1Le présent ouvrage est issu d’un colloque international intitulé « Enjeux sociaux, savoirs, langage et pédagogie : actualité et fécondité de l’œuvre de Basil Bernstein » qui s’est tenu à Lyon du 31 mai au 2 juin 2007 à l’occasion de la publication de la traduction française (par Ginette Ramognino Le Déroff et Philippe Vitale) du dernier ouvrage de Basil Bernstein (1924-2000) Pédagogie, contrôle symbolique et identité (Presses de l’université de Laval, 2007). On sait que, à l’exception des textes rassemblés dans Langage et classes sociales (Éd. de Minuit, 1975), l’œuvre sociologique de Basil Bernstein est restée longtemps, faute notamment de traductions, mal connue dans le champ universitaire français. Aussi peut-on se réjouir que des contributions comme celles ici réunies puissent permettre aux lecteurs francophones de mieux appréhender ses apports les plus récents dans ce qui fait leur originalité, leur fécondité, mais aussi leur complexité.
2Après un texte d’introduction dans lequel Daniel Frandji et Philippe Vitale dégagent les principaux enjeux qui ressortent de la lecture de l’œuvre de Bernstein (construction d’une théorie de l’éducation soucieuse de rendre compte des relations dynamiques existant entre l’école, la famille, le langage, les curricula, la pédagogie, les rapports de classe, l’État, le travail ; révision critique de certains positionnements théoriques communément acceptés en sociologie de l’éducation et réélaboration constante de ses propres conceptualisations), les quatorze contributions proposées sont regroupées sous cinq rubriques : « Héritages, continuités et malentendus » (deux textes, de Roger Establet et Brian Davies), « Le social et le psychique : le débat interdisciplinaire » (trois textes, de Jean-Manuel de Queiroz, Harry Daniels et Jean-Yves Rochex), « Le langage et les transformations du discours pédagogique » (trois textes, de Claude Grignon, Élisabeth Bautier et Karl Maton), « Classification et cadrage : refonte et permanence des curricula » (quatre textes, de Sophia Stavrou, Éric et Catherine Mangez, Nadège Pandraud, et Ana M. Morais et Isabel P. Neves), enfin « Traverses épistémologiques » (deux textes, de Johan Muller et Nicole Ramognino). Comme le soulignent Daniel Frandji et Philippe Vitale, c’est bien évidemment la diversité des lectures et des usages (« plutôt qu’un in memoriam exégétique ») de l’œuvre de Basil Bernstein qui ressort de cet ensemble très riche mais inévitablement hétérogène de communications. À coup sûr, pour pénétrer dans un tel ouvrage, un ou plusieurs fils d’Ariane (selon la métaphore du labyrinthe qu’utilise, dans son texte sur « le message et la voix », Jean-Manuel de Queiroz à propos du dernier livre de Bernstein lui-même) seraient sans doute nécessaires. En fait certains thèmes, certains noms (Durkheim, Bourdieu…), certains enjeux polémiques (le structuralisme, les théories de la reproduction, les approches trop faiblement sociologiques du social), certains concepts ou certaines dichotomies conceptuelles (code élaboré vs restreint, formes fortes vs faibles de classification ou de cadrage, pouvoir vs contrôle, pédagogie visible vs invisible, discours horizontal vs vertical, discours instructeur vs régulateur, voix vs message…) reviennent de façon récurrente parmi les quatorze contributions et pourraient soutenir des lectures en quelque sorte « transversales » de l’ouvrage. Mais c’est surtout cette idée d’une diversité de lectures et d’usages possibles de l’œuvre de Bernstein qu’illustrent les différentes contributions ici rassemblées.
3On peut distinguer différents types de lectures possibles d’un auteur en fonction de l’intention qui préside à la lecture (par exemple didactique, exégétique, apologétique, critique, heuristique…), du degré d’extension ou de complétude du parcours de lecture (appréhension plus ou moins globale ou sectorielle d’une œuvre), de son degré de distanciation ou de liberté interprétative, de son degré d’attention ou d’information concernant le contexte de production du discours de l’auteur et ses interactions possibles avec d’autres œuvres antérieures ou contemporaines, etc. C’est ainsi que plusieurs cas de figures s’observent dans le présent ouvrage, plusieurs façons de se rapporter à l’œuvre de Bernstein, d’en rendre compte, de se positionner par rapport à elle ou de s’en servir comme cadre ou comme support dans la mise en œuvre d’une démarche personnelle de réflexion ou de recherche.
4Disons-le tout de suite, la variante didactique, expositive, explicitative ou explicative de la lecture est celle qu’on trouvera le moins dans le présent ouvrage. À l’exception peut-être du texte de Claude Grignon, « Handicap linguistique, handicap social et handicap intellectuel », qui propose un rappel particulièrement clair et synthétique de la théorie des codes sociolinguistiques (en précisant bien qu’on ne saurait faire correspondre mécaniquement « codes restreints » et cultures populaires), on ne trouvera pas dans ces contributions réunies à l’occasion d’un colloque de chercheurs de présentation destinée à faire connaître (ou mieux connaître) l’œuvre de Bernstein à un lecteur « profane » ou peu averti. Constituant essentiellement, comme le disent Daniel Frandji et Philippe Vitale, une invitation à lire et relire Bernstein et à pratiquer la recherche en s’appuyant sur lui et en allant au besoin plus loin que lui, le présent ouvrage présuppose en fait, chez ses lecteurs, une assez bonne connaissance préalable de sa pensée.
5C’est du côté de ce que l’on pourrait appeler une lecture « heuristique » de l’œuvre de Bernstein que l’on trouvera le plus grand nombre de contributions au présent ouvrage, si l’on entend par là des contributions de chercheurs qui, sans se ranger nécessairement dans une « école » ou derrière un « paradigme » bernsteiniens (notions qui paraissent d’ailleurs profondément étrangères au mode de production théorique de Bernstein, qui propose des outils de pensée, ou des « langages de description » constamment renouvelés plutôt qu’une conception systématique du monde social), utilisent la conceptualisation bernsteinienne comme un cadre heuristique pour le développement de leurs propres travaux empiriques. Tel est notamment le type de lecture (lecture usage plutôt que lecture explicitation, lecture exégèse, lecture interprétation ou lecture tremplin) que l’on trouve, quoique mis en œuvre dans des travaux de recherche de natures très différentes quant à leurs objets et leurs méthodologies, dans les textes d’Élisabeth Bautier, Karl Maton, Sophia Stavrou, Éric et Catherine Mangez, Nadège Pandrand, Ana Morais et Isabel Neves.
6Ainsi, dans son texte « Socialisation cognitive et langagière et discours pédagogique », Élisabeth Bautier nous montre, à partir de travaux de terrain menés par son équipe de recherche et portant notamment sur les échanges langagiers dans les classes, comment les travaux de Bernstein peuvent venir éclairer la compréhension des inégalités sociales à l’école. À une époque où le langage, dans ses différentes dimensions d’usage, est au cœur des programmes et des préconisations d’activités dès la maternelle, où une parole spontanée est partout sollicitée, laissant place à de grandes différences entre élèves, la question se pose de la production des ressources linguistiques et discursives à même d’aider les élèves dans l’acquisition des savoirs. En effet, souligne Élisabeth Bautier, on constate que le discours pédagogique censé accompagner et favoriser une socialisation cognitive qui valorise les constructions de démarches, de raisonnements logiques, d’habitudes réflexives se réalise de plus en plus souvent dans la langue des interactions quotidiennes non scolaires. Il existerait ainsi aujourd’hui un « genre discursif scolaire dominant », notamment dans les ZEP, lié à l’évolution générale des conceptions et idéologies éducatives, et dont le « modèle de la compétence » (tel que le décrit Bernstein, dans des termes qui rappellent ses développements plus anciens sur la « pédagogie invisible » : structuration souple et décloisonnée des contenus, caractère implicite des règles et des critères d’évaluation, mode de contrôle très personnalisé, gestion plus relationnelle que cognitive du travail des élèves), par opposition au plus traditionnel « modèle de performance », serait partie prenante. Or, selon Élisabeth Bautier, ce genre de discours, qui donne l’impression d’une participation égale pour tous au dialogue scolaire et à la construction du savoir, risque fort de contribuer à leurrer (involontairement sans doute) les élèves, et notamment ceux issus de milieux populaires, sur la nature des attentes de l’institution. Certes les apprentissages scolaires reposent toujours sur le « code élaboré », qui reste celui de la culture écrite. Mais les discours pédagogiques et les échanges qui cadrent les situations de travail relèvent bien souvent du « code restreint » et des significations locales qu’il construit, celui de la quotidienneté des échanges de connivence, ce que Bernstein qualifie précisément, dans ses travaux les plus récents, de « discours horizontal », par opposition au « discours vertical » des savoirs cumulatifs et logiquement hiérarchisés. Plusieurs facteurs contribuent, selon Élisabeth Bautier, à asseoir aujourd’hui la prédominance du « discours horizontal » dans les classes : l’accent porté sur la nécessité de constituer le groupe de travail sur le registre de la convivialité et de l’échange participatif où chacun peut s’autoriser à prendre la parole ; l’individualisation des tâches par le biais de fiches individuelles à remplir ou par le travail en petits groupes favorisant un discours enseignant au plus près du support et de l’instant d’effectuation ; la supposition que les élèves seront d’autant plus respectés et motivés que les savoirs enseignés seront en prise avec leur univers quotidien. Cependant ces échanges oraux produits en « code restreint » sont un leurre. Le « discours horizontal » rend en effet impossible la hiérarchisation logique et le cumul des savoirs, liés à la maîtrise de la culture écrite. En revanche, il favorise un exercice du contrôle sur le registre moral, comportemental, affectif et social plutôt que cognitif. Ainsi le « discours pédagogique instructeur » (pour reprendre une autre catégorisation dichotomique de Bernstein) tend à disparaître au profit d’un « discours régulateur » (de l’activité). Cependant, comme le rappelle Élisabeth Bautier, les enfants de parents fortement scolarisés sauront toujours identifier l’existence d’un « discours vertical » en arrière-plan du « discours horizontal ». Ainsi, notamment dans les ZEP, l’école, selon la formulation très sévère d’Élisabeth Bautier (p. 150), peut aller « jusqu’à l’imposture d’une socialisation cognitive et langagière qui minore les savoirs et la position critique, comme l’apprentissage de la recontextualisation, et dans laquelle la reconnaissance de chacun est plus importante que ce qu’il a à connaître » : une critique d’un certain « populisme pédagogique » qu’on retrouvera aussi dans la contribution de Jean-Yves Rochex au présent ouvrage.
7Sur cette question des codes du discours scolaire en relation avec la question des inégalités, il existe une évidente convergence entre la contribution d’Élisabeth Bautier et celles de Karl Maton et d’Ana Morais et Isabel Neves. Ainsi Karl Maton utilise le cadre théorique bernsteinien (notamment l’opposition entre le « discours horizontal », qui réfère à un savoir quotidien, fortement segmenté et contextualisé, ce que l’auteur exprime à travers la notion de « gravité sémantique », et le « discours vertical ») pour analyser deux exemples contrastés de pratiques éducatives : d’une part, un dispositif de formation professionnelle dans une université australienne (à savoir un cours de préparation au Master pour la formation de formateurs de concepteurs de produits reposant sur une méthode pédagogique dite « d’apprentissage authentique », c’est-à-dire où les tâches d’apprentissage proposées, fondées par exemple sur la résolution de problèmes, l’étude de cas ou la construction de projets, sont censées refléter directement la réalité des pratiques professionnelles quotidiennes), d’autre part une unité de travail portant sur « le voyage » dans le cadre d’un cours d’anglais à l’école secondaire (toujours en Australie). Dans le premier exemple, la tâche proposée aux étudiants avait pour but d’affaiblir la « gravité sémantique » en les encourageant à tirer des significations qui vont au-delà du contexte d’apprentissage, ce qui, comme le montrent les réponses obtenues des étudiants, ne semble se réaliser en fait que de manière très incomplète et très inégale : un échec que l’auteur impute principalement à la méthode même de l’apprentissage authentique, qui enracine le savoir dans un contexte en occultant les principes de son développement et de sa recontextualisation nécessaire, essayant de reconstruire le « discours vertical » éducatif à l’image du « discours horizontal » quotidien. De même, dans le cas de l’unité de travail sur le voyage dans le cadre d’un enseignement de l’anglais, il semble, à partir de l’analyse effectuée par l’auteur d’un ensemble de devoirs d’élèves déjà corrigés, que la réussite soit mesurée par la capacité de l’élève à dépasser la « gravité sémantique », c’est-à-dire à utiliser des principes abstraits pour intégrer les significations de différents textes qui lui sont proposés en lecture, ce à quoi cependant ne les prépare guère un enseignement pas assez soucieux de leur communiquer de manière explicite les principes du savoir, comme si on attendait d’eux qu’ils les connaissent déjà. Ainsi ce qui est attendu et récompensé est justement ce qui n’est pas enseigné, de sorte que seuls réussissent ceux qui disposent de la capacité à reconnaître et réaliser ce qui est demandé du fait de leur contexte familial ou de l’éducation reçue antérieurement, ce qui est plus souvent le cas chez les étudiants issus de la classe moyenne que de la classe ouvrière.
8De même la théorie du discours pédagogique de Bernstein apparaît bien comme le cadre théorique principal de recherches menées depuis plus de vingt ans au Portugal par Ana Morais et Isabel Neves en vue d’apporter des réponses au problème majeur de l’amélioration des apprentissages et de la réduction des écarts de réussite selon les milieux sociaux d’origine. Son pouvoir de description, d’explication, de diagnostic, de prédiction et de transfert a permis en effet, à partir d’une enquête comparative portant sur différents types de pratiques pédagogiques, l’élaboration d’un nouveau modèle d’enseignement (notamment pour l’enseignement des sciences), dit de « pratique pédagogique mixte », lequel réalise une combinaison complexe de « classifications » plus ou moins fortes ou faibles et de « cadrages » plus ou moins forts ou faibles selon différentes dimensions observables de l’activité pédagogique (relation entre enseignants et élèves, sélection et séquençage du savoir, des compétences et des activités, rythme des acquisitions, règles d’évaluation, règles hiérarchiques…). Une autre enquête est présentée ensuite, qui a été menée autour de deux maîtres enseignant les sciences dans deux écoles primaires différentes avec deux pratiques pédagogiques distinctes, caractérisées à l’aide d’indicateurs portant tant sur le « contexte instructeur » que sur le « contexte régulateur » selon une échelle de classification ou de cadrage à quatre degrés, le tout étant mis en rapport avec les niveaux de performance des élèves et la composition sociale des écoles, d’où il ressort que c’est le maître qui a développé une pratique pédagogique proche du modèle « mixte » qui a le plus fait progresser et tendu à égaliser ces performances. Une autre enquête, inspirée par les mêmes hypothèses, est présentée enfin, à propos d’un cours de « Méthodologie de l’enseignement des sciences » en vue d’un diplôme de sciences de l’éducation. Force est de reconnaître cependant que la condensation nécessaire d’un exposé de travaux aussi originaux et sophistiqués dans l’espace restreint d’une communication de colloque rend passablement difficile au lecteur l’appréhension et l’évaluation, sinon de leurs enjeux (qui sont évidemment très importants par rapport à l’objectif proposé par Bernstein d’augmenter et d’améliorer par les moyens de la pédagogie le potentiel d’apprentissage de chaque enfant), du moins de leurs apports sur le plan de la consistance empirique et de la validité théorique.
9Une autre utilisation du cadre théorique bernsteinien apparaît dans la recherche présentée par Nadège Pandraud, qui, à partir de l’observation de l’écriture d’un conte dans une classe de 6e, vise à comprendre comment les programmes (par exemple les programmes de français de 1995 qui mettent l’accent sur les pratiques discursives et les « genres de discours » plutôt que sur la logique du fonctionnement interne de la langue) orientent les activités d’apprentissage et peuvent constituer aussi bien des conditions de possibilité que des causes de difficultés dans l’acquisition des savoirs. L’auteur souligne notamment les effets du « cadrage » mis en œuvre dans la salle de classe, mais aussi l’opacité relative du « discours instructeur » dans un contexte où les finalités de la production de l’écrit sont devenues floues et son statut ambigu. En fait l’enseignant semble effectuer une adaptation du « cadrage » au cas par cas, au fil de ses interactions avec les élèves, les acquisitions cognitives paraissant cependant généralement favorisées (selon une autre thématique ou une autre catégorisation bernsteiniennes) par une meilleure « visibilité » des savoirs.
10Si les contributions qu’on vient d’évoquer portent principalement sur le « curriculum réel », c’est-à-dire sur les activités d’enseignement et d’apprentissage qui peuvent réellement être observées dans les classes, c’est davantage du « curriculum formel », ou plus exactement du curriculum prescrit ou potentiel qu’il est question (mais toujours en référence à une conceptualisation bernsteinienne) dans les textes de Sophia Stavrou et d’Éric et Catherine Mangez. On assiste aujourd’hui, dans le monde scolaire et universitaire, à ce que Bernstein dénomme un phénomène de « régionalisation des savoirs », à savoir l’abandon des discours disciplinaires singuliers et l’émergence de nouveaux domaines d’études construits à partir à la fois d’éléments théoriques empruntés à une pluralité de disciplines et de savoirs prélevés dans le champ des pratiques (tels que l’urbanisme, la communication, le management). S’appuyant sur une recherche comparative européenne en cours, l’étude présentée par Sophia Stavrou traite de la mise en place des formations pluridisciplinaires professionnelles et des effets du processus de « régionalisation du savoir » sur la sélection et l’organisation des savoirs au sein des curricula universitaires, un processus qui implique des luttes d’appropriation entre de multiples acteurs. Un bon exemple de ce type de curriculum hybride, caractérisé par une pluralité de contenus disciplinaires (géographie, économie, sociologie, droit, architecture), est fourni notamment par le master d’urbanisme, dans lequel ces savoirs disciplinaires subissent une sorte de décontextualisation à partir de leur logique d’origine et une recontextualisation au sein d’une nouvelle problématique, sous le contrôle des professionnels du champ.
11C’est, enfin, en référence à la dichotomie bernsteinienne entre « pédagogie visible » et « pédagogie invisible » (ou entre « modèle de performance » et « modèle de compétence ») que Catherine et Éric Mangez décrivent les transformations du discours pédagogique intervenues respectivement dans les deux réseaux (privé catholique et public) de scolarisation de la Belgique francophone à partir de nouvelles injonctions législatives formulées à la fin des années quatre-vingt-dix. Le travail de « retraduction » intervenu à l’occasion de la rédaction des programmes de cours dans chacun de ces deux réseaux fait apparaître en effet, avec cependant des nuances et une même tendance évolutive, une polarisation entre deux codes pédagogiques, d’une part celui de la « pédagogie invisible » (caractère plus global des tâches à effectuer, séquençage lâche, objectifs peu apparents pour l’élève, activités sous-tendues par une théorie « compréhensive » et fortement implicite du développement de l’enfant) du côté du réseau privé, d’autre part celui de la « pédagogie visible » (découpage et séquençage plus explicites des apprentissages, évaluations explicites, relation pédagogique hiérarchique) dans le réseau public. Un tel contraste pourrait, selon les auteurs, se comprendre sociologiquement, au moins en partie, en fonction des positions et trajectoires professionnelles caractéristiques respectivement des agents intermédiaires chargés de la mise en œuvre de la réforme dans chacun des deux réseaux : dans le réseau « libre », des « conseillers pédagogiques » ou « responsables de secteurs » qui ont été en quelque sorte « repérés » et « cooptés » par un autre « agent intermédiaire » ou par un dirigeant du réseau du fait de leur engagement dans des projets novateurs ou de leur implication dans le travail en équipe au sein de leur établissement, et dont la mission, bien souvent temporaire, est essentiellement de formation et d’accompagnement des enseignants, vis-à-vis desquels ils ne disposent d’aucune forme d’autorité légale ; dans le réseau de la Communauté, au contraire, des inspecteurs recrutés sur la base d’examens bureaucratisés garants d’une position spécifique dans la hiérarchie statutaire, exerçant à l’égard de leurs collègues enseignants une mission de contrôle plutôt que de « guidance ». Mais le contraste peut se comprendre aussi, plus largement, par référence aux systèmes de valeurs profonds dont se réclament respectivement les deux réseaux, valeurs « chrétiennes » d’autonomie, de développement personnel, de différenciation individuelle dans le réseau « libre », valeurs laïques de service public, d’égalité et de neutralité dans le réseau d’État : une opposition qui n’est pas sans rappeler (mais loin des anathèmes idéologiques et des fulgurances stylistiques) certains aspects du débat français entre « républicains » et « pédagogues ».
12L’attention qui peut être portée aux usages « heuristiques » du cadre conceptuel bernsteinien dans le développement de recherches empiriques originales comme celles qui viennent d’être ici évoquées n’exclut évidemment pas de porter attention aux apports possibles d’autres types de lectures de l’œuvre de Bernstein. C’est bien souvent par référence ou par comparaison à d’autres pensées qu’une pensée peut être caractérisée de la manière la plus juste ou la plus profonde. Ainsi Jean-Manuel de Queiroz prend la référence insistante de Bernstein à Durkheim comme fil directeur d’une lecture qui se veut à contre-courant des interprétations structuro-fonctionnalistes de ce dernier (celles qui voient dans la socialisation l’intériorisation d’un éventail de rôles prédéfinis) et qui rencontre Bourdieu sur son passage comme un hyper-structuraliste caché. Il y aurait ainsi entre Bernstein et Durkheim (notamment le Durkheim penseur de l’éducation) une communauté d’objets, une communauté de territoire, à cette différence près que Bernstein réaliserait vis-à-vis de Durkheim une opération d’extension (la pédagogie déborde le champ scolaire, elle est partout où s’apprend quelque chose), de renversement (passage d’une problématique de l’intégration à une problématique du contrôle) et de radicalisation.
13Une autre confrontation féconde est suggérée, cette fois entre Bernstein et Vygotski, dans les deux textes de Jean-Yves Rochex et Harry Daniels. Selon Jean-Yves Rochex, la pensée sociologique de Bernstein échapperait aux risques du déterminisme et du « sociologisme » par la capacité qu’elle aurait de faire toujours émerger, en marge du « réel réalisé », des possibles pour l’action et le choix politiques ainsi que par l’usage proprement dialectique qu’elle ferait des nombreuses dichotomies élaborées successivement d’un écrit à l’autre. C’est en effet bien souvent en termes de tension et de contradiction qu’il traite des phénomènes de séparation ou de « classification », par exemple la séparation, au Moyen Âge, entre le trivium et le quadrivium (alors que le premier, qui relève de l’ordre du Verbe, s’avère avoir été condition de possibilité du second, qui traite du monde physique). De même on ne doit pas penser en termes d’exclusion mais en termes de médiation ou d’élaboration réciproque les rapports entre savoir ésotérique ou savant et savoir profane ou ordinaire, ou entre « discours horizontal » et « discours vertical », etc. D’où la complexité de la question des rapports, dans l’enceinte des classes, entre connaissances scolaires et savoirs de la vie courante. On sait ainsi que certaines tentatives pour affaiblir les contraintes de classification et de cadrage, en recontextualisant dans les contenus des disciplines et des activités scolaires des fragments d’expérience ordinaire et des segments de « discours horizontal », peuvent contribuer à aggraver les difficultés scolaires des élèves les plus défavorisés et à creuser les inégalités : un avertissement qui devrait contribuer à nous tenir à distance du « populisme » aussi bien que du « légitimisme » pédagogiques. Cependant, selon Jean-Yves Rochex, pour penser de façon plus concrète les processus de développement individuel et les questions d’inégalité en matière d’éducation, une complémentarité s’avérerait souhaitable entre une conception forte du social (attentive aux phénomènes de complexité et de conflictualité) comme celle de Bernstein et une conception forte du psychisme, attentive à la pluralité de ses composantes et de ses formes et registres d’activité : un point sur lequel les apports de la pensée vygotskienne s’avèrent irremplaçables. Or c’est précisément une telle complémentarité (mais en quelque sorte symétrique de celle prônée par Jean-Yves Rochex) à laquelle fait référence Harry Daniels dans son texte « Positionnement du sujet et discours dans la théorie de l’activité » lorsqu’il souligne, en s’appuyant sur un ensemble de recherches anglophones récentes, tout ce que la théorie de l’activité développée par Vygotski et Léontiev aurait à gagner en prenant en compte certains apports originaux de la réflexion bernsteinienne autour notamment de la notion de positionnement social et des relations qui peuvent être établies entre division du travail, positionnement social, dispositions mentales et pratiques discursives.
14Dans les contributions de Roger Establet ou de Brian Davies, c’est davantage une perspective historique, un retour sur la réception de l’œuvre de Bernstein ou certains aspects du débat auquel elle a pu donner lieu qui prédominent. Ainsi, devant traiter de la place faite à l’œuvre de Bernstein dans certains enseignements de sociologie de l’éducation en France, Roger Establet souligne surtout l’influence de certains apports bernsteiniens sur des travaux qui ont constitué des contributions majeures au développement de la discipline, comme ceux de Claude Grignon sur l’enseignement professionnel (le CET des années soixante comme exemple parfait de classification forte et de cadrage rigoureux), ou leur valeur d’éclairage ou d’explicitation par rapport à des travaux comme ceux de Viviane Isambert-Jamati (dont, par exemple, la recherche sur l’enseignement du français au lycée fait ressortir les effets socialement inégalisateurs des pédagogies à classifications et cadrages faibles). Quant à Brian Davies, il s’interroge d’abord, dans un texte intitulé « Pourquoi Bernstein ? », sur le caractère relativement limité de l’impact de l’œuvre de Bernstein et les malentendus auxquels elle a pu donner lieu dans les pays anglo-saxons, avant de suggérer des exemples de travaux récents portant sur les pratiques, les dispositifs ou les politiques pédagogiques et susceptibles de contribuer à « combler le fossé entre la recherche et les impératifs politiques » (p. 61).
15Parmi les contributions réunies dans Actualité de Basil Bernstein, les deux dernières, celles de Johan Muller et de Nicole Ramognino se distinguent des autres par leur orientation principalement épistémologique. Il est vrai qu’il s’agit là d’une dimension constamment et fortement présente chez un auteur dont le dernier ouvrage est qualifié par Nicole Ramognino d’« épistémologie en acte ». Plusieurs arguments nourrissent le point de vue d’épistémologie sociologique qui est aussi un point de vue critique (ou encore une « lecture non orthodoxe ») développé par Nicole Ramognino : révision par Bernstein des cadres théoriques de la sociologie critique par l’observation des processus sociaux internes qui permettent de comprendre les régularités constatées de l’extérieur (par exemple la corrélation entre inégalités sociales et inégalités scolaires), prise en compte de la normativité de l’action permettant à une sociologie critique d’expliciter les attendus de sa critique, dépassement de l’opposition entre le micro et le macro, le local et le global, capacité d’analyse des phénomènes de changement social, mais aussi risque d’occultation, à travers la métaphore spatiale de la « frontière », de la nature essentiellement « productive » ou « co-productive » de l’échange social scolaire sous-jacent au processus d’acquisition-appropriation du savoir.
16Sous le terme de « tension essentielle » (terme emprunté probablement à Thomas Kuhn, bien qu’il renvoie en fait chez Kuhn à une problématique différente, à savoir la tension qui existe dans le travail du chercheur entre une obligation de conformité et une exigence d’originalité), Johan Muller, partant de l’opposition thématisée par Snow entre « les deux cultures », littéraire et scientifique (héritage de la vieille division médiévale entre le trivium et le quadrivium sur laquelle reviennent tour à tour Durkheim et Bernstein), et de celle évoquée par d’autres auteurs entre « sciences dures » et « sciences molles », ou « sciences pures » et « sciences appliquées », développe, à propos de la sociologie de la science mais aussi de la sociologie comme science, un parallèle entre « ces deux incomparables néo-durkheimiens » que seraient, selon lui, Bernstein et Bourdieu, celui-ci posant notamment la question de la compatibilité entre l’idée ou l’exigence de vérité et la possibilité d’une genèse sociale de la vérité, celui-là proposant plutôt une théorie de la différenciation du savoir qui revient à opposer les savoirs « à structure hiérarchique verticale » (qui tendent à subsumer de plus en plus de propositions sous des propositions de plus en plus générales, comme cela semble être le cas dans les « sciences dures ») et les savoirs « à structure horizontale », dont les langages résistent à l’intégration, comme ce serait le cas des sciences sociales, et plus particulièrement de la sociologie.
17En conclusion, parmi tous les intérêts et toutes les vertus d’un ouvrage particulièrement riche et divers et au sein duquel la présente lecture (en quelque sorte une lecture de lectures) n’a fait que repérer et dessiner un petit nombre de parcours possibles, c’est sur la dimension internationale que l’on voudrait mettre l’accent. Outre les travaux et publications de Bernstein lui-même, en grande partie non traduits, il existe en langue anglaise une énorme littérature bernsteinienne, issue notamment, dans la période récente, de symposiums internationaux (cf. les références ci-dessous), et qui a peu de chances d’être rendue un jour accessible en langue française. Issu d’un colloque international auquel ont participé nombre de chercheurs que leur itinéraire professionnel et leurs travaux ont rendus très proches de Bernstein, le présent ouvrage constitue donc un outil d’information et de travail particulièrement précieux, et à bien des égards exceptionnel, dont on se réjouit d’apprendre qu’il va lui-même, par une réciprocité dont la francophonie n’est pas coutumière, donner lieu à une traduction et à une publication chez un grand éditeur anglo-saxon. Il reste à souhaiter que le chantier de réflexion ouvert par cet ouvrage se poursuive par d’autres travaux, au rang desquels il serait passionnant de voir figurer une étude comparative sérieuse et systématique sur les deux grands sociologues de l’éducation hardiment qualifiés par Johan Muller d’« incomparables néo-durkheimiens ».