MARTIN Jean-Paul. La Ligue de l’enseignement. Une histoire politique (1866-2016)
MARTIN Jean-Paul. La Ligue de l’enseignement. Une histoire politique (1866-2016). Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2016, 606 p.
Texte intégral
1L’ouvrage de Jean-Paul Martin, écrit en collaboration avec Frédéric Chateigner et Joël Roman, retrace les 150 ans de l’histoire de la Ligue de l’enseignement (1866-2016). Il constituera assurément pendant de nombreuses années une référence capitale et incontournable pour qui s’intéresse à l’aventure de ce mouvement, de ses idées et du contexte politique et social dans lequel il a évolué. Jean-Paul Martin fait depuis longtemps partie des fins connaisseurs de la Ligue. Avec cet ouvrage, l’auteur franchit une nouvelle étape en mettant à disposition du lecteur et du chercheur une somme considérable de données précises, d’analyses rigoureuses et de riches mises en perspectives. La réussite essentielle de ce livre réside dans la volonté conjointe de montrer comment évolue la Ligue en interne, révélant les débats et controverses qui animent le mouvement, mais aussi et surtout, comment elle est travaillée par les évolutions du monde dans lequel elle se construit et se développe. Cet ouvrage s’intéresse bien évidemment à la Ligue, mais c’est aussi un remarquable outil de compréhension de l’histoire politique et sociale de ces 150 dernières années, mettant notamment au jour les jeux complexes d’influence des grands événements (guerres, changement politique, mouvements sociaux…).
2Un des grands intérêts de l’ouvrage réside dans le souci de montrer de manière fine comment la Ligue s’organise et s’implante dans l’espace politique français. Mais au-delà de l’exposé de cette structuration progressive et des enjeux institutionnels qui lui sont attachés, l’auteur choisit de présenter une histoire incarnée. On suit ainsi plusieurs acteurs et dirigeants de premier ordre (Jean Macé, Ferdinand Buisson, Léon Bourgeois, Albert Bayet…), en découvrant les contradictions auxquelles ils sont constamment confrontés et, surtout, les évolutions de leur pensée. La présentation par exemple de la transformation de la conception de la laïcité d’Albert Bayet (président de la Ligue de 1946 à 1959), entre 1939 et 1958, passant de l’idée d’une laïcité assimilée au rationalisme scientifique à une conception dans laquelle il distingue très nettement les deux termes, indique de manière magistrale comment une pensée évolue, se transforme dans un contexte historique donné, et comment s’élaborent certaines formes d’accommodements intellectuels et idéologiques.
3L’ouvrage est construit en trois parties recouvrant trois grandes périodes : 1866-1914, 1914-1958, 1958-2016. Outre cette approche chronologique, Jean-Paul Martin, accompagné dans sa démarche par Frédéric Chateigner et Joël Roman, propose des arrêts thématiques qui permettent d’approfondir certaines questions particulières : invention de la laïcité française, place de la Ligue dans l’accompagnement de la mise en place de la République, interrogations sur le modèle associatif laïque…
4L’introduction dépasse les cadres habituels de problématisation et de présentation du sommaire, pour évoquer le positionnement de l’auteur, qui croisa à titre personnel les activités de la Ligue. Cet avant-propos est essentiel en ce qu’il permet à Jean-Paul Martin de préciser son point de vue et de montrer clairement en quoi son projet relève pleinement de la démarche scientifique de l’historien.
5La première partie, consacrée aux débuts de la Ligue, explique comment on passe d’un mouvement d’opinion à une phase de structuration organisationnelle, en tissant des liens profonds avec l’État, en particulier l’État enseignant. Cet exposé accorde bien entendu une place de choix à la figure du fondateur, Jean Macé. Cette partie permet de repérer en particulier en quoi les origines expliquent pour partie l’histoire du mouvement. C’est ainsi que le parcours de Jean Macé présenté dans le chapitre 1 révèle une défiance à l’égard de l’État centralisé, qui apparaît susceptible de freiner les initiatives individuelles, ainsi qu’un discours militant sur les vertus de la modération : « la sagesse dans la raison, la mesure dans l’acte, le respect du droit d’autrui dans la lutte au nom de son propre droit » (Macé, 1848, cité par Martin, p. 37). On comprend de la sorte les bases de ce que sera ce « modèle associatif laïque » que Jean-Paul Martin a caractérisé et théorisé. Ce modèle est fondé sur la mise en évidence d’une conception individualiste soustrayant chacun au jeu d’une emprise totale de l’organisation, et de l’idée d’une double nature, privée et publique, de l’association laïque permettant la recherche continuelle de l’intérêt général. Il s’agit enfin de définir un lien particulier avec l’État, résumé par une fameuse formule prononcée par Jean Macé en 1886 : « Tout d’abord, la Ligue doit marcher devant le gouvernement pour préparer la voie aux réformes que nous voulons […]. Mais quand la loi a été votée, nous devons nous tenir derrière lui, afin de veiller à ce que la loi soit exécutée » (cité par Martin, p. 186). Cette première partie donne également à voir les débats, parfois rudes, qui opposent les fondateurs de la Ligue sur la place de la laïcité (en particulier dans le cadre du mouvement du Sou contre l’ignorance, grande pétition organisée en 1871-1872 pour défendre en un premier temps l’idée de gratuité et d’obligation scolaire) ou sur la place des préoccupations d’éducation militaire, ainsi que sur certains termes de la devise initiale de la Ligue « pour la patrie, par le livre et par l’épée », la référence à l’épée apparaissant pour certains comme une menace insupportable à l’égard des peuples étrangers. Ce n’est pas le moindre intérêt de cet ouvrage, que de rendre compte de ces vives controverses qui révèlent une organisation en mouvement, en perpétuelle interrogation sur ses objectifs et ses stratégies.
6La deuxième partie montre une Ligue peaufinant son organisation, avec cette structuration progressive particulièrement originale, à la fois horizontale, à travers la création des fédérations départementales (Fédérations des œuvres laïques [FOL]), et verticale, par le biais de sections spécialisées nationales : les UFO (Union française des œuvres). On saisit ainsi tout à la fois les questions posées par les projets d’organisation démocratique des FOL, leurs liens avec le monde politique, tout en notant l’extrême diversité des actions de la Ligue, révélée par la richesse des domaines d’intervention des UFO : activités physiques et sportives, artistiques (en particulier musicales et théâtrales), cinéma éducateur, colonies de vacances, tourisme populaire… (voir le chapitre de Frédéric Chateigner). Jean-Paul Martin montre là encore les effets du contexte historique et politique sur les positions défendues par la Ligue (effets des guerres, de l’avènement du Front populaire, avec le rôle essentiel joué par le ministre Jean Zay…). La puissance de la Ligue est considérable pendant cette période. Elle est dans une situation favorable, du fait de la présence en son sein de nombreux instituteurs mis à disposition, et de liens forts avec des organismes bien installés, en particulier le SNI (Syndicat national des instituteurs). La fin de la période est toutefois marquée par une forte désillusion, du fait de la Loi Debré de 1959, qui met à mal la conception de la laïcité de l’école défendue par la Ligue.
7La troisième partie de l’ouvrage montre les évolutions récentes de la Ligue de l’enseignement, en particulier les réflexions menées dans le contexte politique du début des années 1980, avec les espoirs nés de la victoire attendue de la gauche, vite déçus par l’échec de la loi Savary sur l’enseignement privé. Tout comme l’épisode de la loi Debré, cet événement transforme durablement la manière dont la Ligue conçoit son rôle dans la société, réinterrogeant les fondements idéologiques, politiques et associatifs de ses engagements. Le thème de la laïcité est au cœur de ces évolutions. Jean-Paul Martin propose une analyse très éclairante à ce propos, révélant le passage d’une logique anticléricale longtemps affichée à une conception favorisant l’idée d’un pluralisme des idées, dans un contexte de réappropriation de la loi de 1905, alors que la référence à la laïcité avait jusqu’alors été essentiellement établie à travers le prisme des lois scolaires de la fin du xixe siècle. L’auteur montre ainsi comment la Ligue change en quelque sorte d’ennemi dans les années 1990, substituant au cléricalisme le néo-libéralisme triomphant. Un extrait du rapport de 1989 du secrétaire national de la Ligue, Michel Morineau, illustre bien ce changement : « Nous avons accepté de reconnaître à l’encontre de l’opinion dominante des laïques du xixe siècle que les religions dans la société française sécularisée ne sont plus des facteurs de division » (cité par Martin, p. 405). Il est ainsi possible de reconnaître « le droit aux racines, y compris religieuses » (cité par Martin, p. 405). On comprend alors la position d’ouverture affichée par la Ligue à l’égard de différentes formes d’expression de l’Islam dans la société française, dans un contexte souvent tendu, au cœur de controverses parfois violentes.
8Autre évolution majeure durant cette dernière période, l’effondrement du modèle associatif laïque qui, d’après l’auteur, conduit la Ligue à se rallier à la thématique de la société civile en incarnant un nouveau modèle d’action collective, révélant une nouvelle fois la capacité de ce mouvement à s’adapter continuellement aux transformations du monde politique et social.
9Cet ouvrage devrait susciter l’intérêt de nombreux lecteurs, bien entendu ceux qui à un moment ou à un autre de leur vie ont croisé la route de la Ligue de l’enseignement, ceux qui s’intéressent à l’histoire de l’éducation populaire, du monde associatif, mais aussi et surtout, les chercheurs, qui trouveront dans ce travail gigantesque l’occasion de construire de nouveaux champs de recherche, de nouvelles problématiques, et de poursuivre les investigations qu’un tel travail invite implicitement à mener.
Pour citer cet article
Référence papier
Jean-Yves Seguy, « MARTIN Jean-Paul. La Ligue de l’enseignement. Une histoire politique (1866-2016) », Revue française de pédagogie, 196 | 2016, 162-164.
Référence électronique
Jean-Yves Seguy, « MARTIN Jean-Paul. La Ligue de l’enseignement. Une histoire politique (1866-2016) », Revue française de pédagogie [En ligne], 196 | 2016, mis en ligne le 30 septembre 2016, consulté le 12 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rfp/5114 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rfp.5114
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