Chartier Anne-Marie. L’école et la lecture obligatoire. Histoire et paradoxes des pratiques d’enseignement de la lecture
Chartier Anne-Marie. L’école et la lecture obligatoire. Histoire et paradoxes des pratiques d’enseignement de la lecture. Paris : Retz, 2007. – 351 p.
Texte intégral
1On ne soupçonne pas, en lisant les onze chapitres d’Anne-Marie Chartier, qu’ils ont été préparés par une quinzaine d’articles parus depuis 1993, tant son livre frappe par sa cohérence et son unité. C’est la synthèse d’années de recherche sur la lecture, son apprentissage et ses usages sociaux.
2Au premier abord, il semble s’agir d’une histoire de la pédagogie de la lecture. L’auteur nous en fait parcourir les étapes, de la Conduite des écoles de J.-B. de La Salle aux débats actuels. Par delà les prescriptions théoriques, elle cherche à décrire les pratiques effectives, en utilisant les témoignages d’élèves aussi bien que les images et les objets, avec un sens très sûr, et très précieux ici, de ce qu’enseigner veut dire. Elle retrace les origines et les métamorphoses du manuel de lecture au xixe siècle, montrant comment les Méthodes, identifiées par le nom de leurs auteurs,se différencient des Premiers livres de lecture. Elle renouvelle ainsi l’historiographie sur plusieurs points, situant par exemple l’originalité de l’enseignement des Frères moins dans la progression en neuf étapes de l’apprendre à lire, que dans la combinaison de cette démarche progressive avec une démarche concentrique pour les autres enseignements comme le catéchisme.
3Si l’institution scolaire est bien au centre de l’ouvrage, elle n’est pourtant pas seule en scène. Les apprentissages familiaux, les abécédaires illustrés pour les tout-petits sont présents. On suit la naissance des livres de jeunesse et de leurs usages extra-scolaires, puis scolaires. A.-M. Chartier replace ainsi dans un cadre plus large le savoir-lire obligatoire confié à l’école. Au vrai, c’est une histoire sociale et culturelle de la lecture qu’elle nous propose, une réflexion historique longuement mûrie sur la place de la lecture dans la société, de l’Ancien Régime à notre xxie siècle commençant.
4Si la façon d’apprendre à lire a changé, en effet, c’est parce que la signification sociale de la lecture a elle-même évolué. Pour J.-B. de La Salle, l’objectif était d’instruire les enfants des choses de la religion et de leur donner des habitudes de bons chrétiens. Il voulait leur faire lire, pour qu’ils s’en pénètrent, le catéchisme, les psaumes, l’ordinaire de la messe et la Civilité chrétienne pour les plus grands. Ordonné à cette pratique intensive d’un corpus limité, l’apprentissage de la lecture était mené sur des textes que les élèves savaient déjà par cœur, comme le Notre Père. La méthode de l’épellation, que les pédagogues du xixe siècle critiquent sévèrement, et qui consiste à nommer les lettres les unes après les autres, avant de dire les syllabes et les mots, était alors pratiquée avec succès, précisément parce qu’elle s’appliquait sur des textes déjà connus et que la rapidité de l’apprentissage n’était pas un objectif. Lire était reconnaître, et non découvrir.
5Le savoir-lire qui se met en place au xixe siècle, très progressivement, avant de triompher avec les républicains, est ordonné à une tout autre fonction sociale ; il s’agit désormais d’accéder à des lectures pratiques, à des savoirs utiles, et par delà, à tous les savoirs disponibles dans les livres. Cette lecture extensive passe par une acquisition méthodique des syllabes et s’appuie sur un apprentissage parallèle de l’écriture. A.-M. Chartier souligne ici opportunément tout ce que la pédagogie doit à l’évolution des conditions matérielles. Les manuels, qui proposent très vite à lire des phrases très simples, mais inconnues des élèves, ne servent qu’à apprendre à lire, et le plus rapidement possible, pour passer aux livres de lecture. Par rapport aux Frères, la différence est plus culturelle encore que pédagogique, nous dit-elle : « la nouvelle méthode n’est pas seulement meilleure ; le savoir-lire qu’elle sert ouvre sur l’univers illimité des savoirs humains ».
6La crise de la lecture au xxe siècle tient à de multiples facteurs, dont la prolongation de la scolarité obligatoire. L’école primaire devient la première école, et savoir-lire, c’est désormais être capable de lire ce que le collège exige. Deux conceptions s’opposent alors. Pour les instituteurs, l’objectif était de rendre leurs élèves capables non seulement de déchiffrer des textes, mais de le faire si automatiquement qu’ils puissent se concentrer sur le sens de ce qu’ils lisaient. Le test de cette compréhension, c’était la lecture expressive, en marquant la ponctuation. Pour les professeurs de sixième, savoir-lire est autre chose : être capable de prélever rapidement dans un texte les informations utiles. La lecture à voix haute apparaît comme une perte de temps ; elle est lente et inutile. Plus rapide, la lecture silencieuse est aussi celle qu’exige la suite des études. D’où le retrait en 1970 de la lecture à voix haute des programmes du primaire.
7On ne peut, dans un compte-rendu, s’attarder sur tous les apports d’un livre de référence. Je m’en voudrais cependant de ne pas signaler encore les réflexions finales d’A.-M. Chartier sur l’émergence de la notion d’illettrisme et sa signification dans les années quatre-vingt, sur le passage des lectures lentes de capitalisation aux lectures d’information éphémères et discontinues, et plus généralement sur la place du livre dans la culture contemporaine. Comme tous les historiens, elle interroge le passé à partir du présent, mais à la différence de beaucoup, loin de masquer cet ancrage, elle l’assume et elle l’explicite. Ce qui nous vaut une analyse large et profonde des mutations en cours.
8Il est difficile de discuter un livre aussi solide et aussi stimulant. On peut toujours signaler quelques points sur lesquels on aurait aimé en savoir davantage, par exemple, sur les méthodes que les congrégations féminines du Second Empire apprenaient à leurs novices, ou sur le passage de lectures instructives à des fictions sollicitant l’imagination enfantine autour des années trente. Mais ces reproches sont futiles, car si l’on voulait s’en affranchir, on ne cesserait de renvoyer à plus tard une publication plus riche, plus lourde, et finalement moins intéressante. S’il fallait – c’est la loi du genre – formuler quelques critiques, elles porteraient sur les accessoires de l’ouvrage. Il est dommage que toutes ses richesses ne soient pas accessibles plus facilement. A.-M. Chartier nous explique que la lecture moderne est une saisie d’informations discontinue mais elle ne fait rien pour adapter son livre à ce type de lecture : il ne comprend ni index thématique, comme les Anglo-Saxons ont coutume d’en donner, ni même un index des noms propres. On aimerait pourtant ne pas être obligé de feuilleter une centaine de pages pour retrouver Peigné, Rapet, Cuissart ou Buisson. Pire, la table des matières ne donne pas le détail des sous-titres. Le lecteur est pourtant aussi un utilisateur potentiel. Souhaitons que ce livre en ait beaucoup, car il le mérite.
Pour citer cet article
Référence papier
Antoine Prost, « Chartier Anne-Marie. L’école et la lecture obligatoire. Histoire et paradoxes des pratiques d’enseignement de la lecture », Revue française de pédagogie, 164 | 2008, 164-165.
Référence électronique
Antoine Prost, « Chartier Anne-Marie. L’école et la lecture obligatoire. Histoire et paradoxes des pratiques d’enseignement de la lecture », Revue française de pédagogie [En ligne], 164 | juillet-septembre 2008, mis en ligne le 14 octobre 2010, consulté le 27 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rfp/2007 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rfp.2007
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