1Historien de la guerre reconnu, Emmanuel Saint-Fuscien avait signé en 2011 l’ouvrage À vos ordres ? La relation d’autorité dans l’armée française de la Grande Guerre. L’ouvrage en présence résulte d’un travail d’habilitation à diriger des recherches soutenu en 2017. Il porte sur Freinet et ses expériences de guerre. Aspirant inexpérimenté et blessé lors de la guerre 1914-1918, Freinet est l’acteur malheureux d’une autre guerre, scolaire celle-là, locale puis nationale : c’est l’affaire de Saint-Paul, une campagne hostile menée par l’extrême droite qui, en 1932, est suivie à distance par la guerre d’Espagne (1936-1939) avant de faire face à la seconde guerre mondiale. À chaque fois, l’auteur décortique et analyse les liens entre ces expériences diverses et la question pédagogique.
2La première partie est incontestablement très réussie. La compétence de l’auteur sur la Grande Guerre et la qualité de sa plume permettent de découvrir le jeune soldat Freinet à travers une archive inédite, les carnets de guerre du pédagogue. Le talent d’E. Saint-Fuscien permet aux lecteurs de prendre conscience de la réalité matérielle et humaine de la situation éducative et scolaire aux lendemains de cette effroyable guerre. La narration et le souci du détail sont remarquables, les lecteurs feront la rencontre du jeune Freinet, élève-maître parti à la guerre, et de son quotidien militaire où s’entremêlent la vie d’un jeune homme et la vie du jeune militaire.
- 1 Si la thèse en elle-même est séduisante, on aimerait demander à l’auteur pourquoi l’objet scolaire (...)
3Une offensive quatrième de couverture annonce que « les pratiques pédagogiques inventées par Célestin sont inséparables des expériences de guerre de son auteur ». Au fil des chapitres, l’historien de la guerre se fait donc progressivement historien de la pédagogie. E. Saint-Fuscien défend tout d’abord l’idée que l’émergence de Freinet sur la scène pédagogique dans les années 1920 se produit dans un contexte favorable. Pendant la guerre, d’autres pratiques, relations et habitudes de travail se sont développées dans les écoles. Ce climat rendait envisageables les changements éducatifs souhaités par Freinet et les pédagogues de l’Éducation nouvelle1. Ensuite, E. Saint-Fuscien cherche à objectiver les rémanences de la guerre et de l’armée dans la pédagogie de Freinet.
- 2 Il faudrait ici relire, d’une part, les discours aux parents de Freinet publiés dans L’Éducateur pr (...)
4En voulant faire le lien entre l’expérience des guerres et la pédagogie de Freinet, l’auteur a raison de dire que, dans celle-ci, l’autorité éducative, l’action de l’adulte, reste prépondérante ; c’est pour cela d’ailleurs qu’Élise Freinet publia « la part du maître » pour faire obstacle aux interprétations non directivistes de cette pédagogie. Néanmoins, la démonstration est sans doute un peu forcée pour relier l’autorité du maître et l’autorité militaire. Tout d’abord, ce que recouvre le mot « autorité » en éducation est pluriel : il renvoie à l’auctoritas, influence libératrice permettant l’émergence d’un sujet, et à la potestas, pouvoir de commandement (Prairat, 2008). Ensuite, la position de Freinet est plus complexe qu’il n’y paraît. D’ailleurs, E. Saint-Fuscien ne revient pas sur les propos du pédagogue lors d’une conférence à Leipzig en 1928 lorsque ce dernier dénonçait conjointement la discipline traditionnelle et la nouvelle discipline libérale, laissant entrevoir implicitement en troisième voie l’enjeu d’une influence dépourvue d’autoritarisme permettant d’autres formes de travail entre les élèves. D’autres détails apparaissent suspects aux yeux de l’auteur. À l’École de Vence, par exemple, on appelait les Freinet « Papa Freinet » et « Maman Freinet ». E. Saint-Fuscien y voit un signe de paternalisme. Il oublie qu’à l’École de Vence, les élèves étaient orphelins ou laissés toute l’année dans cette école, qui était un internat permanent, et il minore la lecture marxiste des Freinet au sujet de l’aliénation familiale2.
- 3 Ce qui va à l’encontre de plusieurs travaux récents plaçant Élise, non au-dessous, mais à côté de F (...)
5Bien qu’on ne puisse que souscrire à l’utilité de la compréhension de cette expérience pour mieux saisir l’histoire sociale, culturelle et de l’éducation, on peut néanmoins se demander si, sans peut-être s’en rendre compte, E. Saint-Fuscien n’est pas tombé dans l’écueil inverse : retrancher la pédagogie de l’expérience de la guerre de Freinet. Comment évaluer réellement l’appropriation des gestes et pratiques de guerre dans la classe sans prendre le temps de travailler au préalable sur la trajectoire de Freinet et les différentes conditions de possibilité qui orientèrent l’émergence d’une pensée pédagogique qui évolua beaucoup pendant l’entre-deux-guerres ? Une grande partie de l’ouvrage se distingue par un déséquilibre : le prisme déformant de l’expérience de la guerre au détriment de l’étude de l’émergence d’une pensée pédagogique. Or, c’est bien l’étude précise de la trajectoire de Freinet et de son épouse Élise par le recours à la biographie qui aurait donné de la profondeur à la description de la pédagogie concernée. En l’absence de ce cadre assumé, l’auteur produit néanmoins un récit de la vie de Freinet en guise d’intrigue dans lequel il est resté, inconsciemment, pris au piège d’une représentation problématique de la biographie de Freinet. Il reprend d’ailleurs, sans les interroger, ce que Bourdieu aurait appelé l’État civil du pédagogue, et ces actes d’« institutions qui instituent sous apparence de constater », agissant comme des « performatifs » (Bourdieu, 2017, p. 885) : le pédagogue rural, le praticien anti-intellectuel, le communiste, l’inventeur, etc. Toutes ces catégories (que le regard historique devrait nuancer, questionner, replacer dans des processus complexes) sont la clé de voûte des interprétations produites par l’auteur. Le lecteur ne trouvera rien par exemple sur le processus complexe de socialisation dans le mouvement de l’Éducation nouvelle au prisme de son expérience dans le syndicalisme révolutionnaire. Ensuite, la grande absente de cette biographie qui ne dit pas son nom est Élise Freinet, co-auteur de la pédagogie Freinet et co-fondatrice de l’École Freinet. Énonçant le livre qu’il n’aura pas fait (la biographie de Freinet), E. Saint-Fuscien évoque à cet égard les « aspects déterminants de la vie du pédagogue » qu’il faudrait prendre en compte, mentionnant au sujet de Freinet « ses liens amoureux ou affectifs avec sa femme Élise » (p. 9). Faut-il comprendre qu’Élise ne pouvait candidater au mieux à qu’une place d’épouse et que son influence n’aurait pu être qu’affective3 ?
6Finalement, en voulant se distinguer des travaux historiques en sciences de l’éducation, l’auteur produit des interprétations problématiques, faute d’une vision claire des trajectoires et des contextes en jeu. L’auteur prend le risque de passer à côté d’éléments essentiels. Opposant ces reliquats d’expérience de la guerre à la question de la coopération, il place cette tension au cœur de la pensée pédagogique de Freinet. À la lecture du livre, l’émergence de celle-ci semble avoir été rapide, linéaire, sans évolutions notables entre l’École de Saint-Paul-de-Vence et celle de Vence. C’est pourtant loin d’être le cas si on l’étudie en prenant en compte les différents réseaux de sociabilité en jeu. L’auteur rate ici un élément fondamental : en creux de la coopération (et de l’« entraide » dont l’auteur ne dit rien), il y a, au préalable, la régénération et la maîtrise de soi des individus, et plus particulièrement du prolétariat. Il s’agit ici d’un problème de philosophie politique que ne peut déceler E. Saint-Fuscien car il enferme régulièrement Freinet dans la peau d’un « praticien anti-intellectuel ».
- 4 Terme utilisé à Vence pour désigner les éducateurs et élèves de cette école, et résidant sur place (...)
- 5 Les références utilisées sont significatives. Rien sur l’histoire du naturisme, qui permet de compr (...)
7En sous-estimant l’histoire locale des réseaux de sociabilité et la manière dont la pensée des Freinet se concrétise dans l’expérience de l’École Freinet de Vence, l’auteur ne réduit-il pas ici les répercussions de l’expérience de la guerre qu’il voulait pourtant mettre au cœur de son ouvrage ? Si E. Saint-Fuscien livre quelques éclairages sur la manière dont cette école, créée dans les années 1930, vit au rythme de la guerre d’Espagne, les premiers autochtones4 n’ont pas de chair, pas de visages et la spécificité de cette nouvelle forme scolaire (école privée, nouvelle, prolétarienne et naturiste) n’est pas évoquée. Pour objectiver la manière dont le contexte de guerre a marqué les esprits et orienté les conduites de Freinet (et plus particulièrement dans cette école), sans doute l’auteur aurait-il pu prêter attention à toute une population d’acteurs, naturistes, théosophes, militants pédagogiques, fondamentalement marqués par la Grande Guerre (qui apparaît comme le point ultime d’une civilisation malade et dégénérée) mais envisageant une nouvelle forme de vie, et qui exercèrent une influence fondamentale dans le quotidien des Freinet, cette recherche d’une nouvelle vie physique, spirituelle, individuelle et collective induisant également de nouvelles manières d’éduquer. La guerre qu’ils mènent alors est tout entière dirigée contre le capitalisme et la vie dégénérée qu’il engendre. Faute d’une mise en intrigue de l’entre-deux-guerres, d’une étude des réseaux de sociabilité et de la prise en compte du contexte local et des relations de proximité, le travail de E. Saint-Fuscien ne peut suffire à cerner la singularité pédagogique et politique des Freinet5.
- 6 L’auteur reproche aux héritiers et aux commentateurs de « retrancher la guerre de sa pédagogie » (p (...)
8Il s’agit au final d’un livre alternant des moments de grande érudition mais également des interprétations discutables sur l’histoire de la pédagogie. Dans l’introduction, l’auteur reconnaît pourtant n’aborder les pratiques pédagogiques que « de biais » et qu’il s’agit d’un objet des sciences de l’éducation. Dans ce projet pourtant stimulant, il critique cependant à plusieurs reprises la vision de Freinet véhiculée par une « certaine science de l’éducation » sans que l’on en sache davantage. Il fait également part des lacunes de certains travaux sur l’histoire de l’Éducation nouvelle qui, en règle générale, sont menés majoritairement par des chercheurs issus de la 70e section6. Les lecteurs avertis seront néanmoins surpris de lire un chapitre intitulé l’« invention pédagogique » (faisant référence au statut de l’inventeur) alors que des recherches récentes (Go, 2007 ; Riondet, 2015, 2016 ; Go & Riondet, à paraître) ont montré que le génie des Freinet n’est pas d’avoir inventé des techniques (qui leur pré-existaient) mais d’avoir créé un système complet à partir de techniques diverses (qu’elles soient pédagogiques, corporelles ou thérapeutiques), issues de contextes différents, pour répondre à un problème pédagogique (le sort des enfants du prolétariat) et politique particulier (la lutte des classes). Sans doute aurait-il fallu publier dans un premier temps un ouvrage à partir du carnet de guerre, sans vouloir tout de suite évoquer une période aussi longue et tumultueuse pour étudier les expériences de la guerre et leurs influences sur une pédagogie Freinet parfois fort mal connue. F. Jacquet-Francillon regrettait en 2005 « l’absence d’une biographie scientifique de grande ampleur » (p. 11), les lecteurs devront en effet encore attendre un peu.