BOUBÉE N. & TRICOT A. (2011). L’activité informationnelle juvénile. Paris : Hermès.
CORDIER Anne. Grandir connectés. Les adolescents et la recherche d’information
CORDIER Anne. Grandir connectés. Les adolescents et la recherche d’information. Caen : C&F éditions, 2015, 304 p.
Texte intégral
1L’ouvrage d’Anne Cordier, Grandir connectés. Les adolescents et la recherche d’information, part du constat, largement partagé, d’une déstabilisation de la logique traditionnelle d’enseignement, notamment du fait de la numérisation de l’environnement informationnel des individus. Cependant, là où l’ouvrage se démarque des discours prophétiques ou catastrophistes, qui fleurissent sur l’école « désenchantée » ou sur les promesses d’un nouvel âge d’or d’une école numérique inclusive, c’est par son ancrage solide dans l’enquête de terrain. C’est pour donner la possibilité d’un discours « laïcisé », qui se tiendrait « à égale distance des croyances quasi religieuses dont on affuble les nouvelles technologies et de l’hostilité qu’elles provoquent souvent par réaction » (p. 16), qu’Anne Cordier tient à donner la parole aux adolescents.
2Anne Cordier les connaît bien, ces adolescents, pour les avoir fréquentés d’abord en tant que professeur-documentaliste dans son Centre de documentation et d’information (CDI), puis surtout dans ses recherches en sciences de l’information et de la communication. Elle leur donne effectivement la parole, leur laissant le temps d’exprimer leur rapport complexe au numérique, à l’information, à la technique, c’est-à-dire finalement à ce qui médiatise très largement leur rapport au monde. Pour cela, Anne Cordier a opté pour une recherche « écologique », ancrée dans les CDI, combinant l’observation des pratiques (avec un recueil des traces de l’activité) et des entretiens individuels et collectifs, empruntant parfois à l’entretien d’explicitation, « cherchant à cerner les imaginaires des élèves sur Internet et l’information ».
3Donner la parole aux adolescents, c’est aussi rompre avec le modèle dominant expert-novice, déjà dénoncé par Nicole Boubée et André Tricot (2011), qui hiérarchise les pratiques sur le Web… en légitimant naturellement celles des professionnels : sans survaloriser les pratiques des adolescents, il s’agit ici de s’intéresser à ce qu’ils font effectivement, plus qu’à ce qu’ils ne font pas.
4Dans la tension, constitutive du Web, entre conversation/communication d’une part et contenu/information d’autre part, c’est bien le second qui intéresse Anne Cordier. L’enquête est ancrée dans les CDI des établissements du secondaire. Ce sont bien les pratiques de recherche de l’information qui constituent le cœur du propos d’Anne Cordier : recherche d’information en milieu scolaire, sous le regard (parfois normatif) des enseignants, mais aussi toutes ces pratiques personnelles d’adolescents curieux, qui cherchent à s’informer sur le monde. C’est à partir d’elles que sont analysées les tensions et hybridations entre pratiques et imaginaires sociaux et scolaires.
5Son propos intéresse au premier chef les sciences de l’éducation : les pratiques numériques scolaires des élèves sont d’autant mieux mises en relief que l’information-communication, discipline de l’auteur, se sent légitime à analyser certaines scènes sociales (amicales, familiales) que les sciences de l’éducation n’osent parfois pas aborder frontalement.
6Un premier chapitre précise les conditions méthodologiques de l’enquête qualitative, qui se doit d’être à la fois ouverte et rigoureuse pour construire un discours qui donne la parole aux jeunes : pari risqué – et réussi – que de faire émerger leur discours sans que le discours de recherche ne se retranche, voire ne disparaisse derrière celui des jeunes. Le deuxième chapitre discute de la manière dont les adolescents perçoivent et vivent les discours injonctifs sur leur génération, les « natifs numériques » ou la « génération Y ». Un troisième chapitre montre comment le numérique affecte l’univers familial, personnel, ludique et amical des jeunes, comment leur « vie numérique » s’articule autour de cette « société du savoir » dont on entend souvent qu’elle remettrait en cause la place même de l’école, des maîtres, etc. De telles analyses résistent finalement assez mal à l’épreuve du terrain. Le dernier chapitre se centre plus précisément sur l’information et les pratiques informationnelles des jeunes… qui ne sont pas que numériques mais résolument multimédiatiques.
7L’ouvrage, au fond, lutte contre les lieux communs, fournissant de ce fait des pistes aux pédagogues et aux chercheurs, pour mieux comprendre les jeunes, mieux saisir ce qui relève parfois d’idées préconçues sur les élèves et sur leurs pratiques numériques dans les dispositifs pédagogiques.
8Ainsi, ces adolescents ne se sentent pas tous experts ou compétents, comme ce collégien : « Internet, j’aime pas. Mais alors quand je dis que j’aime pas c’est pas du tout. Je trouve ça nul ». Ces adolescents ne sont pas dupes des regards qu’on porte sur eux et des discours sur leurs pratiques : l’un d’eux se moque des clichés véhiculés, comme le fait qu’« on sait tous pirater des sites ». Pour autant, ces discours ne sont pas sans effet : cette lycéenne dit à sa manière le poids qu’on lui fait porter lorsqu’elle résume « je suis pas intéressante, j’y connais rien ».
9À lire Anne Cordier, on comprend comment ces discours préconçus sur les jeunes finissent par construire les conditions de l’échec : non seulement les pratiques effectives des jeunes sont systématiquement dévalorisées (au profit de pratiques informationnelles supposées expertes dont on se demande bien à qui elles font référence), mais l’accent mis sur leurs manques est d’autant plus stigmatisant que les mêmes discours construisent en permanence les jeunes comme branchés et experts. Injonction paradoxale, dont Anne Cordier montre combien elle est « pesante pour les jeunes » (p. 98). Loin des clichés, ils ont souvent appris, « quand ils étaient petits », avec leurs parents à utiliser l’ordinateur et le Web, se sentent parfois incompétents ou dépassés, négocient avec eux des plages horaires de « vie numérique », leur sont souvent reconnaissants de la surveillance rassurante qu’ils exercent, cherchent des amis « experts » ou au contraire n’osent pas demander de l’aide…
10Finalement, cette génération, que les discours médiatiques non contrôlés se plaisent à dépeindre comme si spécifique, n’apparaît pas si différente des générations adultes : hétérogène et choisissant le mode d’action le moins coûteux. L’ouvrage d’Anne Cordier, informé et informatif, vivant, parfois drôle (comme lorsque ce lycéen lance, traduisant le discours injonctif qu’il subit : « quand je parle on dirait un vieux qui découvre l’ordinateur »), confirme qu’une fois encore, la « génération Y »... n’est qu’un mot.
Pour citer cet article
Référence papier
Cédric Fluckiger, « CORDIER Anne. Grandir connectés. Les adolescents et la recherche d’information », Revue française de pédagogie, 193 | 2015, 107-108.
Référence électronique
Cédric Fluckiger, « CORDIER Anne. Grandir connectés. Les adolescents et la recherche d’information », Revue française de pédagogie [En ligne], 193 | octobre-novembre-décembre 2015, mis en ligne le 31 décembre 2015, consulté le 22 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rfp/4914 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rfp.4914
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