1Ce livre est un ouvrage collectif auquel ont participé quatorze auteurs. Il traite de ce qui est nommé ici « l’école première », terme générique désignant l’institution chargée des enfants avant l’école élémentaire et qui correspond en France à l’école maternelle. Les auteurs viennent de champs disciplinaires divers : pédagogie, didactique, sciences de l’éducation, sociologie, psychologie. Plusieurs ont été formateurs des professionnels de l’école première, voire enseignants au sein de ces écoles.
2Les neuf contributions sont fédérées par une problématique commune : la question de l’évaluation au sein des écoles premières contemporaines. Le point fort de cet ouvrage, qui fait toute son originalité et son indéniable apport, est de traiter cette question dans quatre zones géographiques : la France, la Suisse romande, la Belgique francophone et l’Italie. Ce choix permet de proposer une réflexion transnationale sur les évolutions récentes de ces écoles.
3Si la logique de « scolarisation » de l’école maternelle française est de plus en plus documentée (Garnier, 2016 ; Leroy, à paraître), cet ouvrage a le mérite de confirmer qu’une logique de schoolification (Garnier, 2016 ; Kaga, Benett & Moss, 2010) des institutions préscolaires existe bien au-delà de nos frontières, étant ici attestée dans les quatre zones. Dans chacune d’elles, l’école première est de plus en plus chargée de dispenser des apprentissages premiers, visant à permettre aux enfants-élèves de réussir leur scolarité future. Des mouvements d’intégration des écoles premières aux systèmes éducatifs se mettent en œuvre, notamment par des refontes curriculaires. Les écoles premières sont d’autant plus investies que les systèmes éducatifs peinent à former l’ensemble des élèves, dans un contexte de chômage de masse. C’est ainsi que ces évolutions scolarisantes sont également à corréler aux nouvelles modalités de gestion des politiques publiques, marquées par la préoccupation de l’efficacité, de la réduction des dépenses publiques et de la rentabilité. Le présent ouvrage peut être considéré comme une étude de ce mouvement transnational de schoolification par l’entrée des bougés qu’il induit sur la question de l’évaluation.
4Pour chacun des chapitres, nous nous proposons maintenant d’énoncer quelques points saillants, quelques problématisations-clés, forcément en nombre limité. Deux contributions abordent la situation de la France. En premier lieu, Pascale Garnier et Aline Blanchouin montrent les liens entre scolarisation de l’école maternelle et évaluation, la scolarisation allant de pair avec une montée en puissance d’un jugement évaluatif de type scolaire sur l’école maternelle et sur l’enfant, au détriment d’autres jugements possibles (concernant le bien-être notamment). Christophe Joigneaux montre, quant à lui, le primat de pratiques d’évaluations sur le court terme, liées à une démarche de l’après-coup indissociable de l’utilisation de fiches, dans la suite de ses travaux antérieurs (Joigneaux, 2009). Il l’oppose à une évaluation sur le long terme, plus développementale, passant par l’étayage et la nécessaire évaluation de ce dernier.
5En Suisse romande, malgré un système éducatif moins centralisé qu’en France, des transformations curriculaires scolarisantes sont aussi à l’œuvre. La contribution d’Anne Meyer restitue ce processus dans sa dimension historique et analyse les nouvelles caractéristiques de l’évaluation, du curriculum formel au curriculum réel. Une certaine variété est attestée au niveau des pratiques. Ainsi, Anne Clerc-Georgy et Isabelle Truffer Moreau montrent-elles l’existence de tensions entre des évaluations fragmentées portant sur des points précis et ce que les enseignantes jugent déterminant pour la suite de la scolarité. En continuité, Carole Veuthey et Géry Marcoux mettent en lumière l’émergence sur le terrain d’une évaluation visant à produire des traces pour les parents et la hiérarchie, et non plus à réguler l’enseignement.
6Sébastien Schetgen montre comment une logique scolarisante s’est également peu à peu imposée en Belgique francophone, remettant en partie en cause les approches frœbélienne, montessorienne et decrolyenne qui s’étaient jadis successivement imposées. Charlotte Bouko et Sylvie Van Lint ont quant à elles mené une recherche-action visant à faire évoluer les représentations des enseignants sur la question du redoublement, lequel perdure dans l’école maternelle belge, malgré les nombreuses recherches attestant son inefficacité.
7Concernant l’Italie, Paolo Calidoni montre les tensions qui existent entre une conception souple et formative de l’évaluation et une approche plus centrée sur les résultats et marquée par une recherche d’exhaustivité (check-list). Cette approche semble gagner du terrain, du moins au niveau des prescriptions. Toujours en Italie, Teresa Grange a mis en œuvre une recherche participative permettant de dégager des tensions dans les représentations enseignantes de l’évaluation. Olivier Maulini défend en conclusion la nécessité d’articuler – et non d’opposer – deux approches de la préscolarisation : l’approche protectrice de l’enfant et l’approche préparatrice au monde tel qu’il est.
8In fine, de nombreuses contributions semblent aboutir à un paradoxe. Prescrite dans un objectif d’efficacité, l’évaluation pourrait la desservir très directement (mise au second plan des compétences transversales, déclin du temps d’enseignement par rapport au temps d’évaluation, modification des pratiques d’enseignement pour qu’elles « collent » aux nouvelles pratiques évaluatrices, etc.).
9Pour conclure, malgré les indéniables qualités de cet ouvrage soulignées précédemment, on peut peut-être regretter certaines redites d’une contribution à l’autre, ainsi que certaines thématiques retrouvées d’un chapitre à l’autre, même si cela est en partie dû au fait que les écoles premières des différentes zones étudiées ont des caractéristiques communes. Plus fondamentalement, peut-être l’ouvrage aurait-il parfois gagné à poser davantage la question des représentations de l’enfant indissociables de ces prescriptions d’évaluation précoce. N’y a-t-il pas là la figure d’un enfant très tôt responsabilisé par rapport à sa réussite scolaire ? Ne s’agit-il pas plus généralement d’un enfant-sujet faisant très jeune l’épreuve de l’individualisation par la construction et la responsabilité de soi ? En somme : quel bilan sociologique, au sens d’une sociologie de l’enfance, tirer de ces pratiques évaluatives scolarisantes ? Du même coup, l’ouvrage aurait pu s’enrichir à poser la question de la manière dont s’incarne le rapport évaluatif adulte/enfant, en classe. Plusieurs contributions posent la question des risques de stigmatisation, d’étiquetages, mais ils ne sont le plus souvent abordés que sous un angle plutôt théorique. Des observations en classe, de nature ethnographique, auraient ici permis d’étudier le rapport évaluatif dans son empirie et dans le vécu de la relation adulte/enfant. Recueillir le point de vue des enfants sur les pratiques évaluatives aurait ici trouvé tout son sens, dans la continuité méthodologique de plusieurs travaux récents (Garnier & Rayna, 2017).