultra féminisée, de l’esthétique, il requiert toujours le déploiement d’une énergie importante :
Bon je suis à un an de la retraite, j’en peux plus (rires), c’est de plus en plus difficile à canaliser des choses comme ça […] elles se coupent la parole, elles écoutent pas les autres, il y a tout un boulot que, que je réglais avant en un mois, c’est-à-dire se dire bonjour, des trucs tout bêtes, se dire bonjour, se dire merci, lever la main pour parler, attendre. Quelques fois en trois mois je n’y arrive pas, c’est ça qui devient de plus en plus difficile (Patrice, enseignant de matières générales, bac pro SPVL, région toulousaine).
26Le travail mis en œuvre ne vise pas seulement le maintien de l’ordre en situation scolaire, même si celui revêt de l’importance en termes de conditions de travail et de rapport pédagogique, dans la mesure où il est aussi présenté comme une condition préalable à l’insertion sociale et professionnelle des élèves. C’est en ce sens qu’aux yeux des enseignant·e·s, leur mission déborde largement du seul cadre de la transmission de savoirs et de savoir-faire. Elle se doit d’intégrer la transmission de dispositions sociales et culturelles, de « savoir-être » perçus comme nécessaires, non seulement parce que ces dispositions faciliteraient l’accès à l’emploi des élèves, mais aussi parce que ces compétences comportementales et relationnelles sont considérées comme indispensables pour accéder à l’emploi (Kergoat, 2017). Ce sentiment est renforcé par l’idée que le LP est perçu comme la « dernière chance », la seule issue permettant d’éviter des situations marquées par l’exclusion et la stigmatisation : « Donc, les gamins qu’on a perdus parce que l’échec existe de l’autre côté aussi, on en perd, là on est mal parce qu’ils sont dehors, on n’a pas réussi à les rattraper, donc pour nous c’est difficile parce que c’est, c’est notre mission quand même, c’est là, c’est le cœur des gamins, après le lycée pro il n’y a plus rien, c’est la dernière roue de la charrue, il n’y a plus rien pour eux. Si nous on ne réussit pas, c’est qu’il y a un truc qu’on a mal géré » (Françoise, enseignante de matières générales, bac pro ASSP, région parisienne).
27En ce sens, les pratiques de transgression des élèves comme les injonctions enseignantes apparaissent incontournables pour permettre de raccrocher les élèves et d’envisager l’accès au baccalauréat comme à un emploi qualifié. Ce faisant, les relations ne se construisent pas de la même manière selon que les enseignant·e·s travaillent au sein d’établissements ou de classes à prédominance féminine ou masculine, le vécu de la relation enseignant·e·s/élèves s’avérant fortement différencié.
28Pour les jeunes filles interrogées, une partie des difficultés du travail enseignant prend racine dans l’absence de mixité des classes. Leurs récits sont monopolisés par les stéréotypes associant les filles au bavardage ou aux disputes liées à des situations de concurrence et de jalousie :
Franchement, c’est la guerre ! En fait, c’est la guerre sans... Enfin, on est toutes copines, mais il y a des clans et entre clans des fois ça pète. Mais après, on n’est que des filles donc il y a toute l’hypocrisie […] je pense que s’il y avait des garçons ça apaiserait l’ambiance des fois un peu électrique (Marie, élève de bac pro SPLV, région toulousaine).
29Les stéréotypes sur l’absence de solidarité féminine tranchent cependant avec les comportements en actes. L’utilisation du « on » et du « nous » par les filles permet de révéler la dimension collective des transgressions : elles impliquent bien souvent plusieurs filles (qui bavardent, rient, s’échangent des textos, voire leurs copies pendant les évaluations).
30En contrepoint, les transgressions relatées par les garçons impliquent souvent un seul élève, les autres étant décrits comme des spectateurs. Le « je » ou le « eux » structurent leurs récits. Les transgressions prennent ici la forme d’un face à face entre un élève et un·e enseignant·e. C’est presque exclusivement chez les garçons que sont décrites des situations (minoritaires) de conflit pouvant mener à des agressions physiques et à de vives confrontations – souvent présentées par les élèves comme résultant du comportement très injuste d’un enseignant. Les comportements des garçons « transgresseurs » semblent ainsi plus difficiles à contrer par les enseignant·e·s. La volonté d’en « découdre », « de prendre le dessus », de faire valoir leur virilité pour se valoriser face au groupe rend le dialogue plus difficile et, par contrecoup, donne plus de visibilité aux écarts des garçons. Ces observations rencontrent celles de S. Depoilly (2014), selon qui les garçons sont considérés comme envahissants et peu adaptés aux normes scolaires : « Cette difficulté que les garçons semblent rencontrer à respecter les frontières entre les différents espaces nous paraît assez signifiante de leur difficulté à reconnaître la nécessité de se transformer, de se déplacer, de passer des valeurs et des normes juvéniles aux valeurs et aux normes scolaires » (p. 93).
31Ces relations, qui ne se réduisent pas à des pratiques d’opposition ou de contestation, peuvent être axées sur le dialogue, la coopération et la négociation. C’est d’autant plus vrai pour les filles, qui expriment clairement le sentiment que les enseignant·e·s sont des allié·e·s, des adultes « à part » sur lesquels elles peuvent compter.
32La dimension émotionnelle du travail relationnel dans les lycées professionnels des quartiers sensibles de la région parisienne étudiés ne se situe pas au même niveau selon qu’il s’agit d’enseigner dans des classes à majorité de filles ou de garçons. Du dialogue et de la « profondeur » des échanges noués avec les filles – dont celles, nombreuses, d’origine maghrébine ou africaine subsaharienne – découle une confrontation à des expériences de vie marquées par les versants les plus durs de la « matérialité » des rapports sociaux de sexe (Mathieu, 1991) : violences sexuelles et situations de mariages précoces (parfois supposés forcés). Mais bien plus systématiquement, c’est l’exploitation domestique des filles qui est pointée comme problématique. Si de telles situations suscitent une certaine empathie, celle-ci se teinte néanmoins d’une évidente distanciation à l’égard de telles expériences vécues, y compris de la part des femmes enseignantes qui connaissent pourtant elles-mêmes de fortes inégalités dans leur vie privée (Cacouault, 2007), par exemple en matière d’injonction au domestique et à l’éducatif (Jarty, 2013) :
Étant maman en plus, on se dit boudu, comment on peut… charger autant de choses sur nos enfants, parce que c’est ça sur certaines, elles rentrent, elles ont à s’occuper du petit frère, faire à manger, faire les courses, avec une famille étrangère... Enfin voilà, c’est… Des fois, voilà, le retour à la maison, y’en a qui ont une sacrée vie quoi (Sandra, enseignante de matière professionnelle, bac pro SPLV, région toulousaine).
33La relation entre enseignantes et élèves filles n’apparaît donc pas marquée par la reconnaissance d’expériences communes du genre – en témoigne l’utilisation du « elles » et non du « nous » (en tant que groupe social « femmes »). Cette distance est doublement entretenue : d’une part via le principe de séparation des catégories enseignant·e·s/élèves dans l’enseignement français (le vouvoiement en est un exemple qui contraste avec les pratiques d’autres pays européens) ; d’autre part via la prégnance des représentations culturalisantes opposant les catégories de « femmes occidentales blanches de classes moyennes » (nécessairement) émancipées et de « femmes racisées pauvres » (nécessairement) dominées (« Il y en a une c’était une Portugaise » ajoute par exemple l’enseignante citée).
34Dans les lycées à forte prédominance numérique masculine, les enseignant·e·s ont connaissance des situations familiales souvent difficiles de leurs élèves, notamment sur le plan économique et social, mais la proximité et, ce faisant, l’empathie, apparaissent moins structurantes : alors que ceux et celles qui enseignent dans les établissements à surreprésentation numérique féminine personnalisent la relation aux élèves, tel n’est pas le cas dans les classes de garçons, où les individualités sont moins prises en compte. Mais si un tel éloignement les préserve quelque peu de la gestion émotionnelle engendrée par la confrontation à une intimité douloureuse, il laisse en revanche une plus grande part à la dimension conflictuelle de la relation enseignant·e·s/élèves. Non que les attitudes des garçons soient toujours et « par essence » plus transgressives que celles des filles – notre étude témoigne à cet égard d’une variabilité des profils des élèves des deux sexes comme de la présence de transgressions féminines. Mais à l’instar de ce qu’a repéré S. Depoilly (2014), la faiblesse voire la rupture de dialogue engendre inévitablement une « dramatisation » des transgressions masculines. C’est ainsi que si les filles s’engagent davantage que les garçons dans des relations enseignant·e·s/élèves – relations caractérisées par une individualisation (les histoires de confidences ou les pratiques d’échanges de numéros de téléphone personnels, etc.) et par une certaine réciprocité (reconnaissance mutuelle des bienfaits de cette relation) –, il s’avère qu’elles sont davantage invitées à le faire. Un tel résultat fait écho aux expériences genrées : les filles davantage que les garçons valorisent les valeurs d’attention aux autres. Il n’est pas non plus sans rappeler la séparation historique entre la prévalence du registre émotionnel, voire compassionnel, dans les métiers dits « féminins » et celle du registre conceptuel et technique dans les métiers conjugués au masculin (Le Feuvre, Benelli & Rey, 2012).
35Pour expliquer ces différences dans les manières d’être et de faire, d’autres dimensions peuvent être mobilisées. Celles-ci invitent à faire un pas de côté pour ne plus appréhender les expériences des enseignant·e·s et des élèves comme un état stable et objectivé, mais comme résultat d’une construction. Dans cette perspective, en se focalisant sur les filles, il s’agit de penser les systèmes de domination et l’imbrication des rapports sociaux en considérant que les relations se construisent au sein d’espaces ségrégués.
36Les manières d’être et de faire des filles ne peuvent être considérées comme le fruit de dispositions stables et intériorisées dès la prime enfance, c’est pourquoi il est important de comprendre comment elles sont façonnées, modulées à l’intersection de différentes sphères d’activité et notamment dans le cadre familial. L’apprentissage domestique, du soin mais aussi de la discipline, gouverne les temps familiaux : plus de la moitié des filles rencontrées (dont la quasi-totalité de celles de la région parisienne) relatent la prise en charge du travail domestique voire des tâches administratives, des petits frères et des petites sœurs ou d’un parent invalide. De même, elles décrivent de fortes contraintes familiales marquées par les interdits (pas le droit de sortir seule, de se maquiller, de choisir ses vêtements) et par la difficulté à s’isoler, à construire des lieux d’intimité. Un tel système de contraintes explique, au moins en partie, que le lycée soit vécu comme un espace de liberté, mais aussi que l’entrée dans le métier soit vécue sous le mode de la vocation. Les expériences acquises au sein de la famille mais également lors des jobs occupés le week-end ou le soir, le plus souvent du baby-sitting, participent de l’intériorisation de qualités genrées. Elles se décrivent ainsi comme « faites » pour le soin, l’attention et la relation aux autres :
On se sent bien, j’aime bien, parce que je me sens dans mon élément. J’avais fait un stage d’aide-soignante en maison de retraite et c’était trop bien, on avait des responsabilités, j’aime bien être responsable des choses. Chez moi je m’occupe de mes frères et mes sœurs donc j’ai l’habitude, j’aime bien être responsable, être autonome (Nacira, élève de bac pro ASSP, région parisienne).
37Contrairement aux garçons, le lycée est perçu par les filles comme un lieu où se construisent les affinités, où se consolident les amitiés, un lieu où elles ont du temps pour elles-mêmes, ou elles peuvent (presque) s’habiller comme elles veulent et échanger avec qui elles souhaitent. Le lycée et l’apprentissage du métier sont également perçus comme la voie d’une possible émancipation. Non seulement les métiers préparés représentent une façon de se reconnaître et de se vivre comme « des femmes respectables » (Skeggs, 1997), mais aussi – et c’est particulièrement vrai pour les filles issues de l’immigration maghrébine – une façon d’expérimenter, souvent pour la première fois dans leur histoire de vie, une possible autonomie par l’accès au travail.
38Pour les enseignant·e·s, l’enjeu premier est de créer les conditions pour faire cours et maintenir les publics en formation. À cette fin, elles et ils cherchent à instaurer des relations de confiance et de proximité, tout en usant d’injonctions afin que les adolescent·e·s intègrent le « métier d’élève » et deviennent des adultes autonomes capables d’accéder à l’emploi à la sortie du système éducatif. Pourtant, s’il semble aller de soi que les lycées professionnels doivent adapter les jeunes à l’emploi et à son marché, les récits des pratiques (des enseignant·e·s comme des élèves) invitent à interroger cette conception d’une formation professionnelle quasi exclusivement définie au prisme de l’insertion professionnelle. Outre qu’elle favorise le délitement de la culture technique de l’enseignement professionnel et de son projet d’émancipation sociale axée sur une ambition humaniste : « former l’Homme, le travailleur et le citoyen » (Tanguy, 1991 ; Moreau, 2004 ; Jellab, 2014), cette focalisation sur l’accès à l’emploi contribue à la (re)production des rapports sociaux.
39Pour conformer les élèves à leurs futures activités professionnelles, les pratiques enseignantes valorisent des dispositions sociales qui conduisent les adolescent·e·s à devoir se conformer à leur sexe d’appartenance, à se détacher de certaines pratiques réifiant leur altérité culturelle (comme par exemple le henné sur les mains) tout en tenant une place – celle du travailleur (ou de la travailleuse) d’exécution.
40Les capacités d’adaptation et d’ajustement des filles sont pour une part le produit des demandes enseignantes, lesquelles relaient celles du marché du travail. L’attention à autrui et la capacité à ajuster son comportement sont des qualités précisément cultivées dans le cadre de leur formation. Or la maîtrise de telles compétences ne repose pas tant sur des savoir-faire techniques que sur des savoirs fortement naturalisés, un « savoir-être au service des autres » (Kergoat, 2010, 2017). Pour être retenues sur un stage, elles doivent travailler leur présentation, performer leur genre et se défaire des normes culturelles volontiers associées à la jeunesse des grands ensembles des périphéries urbaines :
Mais sinon, quand on vient de banlieue, c’est très chaud. C’est le 93. En plus, comment dire… le stage, c’était en plein Paris, Paris IVe donc ce n’est pas trop ça. C’est vraiment un problème d’être originaire d’ici. Pour eux, ici, c’est les émeutes et on est des racailles. Une fois on m’a dit « le 93 on n’en veut plus, c’est fini ». Pour eux, on est tous pareils […]. Si le prof n’avait pas appuyé mes demandes sur le fait que je suis une bonne élève, jamais je n’aurais réussi. Les profs, ils aident à savoir comment téléphoner, une fois il l’a fait devant nous, ils nous disent comment se présenter et s’habiller pour faire plus classe (Ouria, élève de bac pro ASSP, région parisienne).
41Les incitations répétées des enseignant·e·s à devenir des adultes, professionnelles responsables, induisent des injonctions à la disciplinarisation de soi. Des injonctions largement critiquées par les élèves, qui revendiquent leur jeunesse et signalent que le LP les conduit à grandir trop vite. Ce sentiment est clairement explicité à propos de l’orientation, du choix du métier (certain·e·s ont dû opérer un choix à l’âge de 14 ans), de la recherche des stages ou lors des mises en situation en LP ou en stage (être seul sur un chantier, devoir assurer le change de personnes âgées).
42À travers de multiples pratiques et processus, qui s’incarnent à travers les techniques de formation et les pratiques professionnelles, les élèves doivent travailler sur elles et eux-mêmes pour répondre aux injonctions implicites et explicites qui leur sont adressées. Ces injonctions où s’enchevêtrent les rapports de classe et de génération sont parfaitement bien repérées et mises en mots par les élèves :
Ça, de vouloir nous faire changer, c’est vraiment le gros gros truc que je reproche au pro. Le reste ça passe, on s’adapte, mais ça... Je pense que c’est d’ailleurs pour ça qu’en pro, même si les élèves de base ils sont perturbateurs, ils le deviennent encore plus en pro parce qu’ils veulent montrer que ce ne sont pas encore des adultes, qu’ils [les enseignant·e·s] ne vont pas les faire changer comme ça (Clara, élève de bac pro SPVL, région toulousaine).
43Les jeunes filles doivent ainsi faire constamment la preuve de leur ajustement aux critères établis par les autres, de leur capacité à s’y soumettre : il s’agit non seulement d’être adulte, mais aussi de se comporter comme des femmes ayant intégré les dispositions des classes intermédiaires occidentales (Kergoat, 2017). Ces qualités sociales, entendues comme apprentissage professionnel aux métiers du care et comme des formes d’exercice de la citoyenneté en France, sont éminemment liées aux représentations des idéaux féminins (et, en contrepoint, masculins) propres à nos sociétés occidentales contemporaines :
On a plus de travail au niveau de la personne de l’élève à réaliser dans l’enseignement professionnel, on doit lui donner confiance en lui, vous voyez, on doit le raccorder à cette société en quelque sorte. On est le lien qui existe entre la société normée et cet élève, et les élèves souvent. C’est à nous de leur dire, de leur expliquer : « t’enlèves ton voile », parce que c’est une réalité, c’est à nous de le faire passer, c’est à nous de dire euh, « tu vas parler comme si, comme si, comme ça » (Hamed, enseignant de matières professionnelles, bac pro ASSP, région parisienne).
44Pour être retenues en stage comme pour accéder à un emploi qualifié, les filles doivent composer simultanément avec différents répertoires culturels, avec des pratiques de classe comme avec différents styles de féminité (Kergoat, 2017).
45De notre enquête ressort l’ambivalence des relations entre élèves et enseignant·e·s, tout à la fois inscrites dans des rapports de domination qui caractérisent les sociétés occidentales contemporaines et vectrices d’une possible émancipation au sein de ces dernières. Les relations élèves/enseignant·e·s en LP sont d’abord fortement classées et genrées, faites, pour les élèves, d’attentes et de promesses de tremplins (par l’accès à l’emploi) bien différenciées selon leur sexe. Mais le genre travaille et modèle les relations, il s’entrelace avec d’autres rapports sociaux. Ainsi, le partage des contraintes de genre (entre enseignant·e·s et élèves de même sexe) est supplanté par d’autres rapports sociaux qui, eux, les éloignent. C’est particulièrement le cas dans les lycées à prédominance numérique féminine, où les enseignantes nouent certes des relations avec des filles, mais en conservant une notable distance sociale car ce sont bien souvent des filles des « cités » et dans bien des cas issues de l’immigration. En tant qu’enseignantes, adultes, insérées sur le marché du travail, elles offrent néanmoins aux filles les perspectives d’une possible émancipation par l’emploi, devenu aujourd’hui symbole (d’un minimum) d’autonomie financière et de réalisation personnelle.
46Mais pour ce faire, la dimension relationnelle s’avère fondamentale. Elle constitue la pierre angulaire du sens de l’expérience enseignante et scolaire en lycée professionnel. L’importance accordée aux relations avec les enseignant·e·s, dans le discours des élèves, témoigne des enjeux identitaires de la relation à l’autre inhérents au développement des adolescent·e·s. Il ne s’agit pas tant de la relation en elle-même mais de ce qu’elle permet : la possibilité de pouvoir enfin s’affranchir de la dépendance symbolique à l’égard d’autrui (Rochex, 1995) et de pouvoir penser des possibles. Pour les enseignant·e·s, la dimension relationnelle s’avère tout aussi centrale : elle est source d’une possible reconnaissance professionnelle. Elle se pose comme préalable à l’expertise curriculaire et à la transmission des savoirs, opérant dans le même temps un déplacement à l’égard de ce qui fait le cœur de l’identité professionnelle enseignante en lycée général.
47Nos résultats mettent par ailleurs au jour un aspect central de cette relation, sa co-production, c’est pourquoi elle doit être analysée comme un processus. Cette perspective invite à ne pas sous-estimer les résistances mises en œuvre, par les élèves comme par les enseignant·e·s. Les récits des élèves ne les montrent en effet pas tout à fait démunis. Ils témoignent d’une confrontation aux injonctions qui en fait des sources d’identification, de résistances et d’oppositions. Si la transgression a souvent un côté ostentatoire, c’est parce qu’elle permet aussi de se faire remarquer, d’être vu et identifié. Elle offre également les moyens de se situer par rapport à un système de valeurs et d’aménager les marges de manœuvre possibles. De même, les enseignant·e·s, à travers le travail sur les relations, contribuent tant à enrayer les processus de disqualification dont sont l’objet les élèves qu’à donner un sens à leur propre travail. Ainsi, élèves comme enseignant·e·s tentent, sur des registres différents, de déjouer les ressorts de la disqualification sociale dont elles et ils sont l’objet.
48Les relations entre enseignant·e·s et élèves se révèlent ainsi éminemment complexes. Empreintes de domination, elles sont également, pour les élèves, un point de départ pour penser des possibles et, pour les enseignant·e·s des LP, une potentielle source de revalorisation professionnelle. Une telle approche enjoint à rendre plus visible la part relationnelle des compétences enseignantes mobilisées en lycée professionnel.