BRODY Aymeric, CHICHARRO Gladys, COLIN Lucette & GARNIER Pascale. Les « petits coins » à l’école. Genre, intimité et sociabilité dans les toilettes scolaires
BRODY Aymeric, CHICHARRO Gladys, COLIN Lucette & GARNIER Pascale. Les « petits coins » à l’école. Genre, intimité et sociabilité dans les toilettes scolaires. Toulouse : Érès, 2023, 300 p.
Texte intégral
1L’ouvrage s’intéresse à un lieu et à des pratiques a priori anecdotiques, les toilettes et leurs usages, qui s’avèrent pourtant centraux dans la vie quotidienne des établissements scolaires. Ce « marronnier », comme il est désigné dans certains collèges pour parler d’un sujet sans cesse abordé, excédant les personnels scolaires qui préféreraient parler de sujets plus scolaires, est posé ici comme un objet de recherche très sérieux. D’abord du fait de préoccupations médicales, puisque nombreux sont les élèves qui ne se rendent pas dans les toilettes de leurs établissements (surtout pour la défécation, moins pour la miction), ce qui provoque ensuite des pathologies liées à cet évitement (fuites, infections urinaires, constipations chroniques). Ensuite un tel sujet paraît cohérent avec les thématiques du laboratoire Experice (Expérience, Ressources culturelles, Éducation) dont proviennent les chercheurs qui ont collaboré à l’ouvrage : les situations quotidiennes de la vie scolaire, les « coulisses » en dehors des questions d’enseignement et de réussite scolaire. Enfin, plus généralement, les toilettes sont un observatoire privilégié des représentations sociales du corps, du genre, de la saleté, des relations adultes-enfants ainsi que des pratiques corporelles d’hygiène et de santé.
2Les recherches menées jusqu’à présent sur les toilettes scolaires ont été conduites essentiellement sous l’angle statistique (1/3 des élèves ne vont pas aux toilettes à l’école, pour des questions de propreté mais aussi de craintes liées à l’usage de ces lieux). Elles restent par ailleurs très normatives (en regrettant par exemple que les normes ne soient pas respectées ou que la surveillance adulte soit défaillante). Le pari des auteurs du livre est d’aborder cet objet de manière qualitative, de la maternelle au lycée, en recueillant principalement le point de vue des enfants. Les toilettes sont un lieu central et décisif où se construit au fil de la scolarité un curriculum enfantin caché et informel, dans un cadre façonné par les adultes. Les choix méthodologiques effectués sont assez classiques dans les travaux recueillant le point de vue des enfants (dessins et photos réalisés par les enfants, entretiens collectifs, observations) mais revêtent un caractère particulier du fait des prudences déontologiques nécessaires relatives à l’objet de recherche.
3Le corps est un impensé dans l’école, selon une conception occidentale de la dichotomie corps/esprit. Or, les toilettes étant un lieu où on ne peut pas faire abstraction des corps (déshabillage, fesses, urine, excréments, sang, masculin, féminin…), on peut donc se demander comment les enfants se confrontent aux usages scolaires des toilettes, tout en ayant déjà appris des techniques du corps dans leurs familles et en participant à une socialisation entre pairs. Les auteurs analysent ainsi la manière dont les enfants s’emparent de l’espace et des pratiques des toilettes, lieu élaboré selon des représentations du genre (la séparation genrée ne daterait que du xixe siècle, les enfants apprennent des manières différentes d’uriner selon le genre), de la pudeur (on a longtemps pensé que le besoin de cacher son corps et ses manifestations corporelles était inexistant chez les jeunes enfants de maternelle, d’où l’instauration d’espaces ouverts sans porte), de la surveillance et de l’éducation (il est admis que les enfants avançant en âge, les adultes doivent être moins présents dans les toilettes). L’usage des toilettes renvoie enfin à un partage pédagogique des responsabilités entre adultes et enfants (comment les enfants déjouent la surveillance, comment les responsabiliser) mais aussi à une division du travail entre adultes qui n’est pas neutre du point de vue des rapports sociaux de genre (ce sont les femmes qui le plus souvent nettoient le corps des enfants et les toilettes) ainsi que de la position sociale (les « premières lignes » de la propreté comme les Atsem ou les personnels de service ont aussi des diplômes et des rémunérations moins élevés que les enseignants).
4Après une introduction, l’ouvrage se décline en plusieurs parties qui vont porter plus spécifiquement sur un segment de la scolarité. Le premier chapitre aborde l’école maternelle avec la découverte des toilettes scolaires (collectifs, de petite taille), l’injonction à la propreté (qui est susceptible d’engendrer des tensions entre les professionnels, les enfants et leurs parents), l’éducation du passage aux toilettes (plus ou moins collectif ou individuel). La mise à distance du corps, l’éloignement du regard professionnel sont prônés du fait des inquiétudes liées à la pédophilie mais aussi d’une valorisation de l’autonomie. Ces habitudes professionnelles peuvent avoir des conséquences pour les enfants qui n’ont pas encore acquis certaines techniques du corps comme le nettoyage. Un deuxième chapitre traite du passage de la maternelle à l’école élémentaire. Les élèves sont confrontés à un changement radical du point de vue des toilettes qui deviennent séparées filles/garçons et qui se ferment avec une porte, ce qui permet plus d’intimité personnelle ainsi que le développement de pratiques ludiques (surf, yamakasi, lancer de boulettes de papier au plafond). Le chapitre 3 relate une recherche menée par des étudiants de master dans laquelle des élèves de primaire devaient dessiner leurs toilettes réelles et leurs toilettes imaginaires. Le chapitre 4 s’attache à analyser en quoi les toilettes sont un point extrêmement sensible dans un collège, sans que les professionnels ni les élèves n’arrivent à concevoir des solutions pérennes contre les problèmes de dégradations et de salissures. Les élèves apparaissent comme les premières victimes et les premiers responsables de la dégradation des lieux, avec une responsabilité essentiellement portée par les garçons. Mais, pour autant, les élèves utilisent les toilettes comme un lieu de sociabilisation juvénile, avec la construction d’un monde privé, permettant de construire une identité collective. Enfin, dans le chapitre 5, une recherche menée dans un lycée montre qu’à ce niveau d’enseignement, les toilettes ne sont plus vécues comme un problème et ne font d’ailleurs plus l’objet d’une surveillance systématique par les adultes. Les élèves entretiennent des relations plus respectueuses entre eux (par exemple les règles des filles sont moins taboues) même si subsistent encore les représentations des garçons comme étant plus « sales » dans les toilettes, ce qui n’est pas constaté dans les faits par l’enquête. Les élèves insistent par ailleurs sur l’importance de la préservation de leur intimité avec la fréquentation de toilettes différentes de ceux des adultes.
5Cet ouvrage a le mérite de s’emparer d’un problème reconnu comme préoccupant dans les établissements scolaires mais peu traité scientifiquement, surtout du point de vue des élèves qui sont ici les principaux enquêtés. Les approches disciplinaires plurielles (sociologiques, ethnologiques et psychologiques) resituent cet objet dans des enjeux de société plus larges que la simple compréhension de la vie quotidienne scolaire : la construction du rapport au corps, de son intimité et des relations de genre ou encore le développement d’une socialisation enfantine dans un lieu institutionnel ainsi que la division sociale du travail notamment autour d’un « sale boulot ». Trois questionnements sont proposés afin de poursuivre la discussion scientifique, sans remettre en cause l’intérêt du livre. D’abord, l’élargissement des terrains d’enquête ne pourrait-il pas permettre de vérifier la validité des résultats (par exemple est-il sûr que tous les lycéens ont cet usage aussi pacifié des toilettes ?) ? Ensuite, les contraintes de l’apprentissage de la propreté en termes de « disciplinarisation du corps » ne doivent-elles pas être resituées plus largement comme inhérentes au processus de socialisation des jeunes enfants dans notre société, processus qui leur permet de partager les habitudes sociales d’un groupe ? Enfin les interprétations concernant les toilettes non genrées ne reflètent-elles pas une conviction plus présente chez les chercheurs de l’ouvrage que dans les préoccupations des élèves interrogés ?
Pour citer cet article
Référence papier
Rachel Gasparini, « BRODY Aymeric, CHICHARRO Gladys, COLIN Lucette & GARNIER Pascale. Les « petits coins » à l’école. Genre, intimité et sociabilité dans les toilettes scolaires », Revue française de pédagogie, 220 | 2023, 144-145.
Référence électronique
Rachel Gasparini, « BRODY Aymeric, CHICHARRO Gladys, COLIN Lucette & GARNIER Pascale. Les « petits coins » à l’école. Genre, intimité et sociabilité dans les toilettes scolaires », Revue française de pédagogie [En ligne], 220 | 2023, mis en ligne le 01 décembre 2023, consulté le 12 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rfp/13322 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rfp.13322
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