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Notes critiques

Cohen-Azria Cora & Sayac Nathalie (dir.). Questionner l’implicite. Les méthodes de recherche en didactiques, vol. 3

Villeneuve-d’Ascq : Presses universitaires du Septentrion, 2009, 281 p.
Virginie Albe
p. 131-134
Référence(s) :

COHEN-AZRIA Cora & SAYAC Nathalie (dir.). Questionner l’implicite. Les méthodes de recherche en didactiques, vol. 3. Villeneuve-d’Ascq : Presses universitaires du Septentrion, 2009, 281 p.

Texte intégral

1L’ouvrage collectif coordonné par Cora Cohen-Azria et Nathalie Sayac est le fruit des réflexions développées lors du 3e séminaire international de méthodes de recherche en didactiques organisé en juin 2008 par DIDIREM, THEODILE et l’IUFM Nord-Pas-de-Calais de l’université Charles-de-Gaulle-Lille 3, sur le thème de l’implicite dans les recherches en didactiques. Il s’inscrit dans la collection « Éducation et didactiques » et fait suite aux deux premiers volumes parus en 2006 et 2007 aux Presses universitaires du Septentrion : Les méthodes de recherche en didactiques et Les méthodes de recherche en didactiques : questions de temporalité. Ce livre est structuré en trois composantes :

  1. une introduction et une conclusion générales par chaque coordinatrice de l’ouvrage ;

  2. un texte intitulé « Risques et vertus de l’implicite » et correspondant à la conférence introductive du séminaire donnée par Jean-Louis Martinand ;

  3. un ensemble de textes de contributions au séminaire se déployant sur 240 pages en trois parties, 15 chapitres et 31 contributeurs.

2Ces trois parties correspondent aux trois thèmes du séminaire, visant à questionner les implicites dans les choix de constitution des corpus, les implicites liés aux cadres théoriques et ceux situés dans les objets de recherche. Chacune de ces parties comporte un texte introductif des animateurs d’atelier, des chapitres de contributions aux ateliers et un texte de conclusion par le « grand témoin » de chaque atelier. L’intérêt majeur de cet ouvrage est d’ouvrir un espace où réfléchir sur l’implicite dans les recherches en didactiques, ce qui était jusque-là assez rare et relevait bien souvent plus de la pensée privée que publique, comme le souligne Martinand (p. 13) dans son chapitre introductif dense et stimulant sur les implicites dans les objets de recherche, les programmes de recherche et le métier de chercheur. La diversité et la richesse des contributions et le fait que les auteurs éclairent, chacun à leur manière et selon leur domaine, les questions soulevées par un questionnement sur l’implicite dans les recherches en didactiques ouvrent à un positionnement des recherches réfléchi, à une distanciation (auto)critique, à s’éloigner d’une tendance à l’autoréférencement. L’ouvrage constitue ainsi une contribution très significative pour l’étude des méthodes de recherche en didactiques, la formation doctorale et pour une réflexion critique de la communauté des chercheurs. Il invite à « porter un regard dénaturalisant sur certains mécanismes récurrents voire dominants » (Cohen-Azria, p. 114) dans la construction d’un domaine de recherche et d’une communauté avec ses pratiques et ses normes. De cet apport, je relèverai surtout quatre dimensions : épistémologique, méthodologique, sociologique et politique, puisqu’il s’agit aussi d’interroger des implicites au sein d’une communauté et qu’il est finalement dans les textes, comme le souligne Cora Cohen-Azria, « moins question des objets que nous construisons, que des chercheurs que nous sommes » (p. 112).

3Dans la première partie des contributions de l’ouvrage, les auteurs discutent, à partir d’une nouvelle interrogation distanciée et autocritique de leurs propres travaux, souvent de leur thèse (Oudart, Carnus, Kerneis, Cross et al.), ou via une confrontation croisée avec des recherches dans des ancrages théoriques différents (Hersant et Vannier), le statut d’évidence des microdécisions et macrodécisions méthodologiques opérées. Par ailleurs, dans la troisième partie des contributions de l’ouvrage consacrée aux implicites des objets de recherche, Jérôme Santini lève les fondements théoriques et épistémologiques implicites dans des recherches (dont la sienne) sur les conceptions en géologie et les choix implicites dans la réduction des données.

4L’intérêt de l’explicitation des critères de découpage de corpus est bien montré par Magali Hersant et Marie-Paule Vannier dans une recherche sur les pratiques d’enseignants de mathématiques en cycle 3. David Cross, Laurent Veillard, Jean-François Le Maréchal et Andrée Tiberghien présentent comment les implicites dans les choix de traitement des données sont levés dans leur recherche sur les connaissances pédagogiques du professeur liées au contenu (ici en classe de chimie en terminale S) au cours du processus d’aller-retour entre les données et la mise au point de la méthode de découpage en thèmes (p. 107). Cependant ces chercheurs soulignent que, même après explicitation d’une méthode de découpage et après croisement des résultats via un double codage (intra-codeur et en parallèle) de différents chercheurs, une part d’implicite subsiste dans le codage des données et dans la communication scientifique et qu’ils doivent donc négocier avec les contraintes matérielles de la présentation de la recherche (p. 108).

5Les implicites dans les formes et les normes d’écriture sont ainsi également pointés (débusqués ?) : signatures des contributions, notes de bas de pages par exemple. Affleure également ici un questionnement sur les pratiques d’une communauté en matière de formation doctorale : « Formons-nous à l’implicite ? Formons-nous par l’implicite ? » (Cohen-Azria, p. 112-113). Les implicites mis en évidence dans les décisions et choix méthodologiques renvoient effectivement aussi à des modèles implicites de l’action et de la recherche. Bien souvent une conception rationaliste de la pratique (Martinand, p. 19) sous-tend les recherches menées et il subsiste une « conception positiviste de la science (didactique) et de son application éducative […] chez des didacticiens des sciences » (Martinand, p. 24). Le poids de l’épistémologie du chercheur et de son histoire personnelle et professionnelle est d’ailleurs souligné dans plusieurs textes. Pour Jacques Kerneis, « constituer les traces recueillies en corpus scientifique » (p. 39) relève d’une construction du chercheur et « en aucun cas d’une collecte de fragments de “réalité”, ce qui révèle un positionnement épistémologique ». Anne-Catherine Oudart, à partir de sa thèse sur les activités d’écriture de professionnels répondant à des courriers de réclamation dans des entreprises de vente par correspondance, discute par ailleurs comment des « croyances, convictions, valeurs, intuitions, conceptions personnelles issues de […] lectures, […] expériences, ont été à l’origine de l’élaboration des différents corpus construits » (Oudart, p. 42). De même, Bertrand Daunay, à propos de l’évaluation de résultats d’élèves lors d’une expérimentation sur l’écriture d’invention en classes de 3e et de 2de, évoque des « intuitions issues de la pratique scolaire ordinaire » (p. 207) et Albine Delannoy-Courdent identifie dans sa thèse (portant sur l’analyse des pratiques langagières d’enseignants en CM2 lors de séances de sciences) « les implicites qui pèsent sur les modes de pensée du chercheur, son parcours, sa position, ses propres points de vue vis-à-vis de l’enseignement » (p. 214). Ces différentes contributions montrent « l’intérêt qu’il faut porter aux tendances de la recherche à exclure ses objets de son champ sans s’en rendre compte, ou à les naturaliser indûment. Parce que c’est très exigeant, on ne pense pas toujours de manière “scientifique”, surveillée, et on continue de se comporter avec le sens commun » (Martinand, p. 15).

6Sont également discutées dans les textes les différentes postures de recherche (exploration des possibles vs interprétation de l’existant, cf. Martinand, p. 29) et celles des chercheurs, parfois cachées ou mêlant de multiples rôles (formatrice et chercheure pour Marie-France Carnus, une attitude de surplomb et des glissements vers des jugements de valeur sont pointés par Kerneis en éducation aux médias). Des dimensions éthiques et déontologiques de la recherche sont également questionnées dans des contributions. Le texte de Carnus est orienté « vers la reconnaissance d’un “effet chercheur” », à propos d’ingénieries générant des pratiques d’enseignement d’EPS en gymnastique. La chercheuse prend bien conscience que, lors d’entretiens dits de « négociation », elle impose une planification de leçon à une enseignante et explique comment le caractère qualifié de « manipulatoire » de la méthodologie lui est apparu de façon rétrospective (Carnus, p. 62). Kerneis questionne également la posture d’ingénieur didacticien qui développe des pratiques de classe inhabituelles pour les enseignants (p. 77). La question du militantisme est également soulevée ainsi que la question des implicites de la recherche lorsque cette dernière s’appuie sur des projets éducatifs, eux-mêmes porteurs d’implicites. Ainsi l’implicite pourrait relever d’impensés, de manques, d’erreurs de jugements, d’opinions préfabriquées, de conjectures ou de croyances (Kerneis, p. 72, p. 74, p. 78).

7La deuxième partie des contributions de l’ouvrage porte sur les implicites liés aux cadres théoriques (dans les théories elles-mêmes, leur choix et l’articulation des éléments théoriques mobilisés). Philippe Chaussecourte évoque par exemple, via une analyse rétrospective croisée menée avec Éric Roditi, son utilisation de la notion de « transfert didactique » dans sa thèse, dans le cadre de la théorie psychanalytique et fait émerger « des éléments de [son] contre-transfert de chercheur (Devereux, 1967, 1980) insuffisamment élaborés » (p. 143). Dans la même démarche de confrontation rétrospective, Roditi revient également sur sa thèse à propos des pratiques d’enseignement des mathématiques, pour en faire émerger les implicites concernant les références théoriques mobilisées ou écartées et pour examiner les implicites liés aux pratiques de publication des résultats de recherche. Il souligne que l’« explicitation exige une construction scientifique, un véritable travail de création » (p. 149). Les implicites liés à la publication amènent à nouveau à s’interroger sur les normes d’écriture et leur élaboration dans une communauté. Des implicites liés à la culture disciplinaire des chercheurs et au besoin de reconnaissance institutionnelle sont à ce propos discutés (Hassan & Perrin-Glorian, p. 117-118) et est à nouveau soulevée ici la question de la posture du chercheur et de son rapport au terrain et à l’objet de recherche. Isabelle Delcambre regrette l’absence de la mise en œuvre « d’une réflexion conceptuelle sur les formes d’hybridation disciplinaire » que peuvent générer « des contacts entre disciplines différentes dans les recherches didactiques » et un « travail théorique, difficile à faire, exigeant […] dont, cependant, les didactiques ont besoin dans leur développement vers plus de scientificité » (p. 192). Par ailleurs, une tendance à une autocritique rétrospective moralisante ou culpabilisante est soulignée par Delcambre au détriment d’une élaboration méthodologique et d’une confrontation épistémologique.

8Étudiant dans sa thèse l’enseignement du français à des mineurs étrangers isolés, Eva Lemaire examine deux types d’implicites liés à l’objet de recherche et au statut du chercheur et son intégration dans une communauté académique disciplinaire qui « se rejoignent autour des notions de créativité et d’éthique » (p. 158). Cette réflexion est également présente dans la troisième partie des contributions de l’ouvrage, consacrée aux implicites des objets de recherche, lorsque Abdelkarim Zaid et Michaël Huchette évoquent un enjeu de reconnaissance académique de travaux de thèse utilisant la vidéo comme technique de recueil des données (p. 273).

9Discutant dans le contexte de terrain sensible de sa recherche des glissements des implicites aux non-dits, Lemaire aborde la déontologie du chercheur (p. 169), ce qui la conduit à soulever la question de la responsabilité d’une communauté scientifique (p. 171) vis-à-vis de la rigueur conceptuelle, méthodologique et déontologique des recherches produites. Son texte montre bien les difficultés de positionnement des doctorants, entre problématisation d’une recherche, qui peut nécessiter comme pour la recherche de Lemaire un ancrage théorique multiréférentiel, et conditions (supposées ou véritables) de reconnaissance et d’intégration dans une communauté et une institution de recherche. Pointant une forme de réalisme stratégique pour nombre de doctorants, qui consiste à opérer des choix tactiques afin de se conformer aux attentes perçues du milieu, et « un certain “dogmatisme conceptuel” » (p. 160), Lemaire pose courageusement, en référence à Modard (2004), la transgression comme un « positionnement d’avenir » et dans le même temps souligne la difficulté du jeune chercheur à assumer un tel positionnement : « Rendu implicite dans l’écriture de la thèse de crainte d’être mal perçu, ce positionnement ne risque-t-il pas de perdre de sa légitimité ? » (p. 160). Delannoy-Courdent souligne par ailleurs que « mieux cerner les présupposés épistémologiques évite au chercheur de verser dans un communautarisme scientifique en favorisant, par la mise à jour du caché, l’acquisition d’un certain degré de liberté interprétatif créatif » (p. 218). Un tel questionnement nous semble propice à l’ouverture d’un espace d’échanges et de réflexions en formation doctorale, nécessaire pour s’éloigner des implicites liés aux difficultés de positionnement. À ce propos, Maha Abboud-Blanchard et Nicole Tutiaux-Guillon soulignent dans la troisième partie de l’ouvrage, consacrée aux implicites des objets de recherche, que « les implicites du chercheur résultent couramment de son appartenance à une communauté qui a élaboré ses pratiques de recherche et parfois ses normes d’interprétation, et une culture scientifique et professionnelle qu’il est rarement, à l’interne, nécessaire d’expliciter. Ils relèvent parfois, de même, de sa familiarité avec la discipline scolaire dont il est spécialiste » (p. 198). Un apport majeur de l’ouvrage est bien de montrer que « questionner l’implicite est ainsi questionner la recherche, son inscription dans un domaine de savoir, et à l’occasion ce que signifie devenir chercheur » (Abboud-Blanchard & Tutiaux-Guillon p. 199).

10Sur ce dernier point, peu de contributions abordent la socialité de la recherche, même si cette dimension peut être implicitement présente dans les textes de Delcambre par exemple (p. 192). Les implicites liés à la sociologie et à l’éthique de la recherche, aux positions épistémologique et idéologique du chercheur sont par exemple discutés par María Isabel Toledo Jofré dans une recherche ethnographique en didactique de l’histoire contemporaine sur la dictature militaire au Chili. Considérant le chercheur comme un acteur social et précisant que, dans l’approche ethnographique, « se situer au sein d’un groupe, c’est assumer une position sociopolitique » (p. 184), Toledo Jofré souligne que des conceptions fortes, bien que majeures pour l’élaboration de la recherche, restent implicites. Elle évoque ainsi par exemple « le modèle de société dont le chercheur fait partie intégrante, le rôle que lui assigne l’État dans le domaine de la culture et du savoir, ses conceptions de l’éducation ainsi que son engagement social et fréquemment sa condition de militant au sein de mouvements sociaux qui promeuvent l’égalité sociale » (p. 182). L’option épistémologique du chercheur est pensée ici comme l’élément majeur qui régit la cohérence de la recherche (p. 186). Bien que présente et motrice dans l’orientation des positionnements épistémologiques, la composante idéologique n’est le plus souvent pas ouvertement déclarée (p. 181).

11L’éthique de la recherche est également discutée par Toledo Jofré lorsqu’elle évoque la relation de pouvoir entre chercheur et sujets de la recherche (p. 177). Sont également abordées dans le texte des contraintes liées au financement des recherches (p. 178) et à leur publication (p. 187) : « La grande limitation de l’utilisation de l’ethnographie dans les recherches en didactique, comme dans d’autres domaines de l’éducation, est que les résultats ne peuvent être présentés sous les paramètres de scientificité qu’exigent de nombreuses revues scientifiques hautement prisées par la communauté scientifique. Ces publications ont donné la priorité aux modèles méthodologiques propres aux méthodes quantitatives associées à des propositions épistémologiques positivistes qui ne partagent pas l’idée que l’idéologie et l’expérience du chercheur puissent influer sur la production de savoir scientifique. » (p. 187)

12Comme nous l’avons mentionné plus haut, Delcambre souligne l’intérêt de la mise à distance de la pratique de recherche et met en lumière que les « histoires de chercheurs » présentées dans cet ouvrage relèvent aussi « d’une sociologie (implicite) des sciences » (p. 192). Toutefois elle regrette l’absence d’identification « d’implicites qui auraient pu être portés par une description davantage informée des concepts de la sociologie des sciences ». Nous adhérons à ce point de vue, et aux propositions de Delcambre de s’interroger par exemple sur la visée des “recherches”, sur les structures dans lesquelles elles sont produites et sur la question de la posture de recherche ou des positionnements professionnels multiples (et parfois flottants ?) des chercheurs : « Il semble là que la proximité du chercheur par rapport aux milieux de l’enseignement et de la formation produise des brouillages dans la présentation des objets et méthodologies nuisibles à la constitution d’une recherche didactique à visée scientifique. » (p. 192) Gageons que cet ouvrage puisse contribuer grandement à la confrontation épistémologique et à la vigilance critique nécessaires dans la production scientifique de savoirs dans les didactiques.

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Pour citer cet article

Référence papier

Virginie Albe, « Cohen-Azria Cora & Sayac Nathalie (dir.). Questionner l’implicite. Les méthodes de recherche en didactiques, vol. 3 »Revue française de pédagogie, 173 | 2010, 131-134.

Référence électronique

Virginie Albe, « Cohen-Azria Cora & Sayac Nathalie (dir.). Questionner l’implicite. Les méthodes de recherche en didactiques, vol. 3 »Revue française de pédagogie [En ligne], 173 | octobre-décembre 2010, mis en ligne le 01 décembre 2010, consulté le 09 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rfp/2499 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rfp.2499

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Auteur

Virginie Albe

STEF, École normale supérieure de Cachan

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