CHARTIER Anne-Marie. L’école et l’écriture obligatoire
CHARTIER Anne-Marie. L’école et l’écriture obligatoire. Paris : Retz, 2022, 333 p.
Texte intégral
1Avec L’école et l’écriture obligatoire, Anne-Marie Chartier compose le deuxième volet de son extraordinaire et patiente histoire des usages sociaux et de l’apprentissage de la lecture et de l’écriture à l’école. Le premier volet, L’école et la lecture obligatoire. Histoire et paradoxes des pratiques d’enseignement de la lecture (Retz, 2007), présentait « l’enseignement de la lecture de l’Ancien Régime aux années 2000 » (p. 309). Ici, il s’agit d’exposer les grandes étapes de la scolarisation de l’écriture bien avant le xvie siècle.
2Les écoliers ont d’abord écrit pour reproduire des modèles dits « à voix haute ». Ils le faisaient sur des tablettes en argile souple, en bois dur recouvert de cire, ou sur une planchette longue et étroite, avant d’effacer pour recopier et mémoriser. Les écrits ne contenaient pas de marques de l’oralité, reconstituées par le lecteur « à voix haute » en segmentant les mots et en ajoutant l’intonation en fonction du sens. L’apprentissage de l’écriture s’est longtemps fait dans la langue de l’école – en France, le latin –, considérée comme savante, que les écoliers ne comprenaient pas. Cela freinait, voire gênait la compréhension des textes, donc leur oralisation, créant des erreurs d’interprétation dommageables. Les langues vernaculaires locales, le français ou les patois régionaux, étaient utilisées à l’écrit en dehors de l’école pour des raisons pratiques, commerciales et artisanales. Plus tard, « en choisissant le français pour enseigner à lire, écrire et compter, les Frères des écoles chrétiennes se savaient en phase avec l’attente des boutiquiers et d’artisans soucieux pour leurs enfants d’une instruction utile à leur vie terrestre et pas seulement au salut de leur âme » (p. 37).
3À partir du viie siècle, pour réduire les erreurs de sens, on s’est efforcé de rendre graphiquement visibles les signes de l’oralisation. Petit à petit, celui qui écrit le texte n’est plus celui qui le met en voix lorsqu’il le lit, mais l’écrivain qui écrit avec la ponctuation et les espaces.
4Lorsque l’imprimerie se développe entre 1438 et 1450 avec Gutenberg, les élèves n’ont plus besoin de recopier les textes qui leur sont lus par les professeurs. À quoi bon apprendre par cœur des textes qui peuvent être imprimés ? Certainement parce que « le livre n’est pas “apparu” avec l’imprimerie et, au contraire, Gutenberg a cherché scrupuleusement à reproduire à l’identique ce qu’était un livre à son époque : […] un manuscrit ». Les lecteurs étaient lecteurs d’écriture ; plus rares étaient les lecteurs de livres imprimés.
5Qui enseignait l’écriture ? Les maîtres écrivains, recrutés parmi les copistes désœuvrés, les commerçants, les artisans ou encore les écrivains arithméticiens, itinérants ou sédentaires, se partageaient l’enseignement du lire-écrire-compter. En 1580, on peut lire leur première requête, demandant « que les maîtres d’école n’enseignent l’écriture dans aucune de ses parties » (p. 62), c’est-à-dire ni le geste d’écriture, ni la syllabe. Il faudra attendre le 23 juillet 1714 pour que le Parlement de Paris reconnaisse aux maîtres d’école « le droit d’enseigner l’écriture, l’orthographe, l’arithmétique et tout ce qui en est émané, comme les comptes à parties doubles et simples et les changes étrangers » (p. 63).
6L’école et l’écriture obligatoire est riche de savoirs sur l’enseignement de l’écriture, qui étonnent même l’auteure tant il va à rebours de la doxa sur le sujet. L’entrée dans l’écrit n’était pas préconisée avant l’âge de 10 ans, car l’enfant devait savoir lire en latin avant d’écrire. Sur une période qui s’étend des années 1600 aux années 1870 les maîtres d’école ont conçu l’apprentissage à la plume d’oie. Avec la IIIe République, les espaces d’écriture sont bouleversés. Les pupitres pour un ou deux élèves apparaissent et les cahiers et manuels imprimés commencent à déterminer les activités et approches pédagogiques, en suivant de près ou de loin les Instructions. On distingue les supports d’écrits à durée brève pour les brouillons et ceux des écrits destinés à être conservés, à l’exception du cahier du jour censé remplir les deux missions.
7Il est fascinant de découvrir au fil des chapitres comment les exercices canoniques de récitation, de copie, puis, plus tard, de dictée sont nés, ont été pratiqués pour maintenir le calme et le silence pendant que le maître et ses aides géraient le grand nombre d’élèves en classe, ainsi que l’hétérogénéité des niveaux. Rejetée par les pédagogies car « assimilée au dogmatisme catéchétique », la récitation n’en est pas moins restée gage de mise à disposition de savoirs utiles et aussi de mémorisation « de morceaux choisis de prose et de vers, “modèles de pensée, de morale et de style” » (p. 87). Si « la récitation catéchétique perdure, elle le doit non à la religion, mais à sa commodité pédagogique » (p. 97). De même, si la raison de pratiquer la copie, étudiée selon toutes ses facettes, était pragmatique, l’apprentissage qui en résultait était un bénéfice secondaire et non une finalité. Enfin, la dictée, invention française, dont la « procédure a été officialisée par l’arrêté du 16 juin 1880 sur l’examen du certificat d’études primaires, signé par Jules Ferry » (p. 184), « est le chaînon qui relie réception et production, elle fait assimiler des textes pour entrer en écriture » (p. 187). Jamais notée, de 1892 à 1945, « elle sert à bien d’autres choses qu’à l’orthographe » (p. 194) et persiste comme « un exercice qui ne coûte rien » (p. 191).
8Les plumes métalliques ne font vraiment leur entrée que lorsque le papier est en mesure d’absorber l’encre, préparée à l’aniline (vers 1880), sans se détériorer. Beaucoup d’écoliers d’autrefois, en France comme dans son empire colonial, se souviennent de sa belle coloration violette.
9Il aura fallu attendre le Second Empire pour voir des exercices permettant une entrée conjointe dans la lecture et l’écriture. De grands changements se produisent, notamment avec l’apparition de la composition de texte. Mais, « pour demander aux élèves d’écrire des textes, il faut, dans un premier temps, former les maîtres » (p. 123). Les brevets de capacité sont créés. Les écoles à classe unique fleurissent dans les villages, selon les modalités décrites par Rapet dans son « cours d’étude » de 1868 (progression linéaire, méthode mixte, trois cours obligatoires : élémentaire, moyen et supérieur) ; la même année, dans les groupes scolaires urbains, ce sont celles du règlement d’Octave Gréard qui s’appliquent.
10Aux enjeux de démocratisation et d’obligation de l’école vont s’ajouter les enjeux sociaux de scolarisation d’enfants jusque-là invisibles, de pédagogie (active, nouvelle), de didactique (l’étude des dispositifs), de hiérarchisation des disciplines et donc des savoirs qui se jouent dans les revues, mais aussi sur le terrain et, notamment, dans les disciplines naissantes, la psychologie de l’enfant et la linguistique. Si elles sont prescriptives, les Instructions de 1882, de 1923, de 1985, ainsi que le Plan Rouchette de rénovation du français de 1969, ne disent pas ce qui se fait sur le terrain et qui constitue pourtant la réalité de l’apprentissage.
11L’historienne réussit l’exploit de décrire, notamment grâce à « une vue d’en bas » reposant sur la pratique et l’analyse des cahiers, rares en histoire de l’éducation, à la fois les contextes sociaux, institutionnels et pédagogiques et les réalités d’enseignement et d’écriture. Cependant, « lire les écrits des élèves n’éclaire que partiellement la “boîte noire” de l’école, d’une part parce que les traces écrites ne disent rien des échanges oraux au fil des jours, des interactions maître et élèves, de l’évolution des classes, des contraintes de situation locales ; d’autre part, parce que les produits scolaires ne nous informent pas d’emblée sur leur production » (p. 31). Ses réflexions méthodologiques et sa posture portent sur le passé et le présent : « Qu’en est-il des outils “qui font écrire” ? […] Aurait-on intérêt à abandonner les cahiers ou classeurs au lycée pour l’ordinateur, comme aux États-Unis ? » (p. 298).
12Elle termine son propos en évoquant les mouvements d’éducation populaire, la naissance de la didactique des langues avec l’apparition de l’audiovisuel et l’essor du numérique. Anne-Marie Chartier situe les bouleversements moins dans les supports que dans les créations institutionnelles liées aux examens, comme l’évaluation. « À l’école tout finit par être évalué. […] Les QCM délient le contrôle des savoirs de leur restitution écrite. Le QCM teste “la mémoire de reconnaissance” (retrouver la bonne réponse dans une liste), mais ni la mémoire de rappel (trouver la bonne réponse dans sa mémoire), ni la capacité de raisonnement (induire ou déduire à partir de ce qu’on sait) » (p. 304). Elle pose un regard ouvert et curieux sur les nouvelles écritures oralisées et les littératies contemporaines. « En effet, contrairement à ce que disent les discours médiatiques, l’environnement numérique ne modifie pas les apprentissages […], ni les formes d’apprentissages. […] Seules les modalités d’apprentissage sont inédites, du fait de la variété, de la disponibilité et de l’interactivité des ressources » (p. 305). S’agissant des écrits numérisés, « la dichotomie oral/écrit s’avère impuissante à qualifier [la] prose proliférante [qui] pourrait se répartir dans un “fondu enchaîné” allant des productions les plus normées vers celles qui le sont le moins » (p. 293).
13Pour conclure, Anne-Marie Chartier écrit ici ce qu’on appelle une somme, tout en questionnements, jamais anachroniques, sur les dynamiques sociales de la scolarisation de l’écriture. Elle poursuit son œuvre en offrant une vision historique et contemporaine sur laquelle fonder des comparaisons, des opinions, utiles aux réflexions didactiques et pédagogiques émancipatrices. En complément au premier volet de ce travail, chercheurs, praticiens, étudiants peuvent comprendre comment naissent les pédagogies de l’écrit et comment elles ont été incarnées.
Pour citer cet article
Référence papier
Anna Cattan, « CHARTIER Anne-Marie. L’école et l’écriture obligatoire », Revue française de pédagogie, 220 | 2023, 146-148.
Référence électronique
Anna Cattan, « CHARTIER Anne-Marie. L’école et l’écriture obligatoire », Revue française de pédagogie [En ligne], 220 | 2023, mis en ligne le 01 décembre 2023, consulté le 10 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rfp/13347 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rfp.13347
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