GATHER THURLER Monica, KOLLY OTTIGER Isabelle, LOSEGO Philippe & MAULINI Olivier (dir.). Les directeurs au travail. Une enquête au cœur des établissements scolaires et socio-sanitaires
GATHER THURLER Monica, KOLLY OTTIGER Isabelle, LOSEGO Philippe & MAULINI Olivier (dir.). Les directeurs au travail. Une enquête au cœur des établissements scolaires et socio-sanitaires. Berne : Peter Lang, 2017, 318 p.
Texte intégral
1L’ouvrage rend compte d’une enquête collective auprès d’une soixantaine de directeurs d’établissements scolaires, sociaux et médico-sociaux, dans les cantons suisses de Genève et de Vaud. Diriger de telles structures, c’est réunir en quelque sorte tous les « métiers impossibles » dont parlait Freud, éduquer, soigner et gouverner, rappellent d’abord les auteurs, dans le contexte contemporain d’une nouvelle donne rendant l’établissement bien davantage responsable qu’auparavant de sa gestion et de ses résultats. Les auteurs proposent une plongée dans la réalité du travail des directeurs, ce qui signifie aussi bien prendre en compte l’activité que les attentes non satisfaites ou les empêchements à sa réalisation. Plusieurs méthodologies sont déployées autour de cet objet d’étude : entretiens semi-directifs individuels ; focus groupes ; étude de dossiers et de semainiers, portant trace des classements de l’organisation de l’activité par les directeurs eux-mêmes ; shadowing de certains directeurs, lors d’observations faisant du chercheur une « ombre » de l’enquêté, le suivant dans son quotidien autant que faire se peut pour en restituer les temporalités et la succession des tâches. Une première partie, composée de trois chapitres, donne des résultats permettant d’objectiver un travail si morcelé et dispersé qu’il semble décourager l’analyse. La deuxième partie, intitulée « Le travail à l’épreuve », s’attache à organiser la perception subjective de ce travail.
2La première partie donne, à l’aide des semainiers et d’une comparaison entre ceux-ci et les shadowing, des repères très précis sur le flux d’activités qui constitue le travail de directeur et son organisation. La somme de travail globale – 53 heures 16 min hebdomadaires en moyenne – est largement supérieure à celle de secteurs comparables – 42 heures. On peut, par regroupement, y définir quelques grands ensembles, les directeurs passant par exemple l’équivalent d’une journée hebdomadaire en moyenne en réunions à l’interne, l’équivalent d’une autre journée étant consacrée à des partenaires extérieurs à l’établissement. La moitié du temps de travail est utilisée en collectif, avec des variations entre secteur socio-éducatif et secteur scolaire, où le travail est plus solitaire notamment en ce qui concerne la prise de décision. Mais en termes d’organisation, c’est la dispersion qui prévaut, lorsque l’on remarque le poids des interactions interrompues (6 h 26 min par semaine) et la différence entre la longueur moyenne des tâches estimée dans les semainiers par les directeurs, et celle vécue dans la réalité et observée par les chercheurs – dix fois moindre que prévue. Les chercheurs analysent également la répartition des tâches, suivant qu’ils les identifient dans l’observation comme étant en début, en cours ou en fin d’action, leur difficulté à identifier les fins d’action en disant long sur la dispersion structurelle de ce travail « en miettes ».
3L’analyse se poursuit par l’étude des dossiers, ensemble de tâches permettant précisément d’ordonner le flux, identifiées au travers de post-it rédigés par les directeurs sur demande des chercheurs, permettant de classifier des types d’activités, par finalités et/ou thématiques. Les dossiers mélangent travail réalisé et projeté, ne disent rien de la division du travail qui s’opère en leur sein mais permettent de distinguer trois types d’« éventails de préoccupation », selon que les dossiers concernent – traditionnellement – les relations avec les tutelles, les financements, notamment de nouveaux équipements ou bâtiments, ou les projets ou participations à des réseaux de collaborations professionnelles. Cette approche stimulante semble laisser un peu de côté la donne numérique, les dossiers apparaissant davantage dans l’enquête dans leur matérialité administrative (armoires, papiers) que sur les ordinateurs, constituant peut-être un certain angle mort de ce travail polymorphe.
4Enfin, un troisième chapitre permet de confronter les représentations que les directeurs ont de leur rôle, façonnées par diverses « perceptions, croyances, aspirations », à la réalité de leur travail. L’entrée dans le métier, tantôt décrite comme un « défi à relever », le fruit d’une conjonction de hasards, ou en continuité avec du militantisme, a des répercussions sur la manière dont le métier fait sens. Quelles sont les priorités des directeurs, pris dans des évolutions multiples et parfois contradictoires de leur contexte d’exercice, et se vivant aussi comme intermédiaires entre la pression des usagers et celle des hiérarchies de tutelle ? Les auteurs en repèrent trois : donner de la cohérence à leur action, produire et maîtriser l’information, de manière à s’en servir pour objectiver les situations difficiles et documenter les litiges éventuels, et, enfin, assurer la stabilité de l’établissement dont ils ont la charge, au travers de diverses recherches d’alliances, et dans la préoccupation du maintien d’un climat suffisamment bon. Pour ce faire, ils cherchent à affirmer une légitimité qui s’appuie prioritairement sur le recours aux règles, du respect desquelles ils se sentent responsables, tout en faisant face à des dilemmes éthiques pouvant conduire à des « désobéissances assumées » et, quand il le faut, à des ordres qu’ils déjugent. Il leur faut également doser à bon escient le contrôle qu’ils exercent eux-mêmes sur leurs subordonnés, dont le climat d’établissement est largement débiteur.
5La deuxième partie du texte se consacre à nommer et analyser six contradictions structurelles faisant « épreuves », chacune d’entre elles comportant plusieurs dimensions différentes, identifiées à partir des entretiens et validées par les focus groupes. La première, « des urgences ralentissantes », concerne le rapport au temps, et la contention plus ou moins possible d’un sentiment de débordement permanent, pouvant atteindre la vie privée. La dernière, une « autonomie contraignante », montre comment le rapport à des tutelles hybrides, à la fois prescriptrices de règles et d’efficacité, ouvre des marges d’actions elles-mêmes limitées mais cependant investies avec pragmatisme. Les quatre autres épreuves sont relationnelles. Des « partenariats défiants » évoquent l’instabilité des relations avec les usagers mises à l’épreuve de situations parfois exceptionnelles et tragiques, mais aussi de divers problèmes récurrents et vécus comme insolubles, comme les incivilités ou l’échec scolaire. L’épreuve de l’« exigence reconnaissante » confronte les directeurs à la nécessité de reconnaître le leadership informel de leurs collaborateurs tout en affirmant le leur, d’équilibrer injonctions aux changements dont ils sont les « sherpas », suivant une expression de Guy Pelletier, et protection d’une stabilité nécessaire aux pratiques. La « communication stratégique » consiste à défendre la réputation d’un établissement, tout en essayant de rester loyal dans les informations données, un objectif mythique mais structurant. Enfin, le « pouvoir de service » exercé par les directeurs se doit de concilier le rôle d’autorité et le pouvoir des usagers, et de trouver la bonne distance avec de multiples interlocuteurs, sans pour autant disposer d’une expertise affirmée. Découpée en petits chapitres faciles à lire et largement illustrée par des portraits de directeurs et extraits d’entretiens, cette partie est à la fois convaincante et un peu frustrante, la nomination des épreuves prenant le pas sur une analyse permettant de différencier les réponses des directeurs, et éventuellement d’en contraster les issues.
6Au total, ce livre est important à plusieurs titres. Érudit en conversation avec de nombreux ouvrages de sciences sociales portant sur le travail, les organisations et les cadres dans les sociétés de la modernité, il est d’abord une belle invitation à la lecture. En lien constant avec les travaux sur le leadership, l’enquête conséquente dont il rend compte décentre néanmoins la perspective de manière à le connecter avec le travail réel. Il parvient à s’approcher au plus près d’un « travail en miettes », grâce à beaucoup d’inventivité méthodologique et à des catégories d’analyse dont on peut malgré tout regretter qu’elles ne s’unifient pas assez pour favoriser une lecture englobante de l’ensemble de l’ouvrage. Par ailleurs, le choix de procéder surtout par décompositions analytiques laisse quelque peu dans l’ombre l’articulation des épreuves dans une même expérience de direction, ce qui aurait pu permettre d’en faire un bilan à hauteur des individus eux-mêmes… Mais au total, et à un moment où les rhétoriques bien huilées du nouveau management public prétendent décrire la réalité des organisations éducatives, le livre parvient à dresser un tableau alternatif, où les règles, la protection et les préoccupations relationnelles ont au moins autant d’importance que les résultats, l’innovation et les projets stratégiques. Il rend également justice, en le rendant visible et compréhensible, à un métier d’« intermédiaire », parfois porteur de fortes satisfactions relationnelles, mais aussi du sentiment bien plus ambivalent de devoir assumer, quoi qu’il en coûte, les contradictions d’une organisation hybride.
Pour citer cet article
Référence papier
Anne Barrère, « GATHER THURLER Monica, KOLLY OTTIGER Isabelle, LOSEGO Philippe & MAULINI Olivier (dir.). Les directeurs au travail. Une enquête au cœur des établissements scolaires et socio-sanitaires », Revue française de pédagogie, 197 | 2016, 140-142.
Référence électronique
Anne Barrère, « GATHER THURLER Monica, KOLLY OTTIGER Isabelle, LOSEGO Philippe & MAULINI Olivier (dir.). Les directeurs au travail. Une enquête au cœur des établissements scolaires et socio-sanitaires », Revue française de pédagogie [En ligne], 197 | 2016, mis en ligne le 31 décembre 2016, consulté le 09 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rfp/5178 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rfp.5178
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page