1L’ouvrage de Lucie Tanguy apporte un éclairage inédit sur un mouvement de fond qui bouleverse silencieusement le monde éducatif depuis le tournant des années 1970-1980 : l’offensive, menée au nom de « l’entreprise », contre une autonomie acquise de haute lutte par l’institution scolaire. Évoquant une véritable « bataille idéologique contre l’école », l’auteure ne mâche pas ses mots pour qualifier ce qui se joue derrière un ensemble de petites transformations qui, prises séparément, pourraient passer inaperçues ou sembler relativement anodines. L’introduction de modules visant à enseigner l’entrepreneuriat dès le collège, la promotion de l’apprentissage en entreprise ou encore le dessaisissement par l’État de certaines de ses compétences en matière d’éducation et de formation au profit des régions et de l’Union européenne constituent ainsi « les quatre faces d’une mutation » – correspondant aux quatre chapitres de l’ouvrage – qui contribuent à transformer le rôle attribué à l’institution scolaire. Sans céder à aucune forme de complotisme, L. Tanguy montre que ces transformations font sens, quand on les analyse de manière conjointe. La thèse défendue est clairement énoncée : certaines transformations de la mission éducative (relatives notamment à la place accordée aux entreprises comme acteur éducatif direct ou, à tout le moins, comme univers de référence par rapport auquel sont pensés les contenus d’enseignement) et certaines transformations corrélatives des modes de gouvernement de l’Éducation (partenariats avec des acteurs privés, nouveaux instruments d’action publique, montée en puissance des niveaux infra- et supra-nationaux) contribuent à une remise en question d’une école autonome et nationale au profit d’une école de plus en plus segmentée et étroitement arrimée à des finalités économiques. Ce « réencastrement » à l’œuvre du champ scolaire dans le champ économique prend sens dans un contexte marqué, depuis les années 1980, par un chômage de masse et un renversement des rapports de force entre travailleurs et employeurs.
2Afin de saisir ce qui se joue dans ce présent peu stabilisé, l’auteure a fait le choix de procéder par « coups de sonde », en enquêtant plus spécifiquement sur deux dispositifs visant à accroître la place de l’entreprise dans les cursus scolaires (l’entrepreneuriat et l’apprentissage), ainsi que sur deux transformations des modes de gouvernement de l’école (leur régionalisation et leur européanisation). Le propos est fondé sur une enquête empirique qui croise observation (dans le cas du dispositif des « mini-entreprises »), entretiens avec des acteurs variés de l’Éducation nationale et dépouillement de documents (principalement des documents administratifs de source régionale et européenne). Tout en s’inscrivant dans une filiation bourdieusienne, l’auteure opère un déplacement théorique consistant à déployer une sociologie des relations entre champs, plus adaptée aux caractéristiques de l’objet étudié, c’est-à-dire le lien entre l’école et l’entreprise.
3Le chapitre 1, qui est sans doute le plus solidement étayé d’un point de vue empirique et le plus original, analyse la promotion de ce « nouveau régime appelé entrepreneuriat ». Hormis quelques rares travaux (Rozier, 2014 ; Chambard, 2017), la (surprenante) diffusion du champ lexical de l’entrepreneuriat dans l’univers éducatif depuis les années 2000 a suscité jusqu’à récemment peu d’intérêt, hors des sciences de gestion où celle-ci est la plupart du temps abordée sans mise à distance suffisante. Le chapitre s’articule principalement autour de l’étude des « mini-entreprises », qui est un dispositif proposé par l’association Entreprendre pour Apprendre. L’auteure montre très bien comment, derrière la promotion d’un dispositif « ludique » dont l’introduction est justifiée par une volonté de « motiver » collégiens et lycéens ainsi que de favoriser leur insertion professionnelle, s’invente un mode spécifique d’intervention de l’entreprise dans l’école qui vise la promotion de certaines attitudes (plutôt que des savoirs) et de certains schèmes idéologiques (négation des rapports de domination qui traversent l’entreprise, délégitimation de toute forme de contestation de la part des travailleurs, etc.).
4Le chapitre 2 développe une critique en règle de la promotion faite par les pouvoirs publics de l’apprentissage en entreprise. L’objet du chapitre, qui n’est pas basé sur une enquête de terrain mais sur le croisement d’un ensemble de sources administratives et sociologiques sur le sujet, est de questionner certaines fausses évidences, comme par exemple le fait que le développement de l’apprentissage en entreprise serait un moyen privilégié d’améliorer l’insertion professionnelle et l’égalité des chances. Lucie Tanguy insiste au contraire sur les risques d’un « apprentissage à deux vitesses » – celui « du pauvre », concernant les jeunes les moins qualifiés qui se retrouvent précocement exclus du système scolaire, et celui du « riche » destiné à des jeunes en fin d’études ayant pu bénéficier d’une solide formation initiale – ainsi que sur ceux afférents à une absence de contrôle des entreprises (à la différence de ce qui se produit en Allemagne).
5Le chapitre 3 procède à l’examen du transfert de compétences, de l’échelon national vers l’échelon régional, qui est à l’œuvre dans le secteur des politiques d’éducation et de formation. À l’aide de « nouveaux instruments d’action publique », l’État organise son propre dessaisissement, qui passe par une requalification des politiques éducatives en un domaine des politiques économiques, symbolisée notamment par l’association de plus en plus étroite qui est faite entre les termes éducation et formation. L’auteure s’intéresse plus spécifiquement au dispositif des « campus des métiers et des qualifications » qui incarne parfaitement les nouvelles orientations des politiques de formation menées au niveau régional.
6Le chapitre 4 montre que, de la même façon que leur régionalisation, l’européanisation des politiques d’éducation accompagne la montée en puissance des entreprises. S’appuyant sur l’analyse d’une série de textes européens ainsi que sur les résultats de différents travaux de sciences sociales (Hirtt, 2005 ; Laval, 2004), il donne à voir l’élaboration et la diffusion d’une doctrine éducative caractérisée par le primat accordé à l’individu – sommé d’entretenir lui-même ses capacités productives, comme le montre le passage de la notion de qualification à celle de compétences – et une injonction au « rapprochement » de l’école et de l’entreprise qui signifie en réalité une subordination des valeurs et des objectifs de la première à ceux de ceux de la seconde.
7Trois dimensions nous ont semblé particulièrement intéressantes à la lecture de l’ouvrage. La première concerne la réflexion sur la laïcité. Ce principe constitutif de l’école républicaine, et qui fait aujourd’hui l’objet de vifs débats, mérite, selon l’auteure, d’être mobilisé à propos de la place accordée aux entreprises à l’école. Après un rude combat, cette dernière s’est autonomisée du giron de l’église. Mais la défense de la laïcité reprend tout son sens face à l’offensive actuelle des (grandes) entreprises menée à son endroit.
8La seconde piste de réflexion stimulante est celle concernant le double abandon de l’idéal d’égalité et d’émancipation à l’œuvre derrière la diffusion protéiforme de « l’esprit d’entreprise à l’école ». On a en effet affaire à un morcellement des territoires, à une individualisation des parcours, à un abandon de certaines fractions de la jeunesse (livrées, sans aucun contrôle, au monde de l’entreprise) qui marquent une forme de renoncement à donner à tous une culture commune (générale ou technique) ainsi que des outils de réflexion critique. Loin d’une éducation qui favoriserait l’autonomisation des travailleurs, on a affaire, selon l’auteure, à une entreprise éducative visant à préparer la future main-d’œuvre (notamment la moins qualifiée) à « s’adapter » à une flexibilisation croissante des conditions de travail.
9Lucie Tanguy relie cet abandon de l’idéal égalitaire et émancipateur de l’école (sans toutefois prétendre que l’école l’aurait jamais réalisé) à une forme de dévalorisation générale des connaissances et des savoir-faire, qui transcende les différentes évolutions décrites au cours de l’ouvrage. Il s’agit sans doute de la piste de réflexion la plus originale. Au lieu d’opposer formation générale (théorique, scolaire, abstraite) – qui fait ouvertement l’objet d’une délégitimation par les tenants d’une approche instrumentale de l’éducation – et formation technique (professionnelle, pratique, concrète), l’auteure montre qu’elles sont toutes les deux battues en brèche au profit d’une éducation à des « savoir-être ». À travers le cas de l’éducation à l’entrepreneuriat, elle montre bien comment ce nouveau type d’enseignement est d’abord tourné vers l’inculcation de traits psychologiques, de comportements, d’attitudes alors que, au-delà de cette dimension psychologisante et normative, les élèves n’y apprennent pas grand-chose ! Son propos n’est pas de critiquer par principe toute mise en rapport de l’école et de l’entreprise, de s’opposer à toute forme de professionnalisation des futurs travailleurs dans le cadre scolaire. Ce qui est rejeté, c’est la vision partiale de l’entreprise qui est présentée aux élèves et aux apprentis (« une entreprise sans travailleurs et sans travail »), ainsi que la disparition d’une formation technique de qualité passant par l’inculcation de connaissances « susceptibles de permettre [au travailleur] de développer ses capacités […] sur le long terme » (p. 130). Loin de l’opposition entre « professionnalisation » de l’enseignement et inculcation de savoirs théoriques, qui affleure dans de nombreux travaux de sociologie de l’éducation, cette sociologue du travail montre qu’il se joue au contraire aujourd’hui un processus conjoint de « déscolarisation » et de « déprofessionnalisation » de l’enseignement secondaire et supérieur. Elle fournit ainsi certaines clés pour comprendre le phénomène de désindustrialisation, qui n’est pas sans rapport avec ce renoncement à former sérieusement les jeunes. Cette « éducation à la précarité » constituerait-elle au fond une tentative pour résoudre la contradiction soulignée dans l’ouvrage entre, d’un côté, l’appel continu à l’élévation du niveau d’éducation en Europe et, de l’autre, l’augmentation des emplois peu qualifiés dans les économies « postindustrielles » ? Ce que décrit l’auteure correspondrait-il finalement à la pointe avancée de l’« uberisation » des sociétés ?
10Enseigner l’esprit d’entreprise à l’école est un ouvrage résolument engagé, qui ne se dissimule pas derrière une neutralité de façade. Ce n’est donc pas sa prise de position claire qu’on reprochera à l’auteure mais plutôt le caractère qui peut parfois sembler un peu arbitraire des cas choisis pour étayer l’analyse. On se demandera ainsi dans quelle mesure les quatre chapitres « tiennent » complètement ensemble (correspondent-ils à quatre types de transformation ou plutôt à deux cas singuliers d’extension du domaine de l’entreprise dans le champ éducatif suivis de deux explications fournies à ce processus ?). En outre, si le chapitre 1 s’appuie sur des matériaux d’enquête précis, c’est moins le cas des trois autres où, sur chacune des thématiques traitées, les acteurs tendent parfois à disparaître derrière des entités vagues comme « les régions » ou « l’Europe », et sur lesquelles on aurait voulu en savoir plus. Mais cette manière de survoler différents thèmes est sans doute la contrepartie inévitable d’une démarche ambitieuse qui entend fournir un cadre général à la réflexion, en tissant des liens qui ne sont pas toujours faits entre différentes réalités afin de poser de nouvelles questions. De ce point de vue, le pari est réussi.