1Au milieu des années 1980, un nouvel enseignement de mathématiques est mis en place à la faveur de la création du baccalauréat professionnel (désormais bac pro). Cette recherche s’intéresse ainsi à un enseignement des mathématiques particulier, celui dispensé dans la filière professionnelle scolarisée. Comme le souligne Lebeaume (1999, p. 40) : « le choix d’un segment, d’un cycle ou d’un cours fixe la discipline dans un état particulier ». Dans le cadre de cette filière, une des spécificités de l’enseignement des mathématiques est d’être à l’articulation entre des enjeux éducatifs et professionnels. En effet, la création en 1945 d’un enseignement professionnel à l’école repose sur le projet humaniste de formation d’un employé-citoyen au travers d’une éducation « méthodique et complète » ; c’est-à-dire que l’enseignement des mathématiques doit favoriser les apprentissages professionnels tout en participant à la formation intellectuelle et culturelle des élèves. L’enseignement se retrouve alors en tension entre deux facettes : l’une, utilitaire, est centrée sur la connaissance et la maîtrise des savoirs et savoir-faire mathématiques nécessaires à la résolution de problèmes concrets, professionnels ou courants ; l’autre, désintéressée, vise au développement de l’intelligence et à la formation de l’esprit via la pratique du raisonnement et de la logique (Sido, 2013). Cette tension est constitutive de l’identité de l’enseignement des mathématiques dans l’enseignement technique court et traverse toute son histoire jusqu’en 1985 (Lopez & Sido, 2015). Cette configuration de l’enseignement fait écho aux débats parfois clivants sur les finalités de la formation, professionnelle ou éducative, et plus globalement sur les référents culturels à donner à la formation et les relations entre culture générale et professionnelle, débats qui structurent l’histoire de l’enseignement technique depuis ses fondations (Troger, 1994).
2Au cours des années 1980, à la fois les missions de formation du bac pro et le contexte de sa création (Prost, 2002) contribuent à rouvrir ces débats et reposent à nouveaux frais la question des tensions identitaires de cet enseignement partagé entre culture mathématique professionnelle et/ou générale.
3En effet, les enjeux relatifs à la mise en place d’un enseignement des mathématiques pour les bacs pros s’intègrent dans ceux de sa participation à la transmission d’une culture technique, « présentée comme le fondement du nouveau professionnalisme ouvrier » (Solaux, 1994, p. 78). Avec l’évolution des moyens de production et des pratiques socio-techniques, les entreprises n’ont plus seulement besoin de travailleurs possédant une intelligence de la tâche mais une « intelligence productive » (Solaux, 1995, p. 44). Il s’agit donc de transmettre une culture spécifique, technique, articulant une formation générale solide qui prendrait ses références sur l’activité professionnelle et une formation technique et pratique. Le nouveau cadre organisationnel, pédagogique et certificatif de la formation rend compte de cette volonté de dépasser les clivages entre formation générale et professionnelle. L’enseignement des mathématiques fait partie des disciplines professionnelles au sein du domaine A1 intitulé « formation professionnelle, technologique et scientifique » et est évalué avec la technologie et les sciences selon les spécialités, au sein d’une même épreuve « scientifique et technique ». En outre, le travail en commun des équipes pédagogiques et l’articulation des enseignements sont fortement mis en avant.
4Ce bouleversement de la hiérarchie des disciplines (Léon, 1980) s’effectue dans le contexte de la loi de 1985 qui marque l’inscription de la culture technique dans la culture scolaire (Harlé, 2003). La culture technique n’est plus seulement évoquée comme culture de métier, mais comme fondement d’une éducation où s’interpénétreraient culture générale et culture professionnelle. Ainsi, c’est parce que l’enseignement des mathématiques participe à l’apprentissage du métier qu’il rencontre les enjeux de formation culturelle et intellectuelle des futurs citoyens.
5Dans ce contexte, quels sont les principes organisateurs de cet enseignement des mathématiques qui doit rompre avec une logique disciplinaire et participer à la transmission d’une culture technique ? Et, plus précisément, quelle(s) articulation(s) dans les programmes et leur opérationnalisation entre une dimension instrumentale de l’enseignement, induite par les besoins de la culture professionnelle, et une dimension plus désintéressée qui vise la formation de l’esprit et prendrait ses références dans la culture mathématique du secondaire général ou technique ?
6Le problème traité est ainsi celui de la constitution et de l’organisation d’un enseignement des mathématiques qui doit préparer les élèves à des pratiques mathématiques professionnelles et répondre à des enjeux internes à la discipline. La préoccupation de recherche est ici didactique car l’enjeu scientifique est de préciser et caractériser les principes et les tensions qui fondent les choix programmatiques ainsi que les finalités, les contenus, les références et les méthodes tels qu’ils sont prescrits. La mise en évidence des principes constructifs et d’un cadre d’intelligibilité de cet enseignement est alors susceptible, dans le cadre d’autres recherches, d’éclairer et de discuter l’insertion de cet enseignement dans le système des autres enseignements de mathématiques ou de la formation dans une approche anthropologique.
7En raison de la prise directe sur les emplois et les activités techniques, la notion de référence introduite et discutée par Martinand (1983, 2003) est centrale dans notre analyse. Ainsi, afin de clarifier les principes fondateurs de cet enseignement du point de vue épistémologique (Develay, 1992), notre analyse investit les outils mis à disposition par Lebeaume (2000) qui permettent de saisir et de discuter les cohérences, les tensions, les divisions de cet enseignement en interrogeant ses tâches, visées et références. En effet, selon ce schéma tripolaire, les visées de l’enseignement fixent les tâches des élèves, lesquelles se définissent aussi en référence à des pratiques et réciproquement. Cette analyse est adossée à un cadre d’étude des disciplines générales dans la filière professionnelle proposé par Sido (2011b) et qui porte sur l’examen de trois problèmes majeurs susceptibles d’intervenir et d’interagir dans l’élaboration des enseignements.
8Le premier est celui des exigences de certification. Le bac pro vise à former un professionnel directement employable, polyvalent et capable d’évoluer avec les techniques. Le bachelier professionnel doit ainsi posséder des connaissances techniques scientifiques et pratiques approfondies et être capable d’en faire la synthèse afin de procéder à de véritables analyses techniques (Solaux, 1995). Le problème est alors de mettre en place un enseignement des mathématiques qui donne aux élèves les connaissances, la formation de l’esprit et les compétences nécessaires aux nouvelles conditions de l’emploi et à ses évolutions.
- 1 L’emploi des guillemets renvoie à l’idée qu’à notre sens, la réforme des années 1980 ne s’oppose p (...)
9Le deuxième problème est celui de l’évolution de la culture mathématique scolaire. Le début des années 1980 est marqué par la « contre-réforme »1 de l’enseignement des mathématiques qui s’opère en réaction à la réforme des mathématiques modernes. L’enseignement ne se réfère plus à l’architecture structurale des mathématiques, mais à l’activité humaine et renvoie à l’utilité des mathématiques pour la résolution de problèmes internes ou relevant d’autres disciplines. Quelle est l’inscription de l’enseignement nouvellement créé dans ce nouveau paradigme « empirique et utilitariste » (Kuzniak, 2011, p. 133), c’est-à-dire qui part du monde réel pour aboutir aux mathématiques, dans une formation à vocation essentiellement professionnelle qui privilégie l’action sur le réel ?
- 2 Arrêté du 9 mai 1995 relatif aux programmes de mathématiques applicables dans les classes préparan (...)
10Enfin, le troisième problème concerne l’adaptation de l’enseignement au passé scolaire des élèves ainsi qu’à leur devenir dans et hors l’école. Lors des premières années des bacs pros, les discours concernant les élèves sont peu nombreux et portent essentiellement sur leur devenir professionnel. En effet, pour ce diplôme qui vise l’insertion professionnelle immédiate, la question de la poursuite d’études est très peu évoquée. En outre, si le problème de « l’acquisition d’une culture par des jeunes [les élèves de bac pro], peu aptes à recevoir un enseignement abstrait à l’école mais capables d’acquérir des savoir-faire » est posé dès 1987 (Lesourne, 1988, p. 42), ce n’est qu’à partir du milieu des années 1990, avec la parution de nouveaux programmes2 et la résurgence des discours professoraux, que la question est de nouveau explicitement travaillée.
- 3 Note du bureau des enseignements généraux et technologiques (désormais DL3) du 22 août 1985 : Anne (...)
- 4 Arrêté du 17 août 1987 relatif aux programmes des classes préparant au baccalauréat professionnel, (...)
- 5 Arrêté du 9 mai 1995.
- 6 Arrêté du 10 juillet 1992 relatif aux programmes d’enseignement applicables dans les classes prépar (...)
11Notre recherche est menée à partir d’une enquête historique dont la parution de textes prescriptifs délimite la période d’étude : 1985 à 1995. La première date marque l’édition des premiers projets de programmes3 qui deviennent définitifs en 19874 lors de la mise en place généralisée des bacs pros. 1995 correspond à la parution de nouveaux programmes5, qui visent à inscrire l’enseignement dans une perspective curriculaire avec ceux du brevet d’études professionnelles rénovés en 19926. Cette date marque aussi l’inscription explicite dans les préambules des programmes de la prise en charge des difficultés des élèves. C’est en ce sens à partir de 1995 une transformation majeure de l’enseignement des mathématiques en bac pro qui nécessite une étude spécifique. Nous précisons que notre préoccupation de recherche nous a amené à étudier plus finement les années correspondant à l’élaboration des programmes : 1985-1987.
- 7 AN : 20120058/40 (programmes du baccalauréat professionnel).
- 8 AN : 20111063/20 (Commissions professionnelles consultatives : Bâtiment, Bois et dérivé, Habilleme (...)
12Cette enquête est menée à partir de sources qui sont susceptibles de renseigner les principes constructifs de l’enseignement prescrit et son opérationnalisation. Sont dès lors étudiées les archives7 des commissions ou groupes de travail en charge de l’élaboration de la formation et des enseignements et qui mettent au jour les tensions sur la constitution et la définition des enseignements. En raison des enjeux de formation professionnelle, nous nous sommes intéressés aux archives des Commissions professionnelles consultatives (CPC) qui sont des instances où employeurs, salariés, pouvoirs publics donnent un avis sur la création des diplômes et les contenus professionnels de formation8. L’analyse s’appuie aussi sur l’étude des discours prescriptifs et des recommandations qui donnent des propositions pour l’enseignement. Il s’agit plus particulièrement des programmes qui fixent les contenus, la façon de les enseigner et portent la marque cristallisée des tensions sur les enjeux de la formation, des manuels et des revues professionnelles qui véhiculent la parole des enseignants, des inspecteurs et qui discutent les choix programmatiques et participent à leur mise en œuvre. En raison des enjeux de certification, nous nous sommes aussi intéressés aux référentiels des diplômes qui précisent les modalités de la participation de l’enseignement des mathématiques à la formation professionnelle des élèves. Nous avons fait le choix d’étudier les référentiels des diplômes entre 1985 et 1988, c’est-à-dire ceux dont les débats au sein des CPC ont pu participer à discuter l’enseignement des mathématiques en cours de définition. Sur cette période, 20 bacs pros ont été créés. Nous avons pu en étudier 16 qui balayent l’ensemble des secteurs industriels et commerciaux. Notons qu’à partir de 1989, les brochures des diplômes qui indiquent notamment l’intitulé des épreuves de mathématiques sont standardisées dans leur présentation et leur formulation. Enfin, sont placés en arrière-plan les discours idéologiques sur les orientations et les missions du bac pro et de la formation visibles notamment dans la revue L’Enseignement technique.
13Les archives consultées renseignent rarement la qualité de ceux qui s’expriment, et il est donc difficile de distinguer les groupes sociaux qui portent les discours. Notons à ce propos que les travaux de Brucy (1998) sur les diplômes professionnels ont montré que le patronat ne peut être considéré comme une entité monolithique et que différents points de vue parfois contradictoires peuvent s’exprimer selon les spécialités et les secteurs professionnels.
14Après une détermination des principes constructifs de cet enseignement des mathématiques et des références contrastées qui les fondent, sont examinés les conditions prescrites de leur articulation et enfin l’inscription de l’enseignement dans les enjeux de formation.
15Au moment de la mise en place de l’enseignement des mathématiques, son inscription parmi les disciplines professionnelles et sa participation aux missions de la formation de transmission d’une culture technique fixent de façon globale sa cohérence fondatrice. Elle est lisible entre la référence centrale à l’activité professionnelle, les visées de transmission d’une culture mathématique, élément d’une culture technique, et les tâches qui renvoient à la mobilisation des connaissances mathématiques en situation. Nous pouvons voir ici la volonté de dépasser les clivages anciens entre un enseignement des mathématiques utilitaire ou désintéressé, c’est-à-dire de réduire les tensions ou conflits entre les visées (utilitaires/désintéressées), les tâches des élèves (usage/démonstration) et les références (pratique avérée/théorie). Mais les enjeux professionnels doubles du diplôme questionnent cette ambition de cohérence pour l’enseignement. Ainsi, quelle scolarisation des pratiques mathématiques de référence s’opère-t-il dans un diplôme qui vise à la fois à l’insertion immédiate, la polyvalence et l’adaptation ? Et plus généralement, dans le contexte évoqué supra, quels sont les principes organisateurs de cet enseignement des mathématiques qui doit rompre avec une logique disciplinaire et participer à la transmission d’une culture technique ?
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- 12 Dossier bac pro maintenance des systèmes mécaniques automatisés et dossier bac pro représentation (...)
16En 1985, c’est essentiellement autour des enjeux d’employabilité immédiate et d’insertion professionnelle rapide des futurs bacheliers que s’effectuent les premières propositions pour l’élaboration d’un enseignement des mathématiques pour ce nouveau diplôme. En effet, dans le premier projet de formation, cet enseignement, intégré au module scientifique et technique, est désigné comme un enseignement « secondaire » (note du 12 juin 1985)9 du module professionnel. Ce dernier, strictement dédié à l’apprentissage du métier, constitue le cœur de la formation et vise à développer les capacités nécessaires afin « véritablement de parvenir à une maîtrise parfaite du poste de travail » (note du 3 juin 1985)10. Dans ce projet où « tout doit concourir à la formation professionnelle » (note du 3 juin 1985), c’est donc en référence à l’activité professionnelle, activité qui renvoie à un poste de travail déterminé, que s’inscrivent les premières propositions pour l’enseignement des mathématiques. Il doit donner la maîtrise des « outils nécessaires à l’acquisition du métier (mathématiques appliquées, statistiques […] » (note du 3 juin 1985) et plus spécifiquement « les connaissances nécessaires à la résolution des problèmes rencontrés dans l’exercice de la profession (sciences, mécanique, mathématiques…) » (3e CPC, 18 juin 1985)11. Les programmes doivent alors être élaborés « strictement en fonction des besoins en savoirs et savoir-faire technologiques » (note du 12 juin 1985) et donc être spécifiques à chaque diplôme préparé. Les premiers projets de formation préconisent en outre d’intégrer l’enseignement des mathématiques à celui de technologie, le transformant ainsi en un intervenant convoqué selon les besoins12. Dans ces premières propositions, plus qu’à l’activité professionnelle, c’est à la pratique mathématique professionnelle des futurs bacheliers, réduite ici à la maîtrise d’un catalogue de recettes pour rechercher les solutions d’une gamme de problèmes avérés, que doit préparer l’enseignement.
- 13 MINISTÈRE DE L’ÉDUCATION NATIONALE [MEN] (1989). Baccalauréat professionnel productique industries (...)
- 14 MEN (1989). Baccalauréat professionnel commerce service. Paris : CNDP, p. 11.
- 15 MEN (1988). Baccalauréat professionnel maintenance des systèmes mécaniques automatisés. Paris : CN (...)
17Mais les perspectives d’un enseignement subordonné strictement aux nécessités d’une spécialité professionnelle précise soulève un certain nombre de réserves lors de l’examen des projets par la direction des lycées et les CPC durant le semestre précédent la rentrée. Il ne s’agit pas d’une remise en cause du caractère central des références à l’activité professionnelle pour cet enseignement mais de la nature des références considérées. Si ce diplôme doit répondre à des objectifs d’employabilité immédiate, il doit aussi satisfaire à des enjeux de polyvalence, d’adaptabilité et de mobilité professionnelle. C’est-à-dire que les futurs titulaires doivent être capables en autonomie d’élaborer et de mettre en œuvre une démarche de résolution faisant appel, entre autres, aux mathématiques pour des problèmes nouveaux. Les référentiels précisent en ce sens que le candidat sera jugé sur son « aptitude […] à mobiliser ses connaissances technologiques, scientifiques et mathématiques pour traiter un problème technique »13. C’est-à-dire sa capacité à utiliser ses connaissances mathématiques dans « une perspective professionnelle »14 pour résoudre un problème technique et à « les transférer à d’autres situations »15. Ne plus faire référence à une pratique avérée mais à une pratique potentielle des mathématiques pour la résolution de problème nécessite d’inscrire l’enseignement dans un cadre plus réflexif. Ainsi, s’il doit « satisfaire aux demandes spécifiques des disciplines technologiques pour les besoins de la profession », il doit aussi veiller « aux capacités d’adaptation à l’évolution scientifique et technique » et « assurer une formation permettant à certains élèves de poursuivre des études de techniciens supérieurs » (Programme, 1987, p. 32).
18Ces discussions ne concernent pas uniquement la nature des pratiques mathématiques professionnelles de référence, mais portent aussi, par incidence, sur les contenus. Ce n’est pas le principe d’une sélection des contenus utiles à une pratique professionnelle qui est remis en cause, mais l’étendue de cette sélection qui ne permet pas aux élèves de disposer d’une culture mathématique suffisamment large pour évoluer dans un même domaine d’activité ou à défaut changer rapidement de spécialité pour suivre les transformations des métiers. Ainsi dans la note de la DL3 du 12 juin 1985 qui évoque la subordination du choix des contenus aux nécessités professionnelles, une remarque effectuée dans la marge indique qu’une telle conception des programmes et de l’enseignement « est difficile si l’on se réfère aux domaines » (note du 12 juin 1985). Afin d’éviter de faire du bac pro un diplôme « très “pointu” », le choix est fait de définir pour l’ensemble des spécialités des « plages communes d’enseignement », afin de donner une « base assez large permettant des reconversions ». Sur cette base viendrait alors la spécialisation, qui ne constitue « qu’une fraction facilement permutable de la formation » (note du 12 juin 1985). L’enjeu est de donner une formation mathématique « demeurant valable, comme demeure valable toute la vie la formation attestée par un baccalauréat classique », à partir de laquelle pourront être développées des connaissances plus spécifiques, regroupées sous forme de modules ; et « pour changer de spécialité, ou cumuler les spécialités, on n’aurait qu’à refaire le module de spécialité » (note du 12 juin 1985).
19Cet enjeu fixe l’architecture des premiers programmes de mathématiques pour les bacs pros. Ainsi, en 1985, les « esquisses de programmes » (note de la DL3 du 22 août 1985) qui paraissent pour les filières industrielles et tertiaires proposent un tronc commun qui doit être complété par les connaissances nécessaires à l’apprentissage du métier. Dans les faits, ce sont les équipes pédagogiques qui s’en chargent. Élaboré à partir de ces premiers projets, le programme définitif de 1987 (arrêté du 17 août 1987) est composé d’un tronc commun, valable pour les formations tertiaires et industrielles, qui vise à donner une culture mathématique professionnelle de base à partir de laquelle pourront être développées des connaissances plus spécifiques. Ces dernières sont organisées en 8 modules indépendants, dont l’étude s’effectue selon la spécialité professionnelle à laquelle conduit le bac : trigonométrie, techniques mathématiques du tertiaire, etc. Le programme renvoie de façon globale à l’utilité ou l’utilisation des connaissances mathématiques pour l’activité professionnelle. Dans le tronc commun, les élèves étudient des connaissances générales relatives au calcul ou à la modélisation comme les calculs algébriques ou les fonctions usuelles, en référence à la multitude de problèmes concrets qu’elles permettent de résoudre. L’étude de certaines notions est motivée plus spécifiquement a priori mais aussi a posteriori. Dans le premier cas, le programme indique les applications dans lesquelles elles peuvent être utilisées. Par exemple, l’étude du calcul littéral donnera lieu à des exercices portant sur « des formules courantes utilisées […] dans les sciences physiques ou la technologie » (Programme, 1987, p. 33). Dans le second cas, qui concerne plus spécifiquement les modules, c’est la pertinence pour résoudre un problème qui fonde son étude et c’est alors la situation professionnelle qui est directement portée au programme. Par exemple, dans le module géométrie, l’étude de la symétrie axiale ou encore des homothéties se fait au travers « d’exemples d’études de problèmes liés à la profession faisant intervenir des transformations géométriques » (Programme, 1987, p. 35).
20La cohérence fondatrice de l’enseignement des mathématiques dans la nouvelle configuration institutionnelle et organisationnelle du bac pro superpose ainsi deux points de vue contrastés. Un des points de vue, qui focalise les enjeux d’employabilité immédiate du bac pro, considère prioritairement la transmission de savoirs et de savoir-faire référés à des pratiques mathématiques professionnelles se rapportant à des spécialités précises. Le second point de vue aborde la formation sous l’angle de la polyvalence professionnelle et du reclassement. En référence à la mobilisation des connaissances mathématiques et au transfert des techniques et des méthodes de résolution de problèmes de l’employé qualifié, l’enseignement doit être axé sur la formation de l’esprit et du raisonnement et vise ainsi à préparer à l’accueil de nouvelles connaissances scientifiques et techniques, notamment pour la poursuite d’étude ou l’évolution des pratiques socio-techniques. Ces deux points de vue semblent offrir la perspective d’un enseignement en tension sur le pôle référence entre une facette utilitaire et l’autre désintéressée, et posent ainsi la question des relations entre les parties pour maintenir la cohérence d’ensemble.
21L’étude précédente montre que les deux points de vue, loin d’être opposés, s’articulent, le second étant conçu en complémentarité du premier. Ainsi articulés, ils renvoient à l’activité mathématique professionnelle du bachelier dans le cadre de l’étude de problème technique :
- connaissances, maîtrise des procédés de résolution et efficacité opératoire en référence à la maîtrise d’un poste de travail ;
- autonomie d’action, établissement des démarches de résolution ou transfert de démarches, qui renvoient à des enjeux d’adaptabilité et de polyvalence.
22Afin de dépasser la tension indiquée précédemment, les prescripteurs placent au cœur de l’enseignement l’étude et la résolution de situations professionnelles, c’est-à-dire que la cohérence de l’enseignement repose sur l’activité de résolution de problèmes réels qui doit mettre en œuvre ces deux éléments. Ainsi, les recommandations précisent que le cours « doit être bref : il porte sur quelques notions et résultats de base que l’élève doit connaître et savoir utiliser. L’essentiel des activités doit être consacré à la résolution d’exercices et de problèmes » (Programme, 1987, p. 32). Les textes précisent en outre que l’étude de problèmes issus des disciplines professionnelles ou « les exercices à caractère technique doivent mettre chaque élève en mesure de comprendre comment faire usage des méthodes mathématiques dans le contexte professionnel » (p. 38) tout en permettant à l’enseignement des mathématiques de « contribuer au développement de la formation scientifique des élèves » (p. 31). Il s’agit alors d’éviter « les exemples trop artificiels » (p. 33) en étudiant des exemples « pris dans des situations réelles liées à la spécialité du baccalauréat professionnel » (p. 34).
23Si l’étude mathématique de problèmes professionnels est placée au cœur de l’enseignement, c’est que cette activité répond en même temps à des enjeux de formation professionnelle et mathématique.
24Elle fait en effet référence aux principes de l’étude technique de systèmes élaborés dans les années 1960 (Canonge & Ducel, 1969) et qui s’est très largement diffusée dans les sections industrielles de la filière professionnelle. Paddeu et Venneau notent qu’« elle est aussi une démarche, une manière d’appréhender les installations techniques complexes mais aussi un moyen pour transmettre les savoirs techniques » (2015, p. 48). Ainsi, nous pouvons faire l’hypothèse que les mathématiques sont envisagées par les acteurs du monde économique, essentiellement des secteurs industriels, comme un ensemble de techniques, de démarches, de concepts dont la finalité est de résoudre des problèmes techniques, et que l’étude mathématique de situations techniques est perçue comme un moyen pour transmettre des savoirs autant que comme une possibilité d’inculquer une démarche pour aborder les problèmes. C’est ce que souligne le référentiel du diplôme du bac pro productique bois :
- 16 MEN (1989). Baccalauréat professionnel productique bois. Paris : CNDP, p. 8.
Les capacités de l’élève à intervenir sur l’optimisation, l’organisation, la réalisation de la production sont développées en lui proposant : des séquences d’étude durant lesquelles sont développées les connaissances scientifiques, techniques, méthodologiques […]16
25Bien sûr une telle comparaison avec l’analyse technique ne peut convenir pour les sections tertiaires. Nous rappelons toutefois que les recommandations du programme de mathématiques sont communes pour les filières industrielles et tertiaires. Il semble alors légitime d’étendre l’hypothèse précédente au secteur des services.
26En faisant des problèmes un élément central pour l’apprentissage des mathématiques, les programmes inscrivent aussi l’enseignement dans les mouvements récents de la discipline au niveau global, scientifique et scolaire. En effet, à partir du début des années 1980, dans le cadre de la « contre-réforme », « la finalité de ces mathématiques est la résolution de problèmes, problèmes suscités par le développement interne de la discipline ou d’autres secteurs scientifiques » (Artigue, 1996, p. 210). Deux éléments sont centraux dans l’enseignement et sa mise en œuvre : les mathématiques sont un outil pour résoudre des problèmes, issus des mathématiques ou d’autres disciplines, et en retour la résolution de problème est en lien fort avec l’apprentissage des mathématiques (Coppé, 2014). Les leçons dans les manuels débutent invariablement par des travaux pratiques qui présentent des situations issues du domaine professionnel faisant intervenir dans leur résolution les notions mathématiques étudiées dans le chapitre. L’avant-propos précise ainsi que « l’intention majeure est d’entraîner les élèves à la pratique d’une démarche scientifique basée sur le rôle formateur des activités de résolution de problèmes » (Faure & Astier 1992, avant-propos).
27Afin d’amener les élèves, à partir de situations professionnelles, à élaborer des connaissances qu’ils pourront ensuite réinvestir comme des outils pour la résolution d’autres problèmes, les prescriptions mettent en avant le principe de mathématisation. Cette démarche articule les étapes suivantes :
- décontextualisation et mathématisation de la situation technique afin de confronter les élèves à un problème mathématique. Il s’agit pour l’élève d’analyser, c’est-à-dire inventorier, organiser et traduire les informations et les données ;
- résolution mathématique du problème, qui repose sur l’élaboration d’un modèle, d’une démarche mathématique adaptée à une situation donnée et sur son traitement ;
- recontextualisation et réponse au problème initial. Il s’agit de vérifier, critiquer, valider, et enfin rendre compte de la démarche et du résultat.
28En ce sens, les programmes insistent sur la nécessité de mettre l’accent sur le « travail d’expérimentation et de raisonnement » (Programme, 1987, p. 31) et les « réalisations combinant un savoir-faire manuel et une réflexion théorique » notamment via les activités graphiques (p. 32). Ainsi décliné, le processus de mathématisation vise à articuler les capacités suivantes : analyser, réaliser, critiquer, valider et rendre compte (Fiquet, 1991). Cette démarche mathématique promue en bac pro renvoie à celle préconisée par les référentiels de mathématiques pour les BEP établis entre 1984 et 1989 (Orhan, 1991). En nous appuyant sur l’analyse que Vergnaud effectue de ce référentiel, nous pouvons affirmer que « par rapport à la mise en valeur des mathématiques comme outil » (Vergnaud, cité dans Blondel, 1989, p. 35) l’apprentissage du processus de mathématisation remplit sa fonction. Toutefois, si la mathématisation permet de faciliter l’apprentissage des outils et des méthodes mathématiques spécifiques ainsi que leur utilisation dans la formation technique associée, nous pouvons nous interroger, à l’instar de Vergnaud, sur la place laissée à l’élaboration de modèles mathématiques et à la démonstration dans l’opérationnalisation de ce processus.
29L’organisation de l’enseignement autour de l’étude de situations professionnelles pose la question des références de l’activité mathématique. L’enseignement renvoie-t-il à l’activité du professionnel qui, confronté à un problème concret, utilise des techniques de calcul ou à l’activité du mathématicien qui à travers ce problème élabore des connaissances ou des modèles ? Se pose ainsi la question de la nature des contenus inscrits dans les programmes et de l’activité mathématique qu’ils suggèrent.
30La légitimation des contenus mathématiques inscrits dans les programmes par leur application professionnelle contribue à inscrire les choix programmatiques dans une perspective de transmission de savoir-faire. Ainsi, les premières lignes des recommandations indiquent que les mathématiques sont un « outil » (Programme, 1987, p. 31), et que l’élève doit certes connaître mais surtout « savoir utiliser » (p. 32) les notions et résultats du cours. Le vocabulaire employé renvoie alors à l’utilisation des mathématiques : « pratique du calcul numérique » (p. 33), « utilisation d’un formulaire de trigonométrie » (p. 36), etc. Plus spécifiquement, c’est davantage la dimension d’outil (Douady, 1994) des concepts mathématiques qui est mise en avant dans les programmes. Par exemple, il s’agit de montrer aux élèves comment opérationnaliser les connaissances arithmétiques et algébriques élémentaires comme processus de résolution de problèmes professionnels. Ainsi, les apprentissages liés à « la pratique du calcul numérique [et] littéral » ou encore à « la gestion d’expressions algébriques simples » (Programme, 1987, p. 33) visent à amener les élèves à maîtriser des procédures d’actions à accomplir dans le cadre de la transformation et l’utilisation de formules. L’objectif est de développer dans l’enseignement les activités numériques, ces dernières jouant « un rôle essentiel dans les applications technologiques » (p. 32). La pratique du calcul littéral est en effet relativement réduite. En outre, les aides à la préparation de cours, publiées dans les revues professionnelles, et les objectifs indiqués dans les manuels valorisent l’exécution de savoir-faire. Par exemple, des fiches pédagogiques pour les bacs pros bureautique qui portent sur l’exploitation des statistiques dans la gestion des stocks indiquent que les objectifs sont : « Analyser l’énoncé, choisir la technique opératoire sans assistance, utiliser les outils mathématiques, mettre en œuvre la méthode » (Vecteur, 1993, p. 22). Le document précise que l’activité de l’élève attendue dans le choix de la technique se réduit à « ordonner les résultats d’une enquête concernant les variations de stock » (Vecteur, 1993, p. 22). Globalement, le programme vise à limiter l’usage des démonstrations, le cours proprement dit devant « être bref et porter sur quelques notions et résultats de base » (Programme, 1987, p. 32). Si l’étude des développements et des factorisations est bien portée au programme, celle-ci doit s’effectuer « sans exagération sur des exemples simples » (p. 33). Il s’agit en outre de privilégier les approches intuitives des notions mathématiques complexes, comme la dérivée ou les primitives, et d’exclure « toute ambition théorique et toute technicité » (p. 38). Les programmes recommandent aussi l’usage de la calculatrice afin de s’affranchir d’une partie de la théorie pour se centrer sur l’utilisation d’outils calculatoires.
- 17 Grugeon étudie les problèmes de transition institutionnelle en algèbre entre les classes de BEP te (...)
31En nous appuyant sur les travaux de Grugeon (1995)17, nous pensons que la structuration des programmes induit une activité mathématique réduite de la part de l’élève, celle-ci restant essentiellement à la charge de l’enseignant. En effet, l’inscription dans les textes de problèmes professionnels au même titre que les connaissances entraîne une confusion entre les notions qui doivent être enseignées et celles qui relèvent de séances d’activités, entre les dimensions objets ou outils des concepts mathématiques (Douady, 1994). Au-delà des programmes, la possibilité laissée au professeur « d’organiser son enseignement selon les besoins et les nécessités de la formation » (Programme, 1987, p. 32) rend difficile la construction de la pensée mathématique. En effet, l’enseignant doit rompre avec le « temps mathématique » et les besoins internes de la discipline pour apporter aux élèves les seules connaissances dont ils ont besoin selon le « temps professionnel ».
32Nous pouvons constater l’existence d’une tension entre l’activité de résolution de problèmes professionnels circonscrits et limités et la compréhension des principes mathématiques qui sous-tendent les techniques et les procédures mathématiques utilisées lors de la résolution de tels problèmes. L’étude des choix programmatiques montre une hésitation sur le pôle des tâches entre choix et élaboration de modèles mathématiques pour la résolution de problèmes, qui amène à des tensions sur le pôle des visées mais aussi à un conflit sur celui des références.
33Ainsi, à propos de l’algèbre, les programmes sont partagés entre :
- « privilégier une exigence d’efficacité à résoudre des exercices assez stéréotypés par la mise en œuvre de formules et de savoir-faire qui peuvent se rapprocher de gestes,
- privilégier une exigence de formation intellectuelle en engageant les élèves à résoudre des exercices variés mettant en jeu l’ensemble des types de tâches algébriques, à contrôler l’emploi de l’algèbre dans des situations variées » (Grugeon, 1995, p. 77).
- 18 Instituts de recherche sur l’enseignement des mathématiques.
- 19 Respectivement 22 et 5 des domaines industriel et tertiaire.
- 20 L’autonomie renvoie à la capacité de l’élève à transférer des logiques, méthodes et stratégies à d (...)
- 21 Il convient de préciser qu’un formulaire accompagne les épreuves.
34Cette tension est exacerbée par les exigences certificatives, dont nous avons montré le rôle central dans la structuration et le pilotage de l’enseignement mathématique dans la formation professionnelle scolarisée entre 1945 et 1985 (Lopez & Sido, 2015 ; Sido, 2013). Plus spécifiquement, nous soulignons ici le poids du « programme d’examen », entendu ici comme l’ensemble des connaissances abordées dans les épreuves, dans les choix des méthodes et des contenus effectifs à transmettre. L’analyse menée s’appuie sur une enquête menée par la commission inter-IREM18 Lycée professionnel, auprès de professeurs de mathématiques en bac pro, sur les épreuves de maths-sciences de la session de juin 1990. Les questions portent entre autres sur la cohérence de l’épreuve avec les objectifs de la spécialité, le sujet par rapport au programme, les savoirs et savoir-faire testés, etc. Sur ce dernier point, les questions visent à savoir si les enseignants estiment qu’il y a trop, suffisamment, ou pas assez de questions impliquant des tâches de stricte exécution, une démarche structurée, un choix de modèle de traitement par le candidat, etc. Elle est complétée par une lecture des énoncés et des questions posées sur 27 sujets19, toutes spécialités confondues, d’épreuves de bac pro entre 1988 et 1994 disponible dans un recueil d’annales (Alborna, 1994). Les enseignants interrogés indiquent ainsi que les épreuves valorisent fortement une stricte exécution de savoir-faire et que certaines d’entre elles « comportent des activités ne permettant pas de vérifier les degrés de maîtrise des outils mis en œuvre au niveau IV, ni les compétences exigibles (autonomie20, analyse, efficacité) d’un titulaire de ce diplôme » (Vecteur, 1992, p. 20). De fait, les sujets sont en majorité composés d’exercices types, essentiellement de modélisation dans les filières industrielles, études statistiques ou études de fonctions affines dans les sections tertiaires, dont seul le contexte change. Ils appellent généralement le même traitement mathématique par les élèves, qui nécessite de reconnaître et d’appliquer des méthodes, des procédures de calcul automatisées enseignées21 (mise en équation, résolution graphique d’inéquation, recherche du coefficient directeur, calcul de moyenne et d’écart-type, etc.). Les différentes étapes de la démarche de résolution sont souvent très détaillées et les sujets comportent peu de questions emboîtées ; autrement dit, les éléments nécessaires à la résolution des questions qui suivent sont souvent donnés afin de permettre à l’élève de poursuivre. Il s’agit davantage pour les élèves d’identifier dans ces épreuves un type de problème et de rechercher des outils de résolution parmi ceux qu’ils connaissent que d’élaborer une réelle démarche structurée, « négligeant ainsi les premières étapes de l’analyse » (Vecteur, 1992, p. 20) comme repérer les éléments signifiants dans l’énoncé pour l’élaboration d’une démarche de résolution. Les enseignants interrogés sont plus de la moitié à considérer que les sujets ne testent pas assez la capacité du candidat à « choisir un modèle de traitement » (Vecteur, 1992, p. 20). Les conseils donnés aux élèves par un ouvrage d’annales (Alborna, 1994) afin de préparer l’examen soulignent la faible part accordée au raisonnement dans les sujets. Si l’ouvrage précise que « les réponses aux questions doivent être claires et découler d’un raisonnement précis », ce raisonnement consiste le plus souvent en « l’énoncé d’une loi, d’un théorème ou d’une relation » (Alborna, 1994, p. 3).
35Si nous nous reportons au processus de mathématisation décrit précédemment, c’est donc essentiellement la capacité « Réaliser » et plus particulièrement les capacités de traitement, c’est-à-dire l’organisation d’une technique de résolution ou de construction, et d’exécution des opérations du traitement, qui sont valorisées dans les épreuves. Les exigences certificatives engagent ainsi les professeurs à privilégier l’étude de problèmes modèles au détriment d’une variété de situations et à centrer leur enseignement sur l’apprentissage de procédures aux dépens de l’élaboration de connaissances et de modèles mathématiques. Il s’agit dès lors d’inscrire l’enseignement des mathématiques dans une perspective instrumentale au détriment d’une dimension plus réflexive nécessaire à la formation de l’esprit mathématique.
36Au moment de la mise en place d’un nouvel enseignement des mathématiques pour la filière professionnelle scolarisée, dans le contexte d’une formation en bac pro qui vise à la transmission d’une culture technique, c’est en faisant de l’activité professionnelle une référence centrale pour cet enseignement que les prescripteurs tentent de dépasser ses tensions identitaires originelles. Mais l’étude et la résolution de problèmes professionnels, devenus objet central de l’enseignement, ont une fonction différente selon les points de vue adoptés.
37Ils sont problèmes techniques à résoudre pour le futur professionnel et l’enseignement doit viser à donner une culture mathématique centrée sur la connaissance et la maîtrise de savoir-faire, de gestes mathématiques, référés à des pratiques mathématiques professionnelles.
38Ils sont contexte pour la mise en œuvre d’une formation au raisonnement qui vise à développer la polyvalence et l’autonomie. Si cette formation renvoie à des enjeux professionnels du bac, elle prend ses références dans l’activité du mathématicien qui résout des problèmes.
39Loin de dépasser les clivages initiaux, le fait d’avoir défini l’enseignement des mathématiques au travers des enjeux professionnels et de culture technique n’a fait que déplacer les tensions originelles. Cet enseignement reste partagé entre les rapports ancillaires qu’il entretient avec l’apprentissage du métier et une perspective instrumentale dominante d’une part, et une dimension plus réflexive, minorée, nécessaire à la formation intellectuelle, mathématique et scientifique d’autre part. Après 1995, le problème de la prise en charge des élèves orientés dans la filière professionnelle par l’échec réapparaît dans les textes prescriptifs et les discours des enseignants et des inspecteurs. L’enseignement s’inscrit dans une perspective de remédiation (Sido, 2011a), ce qui suggère une valorisation de la facette utilitaire aux dépens de la facette désintéressée. Dernièrement, la valorisation de l’approche par compétences qui accompagne la mise en place des bacs pros en 3 ans offre de nouvelles modalités de participation de l’enseignement mathématique à la formation intellectuelle, professionnelle et citoyenne des élèves. Il reste à savoir quelle facette de son identité cet enseignement mathématique présentera à cette culture technique scolaire qui se cherche.