1L’ouvrage de Chantal Berthoud, tiré d’une thèse de doctorat, aborde, à travers l’histoire de la création du cycle d’orientation de Genève, le ressort d’une transformation radicale du système scolaire à Genève au xxe siècle.
2Imposant par ses dimensions (650 pages), l’ouvrage l’est aussi par la richesse de sa documentation. Dans une section finale, qui s’ouvre avec une remarquable postface de Christian Alain Muller, le lecteur trouvera une chronologie, un index des personnes interviewées et une liste alphabétique des références bibliographiques : il n’y manque qu’un index des noms propres et un index des mots matières qui auraient été bien utiles pour une consultation thématique de ce gros volume dont le plan est chronologique.
3La thèse principale qui tient lieu de fil directeur de l’ouvrage consiste à montrer de quelle façon le cycle d’orientation a rendu obligatoire la fréquentation d’une école secondaire après l’école primaire et placé la culture générale au cœur de son enseignement.
4À première vue, on pourrait s’étonner que l’auteur fasse débuter le large empan historique de son étude dès 1927, alors que c’est seulement en 1962 que le Grand Conseil genevois institua pour tous les enfants de 12 à 15 ans un enseignement obligatoire de type secondaire, donnant naissance au « Cycle d’orientation de l’enseignement secondaire genevois ». Mais précisément, l’originalité de la démarche de Chantal Berthoud consiste à mettre au jour la genèse d’une « école moyenne » entre 1927 et 1961 pour mieux en analyser les traits constitutifs.
5Sur la base des acquis de la thèse de Charles Magnin (1997), Chantal Berthoud montre que les milieux psycho-pédagogiques genevois, autour de figures telles que Jean Piaget, avaient préparé les esprits à cette réforme, même si c’est la volonté de maintenir les effectifs de l’enseignement secondaire qui agit avec le plus de puissance face à une école primaire en pleine croissance. C’est dans cet environnement concurrentiel que Chantal Berthoud situe la montée en puissance de la question de l’orientation. Au moment où l’école secondaire se trouvait en passe de devenir l’école obligatoire de tous les enfants, il convenait d’étudier les caractères, les aptitudes et les besoins de tous les élèves afin de les orienter.
6Si le cycle d’orientation tarda à être institué faute d’accord sur ses finalités, les années 1940 furent celles de petits pas. Chantal Berthoud, à partir d’une patiente recension des circulaires officielles et des brochures données aux parents durant cette période, met au jour les progrès d’une conception de l’orientation qui prévoyait que « la “voie normale” des études était l’enseignement secondaire inférieur et que les classes de préapprentissage étaient réservées aux élèves qui étaient incapables d’aller dans l’enseignement secondaire » (p. 97). Par son article 29, la loi de 1940 encourageait les élèves méritants à quitter l’école primaire pour entreprendre des études secondaires.
7Si la loi de 1940 joua le rôle d’une impulsion donnée à un mouvement général, l’absence de réforme d’ensemble trahit la faiblesse de la volonté politique : on cherche vainement des arguments de portée générale, tels que la nécessité d’élever le niveau de formation de l’ensemble de la population ou le projet d’un processus d’orientation se déroulant sur plusieurs années pour mieux dépister les aptitudes et les goûts des élèves. Robert Dottrens, co-fondateur, avec Jean Piaget, du Bureau international d’éducation en 1929, qualifia même la loi de 1940 de « fausse démocratisation de la culture » (p. 105).
8Dans les chapitres suivants, Chantal Berthoud se propose d’examiner le lien entre les débats politiques et pédagogiques qui ont entouré l’école moyenne durant la première moitié du xxe siècle et l’élaboration de la réforme effective des années 1960. On sait qu’en France, la réforme du collège unique des années 1970 ne correspondit que très partiellement et même quasiment fortuitement à celle, imaginée entre les deux guerres, de l’école unique (Garnier, 2008). En Suisse, l’un des principaux acquis de la période antérieure est qu’après la guerre, il n’était plus possible de repousser la réforme de l’enseignement secondaire. Les arrêtés votés entre 1946 et 1949 jouèrent la fonction d’un travail préparatoire à la mise sur pied d’une réelle réforme des structures institutionnelles, fondé sur les constats des chercheurs en sciences de l’éducation qu’avait consultés Albert Picot, chargé du ministère de l’Éducation genevois après 1945 : l’orientation scolaire y était devenue une question centrale, à côté des relations entre l’institution scolaire et les parents, des rapports entre les enseignants et les élèves, de la formation du corps enseignant secondaire et des méthodes pédagogiques utilisées.
9Comme ailleurs en Europe, la finalité de l’école apparaît consister de plus en plus à permettre à chacun de développer ses aptitudes, quels que soient la classe sociale et le sexe auxquels il appartient. Sur fond de croissance économique et démographique, l’appareil de formation de la jeunesse devait préparer les générations à leurs fonctions de travailleurs et de citoyens. La vague démographique de l’après-guerre et « l’explosion scolaire » qui s’ensuivit fondèrent le puissant appel d’une large ouverture de l’enseignement secondaire aux jeunes de toutes origines. Chantal Berthoud montre dans quelles conditions, à « l’école secondaire », se substitua « l’école du second degré », dans les esprits, avant de l’être dans les faits. Il s’agissait d’une profonde mutation, caractérisée par l’équivalence entre les différentes filières prêtes à accueillir une élite désormais plurielle, le renoncement aux critères méritocratiques de sélection et la reconnaissance de la diversité des aptitudes. L’institution scolaire s’est trouvée sommée d’orienter ses élèves afin de diminuer la proportion de ceux qui entraient dans la vie active sans formation. L’arrivée du radical Alfred Borel à la tête du Département d’instruction publique en 1954 ouvrit la voie à ce nouvel élan de démocratisation scolaire, non sans imposer une conciliation avec la vocation de l’enseignement secondaire à recruter les élites de la société. Et c’est encore à l’orientation qu’est confiée la tâche de concilier les objectifs apparemment contradictoires : ne pas compromettre la formation de l’élite tout en répondant à la demande sociale des familles et aux besoins de l’économie d’un élargissement des scolarités secondaires au plus grand nombre.
10Modeste à ses débuts, le cycle d’orientation fut condamné à s’agrandir jusqu’en 1969 pour permettre enfin la scolarisation simultanée de tous les élèves de 12 à 15 ans des collèges de Genève dans un cycle qui devait à la fois se différencier de l’école primaire et créer son territoire au sein de l’enseignement secondaire. Le premier directeur général du cycle d’orientation, Robert Hari, sensible aux recommandations internationales et aux modèles étrangers, devait composer avec la Loi sur l’instruction publique genevoise. Chantal Berthoud s’attarde aux méandres et aux embûches auxquels les pionniers du cycle d’orientation durent faire face jusqu’à la promulgation de nouveaux articles de la Loi sur l’instruction publique genevoise en 1977. Il y était requis de donner à tous les élèves des chances égales en prenant toutes mesures propres à « neutraliser la part des inégalités de réussite scolaire imputables aux différences de milieu social et culturel » (p. 364). Genève était alors la seule collectivité au monde à formuler aussi explicitement l’objectif de l’égalisation des chances sociales d’accès à l’éducation.
11Le travail des pionniers du cycle d’orientation a permis, selon Chantal Berthoud, d’anticiper les mutations du travail enseignant durant la décennie 1970. De fait, les transformations qui affectent la société d’alors ont modifié les responsabilités des enseignants, en exigeant d’eux des qualifications plus élevées, sur le plan des connaissances scientifiques et techniques, mais aussi sur celui des méthodes pédagogiques. En 1971, le Conseil d’État genevois préconise que le professeur, « disponible et ouvert au monde [soit] homme autant que professeur », faute de quoi l’élève ne voudrait pas le considérer comme un « interlocuteur valable, c’est-à-dire comme un adulte à part entière » (p. 402). Or les acteurs du cycle d’orientation avaient donné un nouveau rôle au corps enseignant, en faveur d’une ouverture vers les familles, mais aussi vers le monde extérieur, économique et social. De plus, le cycle d’orientation conduit les enseignants à participer activement à l’orientation des élèves dans un esprit de « réforme permanente » (p. 426).
12Chemin faisant, le cycle d’orientation, s’il a survécu aux attaques incessantes dont il fit l’objet à partir de 1970, s’est peu à peu enfermé dans une forme de solitude. Si la philosophie sociale et pédagogique portée à ses débuts avait correspondu aux attentes des différents milieux, il en vint petit à petit à être perçu comme « révolutionnaire ». Le cycle d’orientation, d’abord unanimement célébré, gagna des adversaires, peut-être pour avoir eu raison contre beaucoup de voix conservatrices.
13Face aux critiques, le cycle d’orientation est peu à peu devenu un empire intouchable, gouverné par un directeur jaloux de ses prérogatives. Une crise de confiance s’ouvrit à propos de sa capacité à réaliser les espoirs démesurés dont il avait été investi. En outre, le noyau d’enseignants des débuts, portés par l’enthousiasme et la créativité de Robert Hari, fit place à un corps enseignant plus individualiste et davantage soumis à l’inscription désormais effective du cycle d’orientation dans le paysage secondaire.
14En définitive, Chantal Berthoud conclut qu’à la fin du xxe siècle, le cycle d’orientation genevois s’est « définitivement éloigné du rêve d’une école du second degré dispensant à tous les élèves âgés de 12 à 15 ans une culture générale commune et garantissant une réforme permanente de l’école » (p. 593). Prenant le virage du pragmatisme, sa direction a abandonné l’idée d’un projet global au profit de l’élaboration de projets d’établissements des collèges concernés. Les fondateurs du cycle d’orientation, qui voulaient diriger le plus d’élèves possible vers les études longues, n’avaient cessé de mettre la culture intellectuelle au cœur des enseignements : Robert Hari et ses compagnons ont sous-estimé l’obligation de recourir à une pédagogie adaptée aux élèves par des méthodes différenciées. Dès lors, l’hétérogénéité des publics de l’école n’est pas suffisamment prise en compte, même si les résultats des élèves du canton de Genève sont aujourd’hui parmi les meilleurs de Suisse. La montée du chômage dans les années 2010 a, de surcroît, obligé à reconsidérer l’objectif de conduire une majorité d’élèves vers des études générales longues, au profit d’orientations plus diversifiées professionnellement.
15Contribution majeure à l’histoire contemporaine de l’éducation à Genève, ce livre traite une question dont la portée dépasse largement les frontières du canton de Genève et de la Suisse, celle des conditions du développement de la scolarité secondaire avant et après la seconde guerre mondiale en Europe et dans le monde occidental, sous la forme initiale d’une démocratisation rampante puis menée à marche forcée, entre croissance économique de l’après-guerre, volonté politique de changer la composition sociale des élites et mutation des relations internationales. Si l’ouvrage est appelé à devenir une référence incontournable pour les historiens de l’éducation en Suisse et plus particulièrement à Genève, il ne fait aucun doute qu’il constitue un précieux outil pour tout historien de l’éducation européen désireux de mettre ses connaissances et ses hypothèses à l’épreuve du comparatisme avec la Suisse.