1Entreprendre une recherche-action visant à mesurer la croissance du jugement moral ne va pas de soi dans la mesure où elle suppose une réflexion sur ce que sont la morale et la place du jugement dans celle-ci, elle prend pour hypothèse à vérifier que le jugement moral n’est pas donné mais construit et peut en ce sens croître et enfin elle présuppose l’idée de croissance (ou de progrès) du jugement moral et, par conséquent, l’idée d’une orientation axiologique non neutre de l’histoire humaine, avec tous les dangers politiques que cette idée véhicule. Le fait, par exemple, de faire prévaloir l’autonomie de la volonté et du jugement sur l’hétéronomie.
2La psychologie morale a souvent pris le risque de ne pas interroger ces présupposés. Tant Jean Piaget que Lawrence Kohlberg ont, par exemple, pris l’autonomie de la volonté et du jugement comme un critère déterminant de la moralité. Des psychologues « culturalistes » ont eu ainsi beau jeu de disqualifier leurs théories pour ethnocentrisme (Tostain, 1999a, p. 52) puisque les sociétés traditionnelles sont généralement plus holistes qu’individualistes, que la validité d’une norme y est généralement consacrée. Il est cependant possible de montrer, sans jugement de valeur, que la Constitution des démocraties modernes et contemporaines ne peut s’opérer qu’au prix de la reconnaissance d’un principe moral de l’autonomie politique des citoyens qui s’attribuent eux-mêmes, par la voie juridique, des droits individuels. Ce changement, cette révolution, constituent-ils un progrès moral pour l’humanité ? C’est à elle d’en décider mais rien ne nous empêche, dans nos sociétés, de répondre par l’affirmative à cette question pour autant que nous ne voulions pas imposer notre modèle universellement et que nous nous contentions de le penser « universalisable » à l’issue d’une discussion sérieuse avec tout citoyen du monde. Telle est en substance la posture qu’adopte le philosophe allemand Jürgen Habermas, plutôt que de vouloir, comme Kohlberg, asseoir les critères d’une morale universelle.
3L’autonomie, morale et politique, nécessite des compétences cognitives supérieures. Le passage de la « communauté » à la « société » – comme le nomme le philosophe et sociologue allemand Tönnies (1977) –, que sanctionnent les révolutions démocratiques modernes, suppose la capacité à généraliser et à formaliser les règles de conduite de manière à pouvoir médiatiser le rapport des hommes et des citoyens entre eux (se reconnaître) sans se connaître. Ainsi peut-on comprendre la recherche d’Emmanuel Kant, dans la Critique de la raison pratique, des conditions de possibilité de normes morales qui prescriraient catégoriquement à l’individu libre d’agir de telle ou telle manière quelles que soient les éthiques (téléologiques) particulières ou communautaires. Enfin, plus fonctionnellement, vivre en « société » nécessite un nouveau type de coordination/coopération entre les personnes – non proches géographiquement et non familières – qui exige de l’individu une capacité de décentration encore plus performante : pouvoir adopter librement non seulement le point de vue commun d’une communauté, mais un point de vue général ou universel.
4Que cette décentration nécessite un jugement moral abstrait, et donc un niveau de développement moral plus élevé (quant à la forme), ne signifie pas pour autant que le psychologue du développement puisse, lui-même, déterminer le contenu substantiel d’un jugement moral autonome. Or, c’est dans ce travers qu’est tombé Lawrence Kohlberg en définissant le contenu des stades post-conventionnels (Leleux, 2003).
5Cependant, malgré cette critique épistémologique, la logique du développement du jugement moral que Kohlberg a mis au jour reste « une référence incontournable » (Tostain, 1999b, p. 135) à condition, me semble-t-il, dese référer exclusivement à la forme du jugement et de ne garder comme critères du jugement post-conventionnel que sa forme principielle sans vouloir différencier les stades 5 et 6 quant au contenu substantiel (Leleux, 1997).
6Les deux grandes théories du développement moral, celle de Jean Piaget et celle de Lawrence Kohlberg, sont des théories du développement du jugement moral. Idéalement, une théorie du développement moral devrait prendre en compte toutes les dimensions de l’expérience morale, aussi bien cognitive, conative qu’affective. Cependant une théorie de l’évolution du jugement moral est déjà intéressante sur le plan éducatif dans la mesure où des recherches ont permis d’établir « une bonne corrélation entre le développement du jugement moral » et l’action morale, comme, par exemple, « la résistance à l’obéissance, la résistance à la tentation de tricher, et la non-délinquance » (Rainville, 1978, p. 62). En outre, il est extrêmement difficile, voire impossible, d’évaluer ou de mesurer l’action morale ou le ressenti moral dans un contexte expérimental, forcément hypothétique. C’est cette difficulté épistémologique qu’ont rencontrée des anciens collaborateurs de Kohlberg qui ont voulu compléter sa théorie en faisant intervenir des critères de moralité tels que la sollicitude (Carol Gilligan) ou l’empathie (Elliot Turiel) (Tostain, 1999b, chapitre iv et v).
7En revanche, limiter comme le fait Kohlberg le jugement moral au « point de vue moral » (de justice) (Kohlberg, 1981, p. 194) me semble réducteur. Si l’on peut comprendre, du point de vue transcendantal où il se place, que Kant n’ait considéré comme « moral » que ce qui transcende les particularités éthiques, il me paraît qu’une théorie du développement du jugement moral devrait prendre en compte aussi bien le « point de vue moral » (impératif catégorique) que celui de la « vie bonne » (impératif hypothétique).
8Enfin, même s’il nous faut distinguer la moralité individuelle – et l’autonomie subjective ou privée – et la moralité publique (l’autonomie politique), d’un point de vue méthodologique, il n’y a pas de raison de restreindre la question du développement du jugement moral à la première.
- 1 Hegel (1940 ou 1993) utilise le terme de Sittlichkeit – que certains auteurs francophones traduisen (...)
9Dans la mesure où la citoyenneté, en tant que reconnaissance de l’autre, suppose la moralité, même si la citoyenneté ne relève que d’une partie de la moralité – la moralité publique, c’est-à-dire l’ensemble des obligations légales nécessaires au vivre ensemble avec des personnes que l’on ne connaît pas et que l’on n’aime pas forcément, indépendamment des convictions subjectives –, il me paraît légitime de ne pas restreindre le jugement normatif au jugement moral, la moralité (Sittlichkeit 1) à la morale (Moralität) et de comprendre le jugement normatif comme une seule entité : un jugement moral et citoyen qui prétend au « bien » ou au « juste », sans que ce jugement soit « bien » ou « juste » pour autant, sans que la validité de celui-ci, autrement dit, n’ait été préalablement discutée avec tous ceux qu’il concerne (Habermas, 1992, p. 34). Seule la quantité du public concerné par la norme d’action peut varier selon les cas (Leleux, 2008, chapitre xi).
10J’entends par « discussion à visée philosophique » (que j’abrégerai dans la suite du texte par le sigle dvp) un dispositif de discussion, inspiré de la « philosophie pour enfants » de Matthew Lipman, qui vise à développer le jugement normatif par le questionnement, le dialogue critique et la recherche coopérative de la « vérité » (ici, le « bien » et le « juste »), qui jouerait, autrement dit, un rôle accélérateur dans l’acquisition des compétences cognitives supérieures, comme la conceptualisation, la réflexion et la pensée abstraite(Leleux, 2005) qui interviennent dans le jugement moral et citoyen autonome (penser par soi-même, formuler et « habiller » sa pensée, justifier ses choix et en répondre, découvrir le pluralisme des idées, des normes et des valeurs et acquérir une pensée critique dans la confrontation avec les pairs, mener une recherche coopérative de la « vérité », se décentrer, adopter un point de vue de réciprocité, anticiper les conséquences, bref, comme le dit Kant, faire usage de « pensée élargie » et donc d’humanité (Kant, 1989, p. 127).
11Matthew Lipman a passé une bonne partie de sa vie à convaincre l’opinion publique de l’intérêt des questionnement, réflexion et discussion philosophiques pour améliorer l’apprentissage en général (Lipman, 2005). Les effets bénéfiques de son dispositif de « philosophie pour enfants » (PPE) sont globalement avérés (Mortier, 2005). Beaucoup d’enseignants de par le monde, convaincus par le dispositif, pratiquent la PPE selon Matthew Lipman. Ce dispositif de PPE, comme tout dispositif pédagogique d’ailleurs, a subi ici et là des aménagements sur le terrain : tous ne sont pas judicieux d’ailleurs s’ils négligent l’apprentissage des compétences principales que vise Lipman (Lipman, 2005).
- 2 Il s’inspire plutôt de certaines nouvelles pratiques en France : voir par exemple Michel Tozzi (200 (...)
12Le dispositif de la DVP tel que je l’enseigne et tel qu’il a été appliqué dans la recherche, sans renier sa dette pédagogique à l’égard de Lipman, a été simplifié par rapport au dispositif de PPE 2 :
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L’enseignant part d’un album, d’un conte, d’une fable, d’une citation, d’un dilemme… pour susciter un questionnement des élèves. La cueillette des questions au tableau n’est qu’une phase d’amorçage de la discussion alors qu’elle est un moment décisif dans le dispositif de Lipman puisqu’elle vise au développement de la compétence des élèves à questionner.
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- 3 Les questions posées par les élèves peuvent être de deux types. Il y a les questions factuelles aux (...)
Partant de deux ou trois questions non factuelles, dites philosophiques 3, indiquées au tableau avec le prénom de l’enfant qui l’a posée, l’enseignant anime une discussion d’une vingtaine de minutes dont l’objectif est la recherche de réponses à ces questions.
-
À l’issue de cette discussion, l’enseignant demande à chaque élève de rédiger une « sagesse du jour » (sorte de petit conseil ou précepte pour un ami) qui résumerait la discussion que les élèves viennent d’avoir. L’objectif étant ici que l’élève apprenne à formuler/structurer sa pensée par écrit sous une forme généralisante (synthétique) mais aussi, ce que ne préconise pas Matthew Lipman prioritairement, à développer son jugement normatif en se confrontant aux arguments de ses pairs.
-
Les enfants qui le veulent peuvent ensuite présenter leur sagesse du jour au reste de la classe en vue du vote de la sagesse du jour de la classe (présentée par l’enseignant comme le résultat provisoire et faillible de la discussion).
-
Tous les élèves peuvent voter une fois pour plusieurs sagesses de telle sorte, d’une part, qu’ils n’aient pas tendance, dans un vote unique, à préférer la sagesse de leur ami(e) et, d’autre part, pour que la sagesse de la classe soit bien une généralisation à laquelle la discussion de la classe a mené. Dans le cas d’un ex æquo, chaque élève départage par un vote unique les sagesses en concurrence. Le vote permet aussi l’apprentissage d’une des procédures démocratiques de la formation de la « volonté générale ».
-
La sagesse individuelle et celle de la classe seront conservées par écrit dans le « carnet de l’apprenti philosophe » et pourront être illustrées par l’enfant (dessin, documents…) Ce carnet permet à l’élève un dialogue avec lui-même dans le temps, la contribution au développement de son identité et intimité, de même qu’une trace de la pensée d’autrui à laquelle il pourra se confronter dans la durée.
13J’ai choisi de recourir au procédé de DVP plutôt qu’à celui de PPE pour une raison d’ordre pragmatique : le protocole de DVP peut tenir dans une période de 50 minutes à l’école fondamentale tandis que celui de PPE permet tout au plus, en 50 minutes, de lire le texte, de recueillir les nombreuses questions et de les regrouper. Une communauté de recherche de réponses aux questions devant la plupart du temps être reportée sur une deuxième période de 50 minutes. Le choix du dispositif de DVP n’indique donc en rien une critique du dispositif de PPE qui permet, lui, de développer des compétences supplémentaires (questionner, classer, chercher en groupe autrement que par la discussion).
- 4 Les huit sujets de DVP étaient les suivants :
1. Le premier sujet pouvait être problématisé au choi (...)
14Toutefois, que le dispositif soit de PPE ou de DVP, il importe, comme le souligne Lipman, que la discussion soit problématisée et préparée par l’enseignant pour dépasser le simple échange verbal ou le pseudo-dialogue. Le lecteur pourra trouver en annexe 2, sous la forme d’un procès-verbal de réunion, un exemple de préparation à la DVP que six des onze chercheurs ont coopérativement élaborée, et en annexe 3 des exemples de sagesses du jour pour l’une des huit DVP qui ont été pratiquées dans toutes les classes expérimentales dans le même ordre chronologique 4.
- 5 Julie Van Itterbeek est la seule chercheuse qui ait été diplômée dans une autre Haute école.
15Les 19 instituteurs qui ont mené avec moi cette recherche-action ont eu une formation à la pédagogie active socioconstructive (l’enseignant prépare les conditions d’une appropriation des savoirs par l’apprenant lui-même dans sa relation aux pairs). Dix-huit d’entre eux ont été formés à la Catégorie pédagogique Defré de la Haute école de Bruxelles 5 où je dispense depuis plus de dix ans la didactique de l’éducation à la citoyenneté et de la morale non confessionnelle. J’ai pu, tout au long de cette décennie, rencontrer de futurs instituteurs que le sujet de la recherche intéresserait et qui y contribueraient avec le sérieux et la rigueur qu’une recherche nécessite pour que l’on puisse prendre en compte ses résultats. Que ces instituteurs, devenus collègues chercheurs, en soient dès à présent remerciés.
16Outre les qualités pédagogiques et de véritables motivations pour la recherche des instituteurs chercheurs, un autre critère a prévalu pour la constitution de l’équipe de recherche : je voulais que la recherche s’étale de la 1re année primaire (6-7 ans) à la 6e année primaire (11-12 ans). Une institutrice, qui enseigne dans un cycle 5-8 ans, m’a toutefois convaincue d’étendre la recherche à ce cycle, en duo avec sa collègue. Nous verrons cependant que les résultats sont mitigés et que le cycle 5-8 ans devrait faire l’objet d’une recherche spécifique.
- 6 Quinze élèves de 13 ans en début d’année scolaire de 6e année primaire, soit 4 % de l’échantillon.
17Vingt-six classes de l’enseignement fondamental, soit 400 élèves de 5 à 12 ans 6, couvrant toutes les classes de l’enseignement primaire en Belgique, ont été soumis à un pré-test fin septembre début octobre 2007 et à un post-test fin mai début juin 2008.
18Ces 26 classes ont été réparties en deux groupes de telle manière qu’il y ait au moins un groupe témoin pour chacun des groupes expérimentaux :
- 7 Et leur instituteur : Julie Van Itterbeek en cycle 5-8, Frédérique Strubbe en 1re année primaire, É (...)
19Le groupe témoin 7 (10 classes, 159 élèves, 80 garçons et 79 filles) dans lequel aucune discussion à visée philosophique (DVP) n’a été organisée dans l’intervalle entre le pré-test et le post-test ;
- 8 Et leur instituteur : Caroline Lhoir en cycle 5-8, Roland Bosco et Annick Perona en 1re année prima (...)
- 9 Catherine Jeanmart signale dans son rapport qu’à côté des huit DVP prévues par le protocole de rech (...)
20Le groupe expérimental 8 (16 classes, 241 élèves, 110 garçons et 131 filles) dans lequel, une fois par mois, huit DVP ont été organisées dans l’intervalle entre le pré-test et le post-test 9. Notons qu’une classe, celle d’Annick Perona, est une classe cycle réunissant une 1re et une 2e année primaire (6-8 ans). Les résultats ont été scindés entre ceux de 1re et ceux de 2e année.
21Chaque chercheur a transcrit les réponses des élèves de sa classe au pré-test et au post-test en proposant un stade du développement. Les chercheurs du groupe expérimental m’ont en outre transmis le résultat des DVP sous la forme de sagesses du jour individuelles et de la sagesse du jour votée par la classe.
22Les 15 écoles de l’échantillon brassent tous les milieux sociaux, des écoles à discrimination positive dans des quartiers défavorisés à des écoles privées qui s’inspirent de la pédagogie Freinet. Deux sont situées au Luxembourg, les autres à Bruxelles.
23J’ai choisi de mesurer le développement du jugement moral et citoyen en me fondant sur la théorie du développement du jugement moral de Lawrence Kohlberg et ses six stades du développement.
24Les stades du développement sont déterminés chez Kohlberg, après un « entretien clinique semi-structuré » (Vandenplas-Holper, 1999, p. 27), sur des dilemmes moraux, en fonction de l’argumentation du sujet expérimental pour le choix qu’il a opéré entre deux issues d’un dilemme moral, quel que soit ce choix. Très succinctement rappelons comment se définissent pour lui les six stades du jugement moral :
I. Niveau pré-conventionnel
1) Le centre de gravité de la justification du choix est l’évitement de la punition (quelle que soit la règle).
2) La justification prend appui sur l’intérêt égocentrique (même si le choix bénéficie aussi à l’autre).
II. Niveau conventionnel
3) La justification se réfère aux normes valides pour l’entourage.
4) Le centre de gravité de la justification est la conformité aux règles sociales et juridiques (ordre social, lois et règlements).
III. Niveau post-conventionnel
5) Les principes du contrat social sont au centre de la justification (les droits fondamentaux et les contrats légaux d’une société démocratique même s’ils entrent en conflit avec les règles d’un groupe) ainsi que les droits à la vie et à la liberté.
6) La justification prend appui sur les principes universels de justice (égalité des droits et respect des humains) valables pour toute l’humanité (Kohlberg, 1981, p. 409).
- 10 La synthèse de J. R. Snarey, la plus complète sur la question selon Manuel Tostain, qui fait le « b (...)
25Malgré les critiques que l’on peut adresser à cette théorie et que j’ai mentionnées au début de cette contribution, elle conserve sa pertinence, du moins pour les niveaux pré-conventionnel et conventionnel (stades 1 à 4) 10. En revanche, la différenciation entre les stades 5 et 6 au niveau post-conventionnel est sujette à caution, comme je m’en suis déjà expliquée, parce qu’il ne peut y avoir de principes justes a priori, seulement des principes universalisables à l’issue d’une discussion avec toutes les personnes qu’ils concernent. Mais, avec des élèves de 13 ans au plus, cette difficulté théorique ne risque pas d’interférer puisque les enfants de cet âge ne sont en général pas capables de justifier un choix moral en termes de principes (abstraits). L’argumentation avancée par les élèves lors des 800 tests de notre présente recherche se réfère la plupart du temps à des exemples particuliers et aucune ne s’en détache pour formuler une justification principielle. De toute façon, j’avais prévu dès le départ de la recherche de ne pas différencier les stades 5 et 6 avec une catégorie de classement globale « stade 5/6 » en raison de mon désaccord avec l’approche épistémologique de Kohlberg sur ce point.
- 11 « Du point de vue de la complémentarité entre le droit et la morale, les procédures législatives pa (...)
26L’avantage de prendre les stades de Kohlberg pour étalon est d’éviter les « normalisations morales » qui nous empêcheraient d’isoler la variable à mesurer (le développement du jugement moral) d’un effet appris en classe. Par exemple, dans le dilemme que j’ai choisi pour le pré-test et le post-test, celui de la fourmi dans la fable de Jean de La Fontaine qui a travaillé tout l’été pour amasser des provisions et qui se retrouve confrontée l’hiver à une cigale affamée, parce qu’elle a passé l’été à chanter, qui lui demande à manger : « que devrait faire la fourmi ? Donner ou non de la nourriture à la cigale ? Et pourquoi ? », il n’y a pas de « bonne » réponse : le refus de partager est tout aussi légitime que le choix de le faire. Le principe de solidarité guide les politiques sociales de nos sociétés démocratiques, européennes en particulier, mais le système de sécurité sociale évite au citoyen individuel d’être confronté quotidiennement à ce dilemme moral tout en l’obligeant à contribuer financièrement et équitablement à l’aide des démunis. En quoi, comme l’a montré Habermas (1997), le droit supplée la morale 11.
27Le premier sujet de DVP (voir la note 4) avait d’ailleurs été choisi en vue d’étayer, par la discussion, le sujet du pré-test et du post-test et ainsi vérifier, incidemment, si la discussion du point de vue substantiel du dilemme pouvait influer sur le diagnostic développemental. Or, même si certains élèves, dans le post-test, ont changé d’avis quant à ce que la fourmi devrait faire (aider ou non la cigale), le stade de l’argumentation morale n’en a pas forcément été affecté.
28Par exemple, Hamza (10-11 ans) change d’avis mais le centre de gravité de sa justification reste au stade 2 (donnant donnant) : « La fourmi ne doit pas aider la cigale parce que, pour moi, la cigale devait faire des récoltes avant la fin de l’été au lieu de chanter. » (pré-test) ; « La fourmi doit aider la cigale parce que la cigale a chanté et elle devrait recevoir une récompense. » (post-test) Cet exemple nous permet de souligner que toute tentative de la part de l’enseignant pour « normaliser » le jugement normatif de l’élève et toute injonction morale n’ont pas d’effet automatique sur le plan de la justification morale et le niveau de moralité. Ce qui plaide, si besoin était, pour que l’enseignant vise surtout à problématiser les opinions ou idées, à relancer, par ses questions, la réflexion, à aider à la formulation des idées et au dialogue critique, plutôt qu’à moraliser.
29Comme chez Piaget, pour Kohlberg, le passage d’un stade à l’autre est une nouvelle structure qui inclut la précédente mais la « transforme de telle manière qu’elle représente un équilibre plus stable et plus vaste » (Kohlberg, 1981, p. 194) à la suite d’un conflit sociocognitif. Or, il n’était ni pensable ni fiable pour cette recherche-action de mesurer le passage individuel d’un stade au stade supérieur dans l’espace d’une année scolaire, avec ou sans DVP, d’autant que les arguments peuvent varier de stade en fonction des dilemmes moraux auxquels le sujet expérimental est confronté. Selon Jacques Lalanne, le centre de gravité du jugement, bien que généralement cohérent, peut osciller entre des argumentations issues de stades adjacents : 50 % au stade n et 25 % aux stades n + 1 et n - 1 (Lalanne, 1990, p. 17). J’ai donc choisi de calculer la croissance moyenne du jugement normatif de la classe.
- 12 Wark et Krebs ont montré en 1996 que « 88 % des participants présentent des niveaux de raisonnement (...)
30En tout cas, compte tenu du réquisit mis au jour par Lalanne en ce qui concerne la cohérence du jugement, le pré-test et le post-test étaient constitués du même dilemme : « que devrait faire la fourmi ? Donner ou non de la nourriture à la cigale ? Et pourquoi ? » D’autant que j’avais pu constater, lors de la direction du travail de fin d’études de Sébastien Nicolay (2006), que le fait de recourir à des dilemmes différents entre le pré-test et le post-test pouvait engendrer des disparités de niveau de jugement : un dilemme au sujet du droit individuel de propriété (vs vol) permettait davantage des justifications de stade 4 qu’un dilemme au sujet de l’amitié. C’est ce que constatent aussi Wark et Krebs en 1996 12.
- 13 Ce que souligne aussi Lehalle (2004, p. 307) : « dans le système de Kohlberg, le passage du stade 3 (...)
31Le dilemme de la fourmi vis-à-vis de la cigale présente toutefois un inconvénient : à moins de connaître les lois, belges ici, sur les contributions à la sécurité sociale, l’assistance à personne en danger ou sur l’octroi d’un revenu minimum d’intégration, la référence à la loi (stade 4) est peu probable chez des élèves de l’école fondamentale à moins que l’instituteur ou la famille ne l’ait évoquée 13.
32Ainsi, par exemple, Martin justifie son choix d’aider la cigale en disant : « Dans l’Union Européenne, la devise est l’union fait la force donc aider son voisin. » (Martin, 11-12 ans) ou Marie en évoquant la notion de « droit » : « La cigale a bien chanté et elle a droit aussi à une récompense. » (Marie, 10-11 ans)
33La relative absence du stade 4 dans les justifications n’a cependant aucun impact sur la mesure du développement. En effet, l’objectif de la recherche n’était pas diagnostique (déterminer à quel stade se trouve tel ou tel élève, telle ou telle classe d’âge…) mais de mesurer un développement du jugement normatif par la DVP quel que soit le niveau du développement initial. Si l’on se réfère à ce que dit Jacques Lalanne (1990), il est tout à fait possible qu’une argumentation d’un stade n évolue par rapport au même dilemme vers une argumentation de stade n + 1.
34Ainsi, par exemple, Farah justifie de ne pas aider la cigale, au pré-test, avec une argumentation de stade 2 (référence égocentrique du donnant donnant) : « Parce que, pour moi, comme la cigale n’a pas aidé la fourmi, alors la fourmi ne doit pas l’aider. » (Farah, 9-10 ans) et, au post-test, avec une argumentation de stade 3 (référence à la norme de l’entourage, au mérite) : « Je pense que la fourmi ne devrait pas aider la cigale parce que la fourmi a travaillé tout l’été pour avoir de la nourriture alors que la cigale n’a rien fait pour en avoir. Elle n’en mérite donc pas. » (Farah, 9-10 ans)
35Il est en revanche plus difficile pour les élèves classés en stade 3 au pré-test de progresser vers un stade 4 au post-test pour les raisons évoquées plus haut, mais cette difficulté concernait aussi bien le groupe témoin que le groupe expérimental et a donc été neutralisée dans le calcul de croissance.
36Le développement du jugement moral et citoyen au cours d’une année scolaire pourrait être attribué aussi bien à l’âge, aux autres apprentissages, au milieu socioculturel ou socio-économique, aux qualités subjectives de l’instituteur, au sexe de l’élève… La recherche-action a donc été menée de telle manière à neutraliser tant que faire se peut ces variables pour isoler la variable DVP.
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La variable âge : les résultats des groupes témoins et des groupes expérimentaux ont été mesurés et comparés par classe d’âge. Notons qu’un âge inférieur ou supérieur à la normale ne modifie pas le résultat d’une croissance plus forte du jugement moral et citoyen avec ou sans DVP. L’âge supérieur à l’âge normal dans certaines classes pourrait tout au plus expliquer, au niveau individuel, un bas niveau ou l’absence de développement pour des élèves en retard scolaire. Je pense notamment à R. (12-13 ans) qui n’adopte tout simplement pas de perspective normative et reste au niveau d’une description, au point de ne pas pouvoir déterminer son niveau de développement selon l’échelle de Kohlberg : « Je pense que la fourmi ne devrait pas aider la cigale parce que, pour moi, la cigale en été ne demandait rien car elle avait tout et maintenant qu’elle a besoin d’aide, elle le demande. » (pré-test) ; « La cigale peut recevoir de la nourriture mais comme elle a fait ce qu’elle veut pendant l’été et maintenant qu’elle a besoin de la nourriture, elle la demande. » (post-test)
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La variable milieu socioculturel ou socio-économique : j’ai constitué, dans la mesure du possible, les paires de groupes témoin et expérimental pour chaque niveau d’âge de manière à neutraliser l’éventuelle influence socioculturelle ou socio-économique. En comparant, par exemple, les résultats de classes témoin issues d’un milieu socioculturellement ou socio-économiquement favorisé avec des classes expérimentales d’un milieu socioculturellement ou socio-économiquement favorisé, ou, quand c’était possible, de comparer les résultats des classes d’un même milieu. Notons que même là où le milieu socioculturel ou socio-économique était plus favorable pour le groupe témoin, les résultats sont les mêmes : la croissance du jugement normatif est plus forte dans les classes expérimentales (avec DVP).
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La variable enseignant : toutes les classes étaient menées par des instituteurs de même formation, issus grosso modo d’une même classe d’âge et pouvant tous être caractérisés comme des enseignants curieux et réflexifs, dynamiques et motivés, ce qui permettait de neutraliser le facteur subjectif de l’instituteur.
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La variable sexe : en ce qui concerne le sexe des élèves, un relevé a été fait pour chaque groupe témoin et expérimental traitant séparément la moyenne masculine et féminine par stade. Il ne ressort de ce relevé aucun différentiel significatif en fonction du sexe. Ce résultat corrobore les synthèses de recherche de L. J. Walker qui « ne va trouver pratiquement aucune différence statistiquement significative entre les hommes et les femmes, tant en ce qui concerne les scores moyens que la distribution des scores dans chaque catégorie de sexe », contrairement à ce qu’aurait relevé Carol Gilligan et les tenantes d’une morale de la sollicitude (Tostain, 1999b, p. 184).
37Évaluer le niveau du jugement normatif chez de tout jeunes enfants est loin d’être évident compte tenu de leur difficulté à formuler avec précision leurs choix, d’autant que beaucoup d’entre eux n’avaient pas une maîtrise suffisante de la langue française. Pour pallier cette difficulté, les dires des tout petits ont été enregistrés et l’instituteur veillait à poser aux enfants des sous-questions pour qu’ils puissent préciser leur pensée. À partir de 7-8 ans, les élèves ont répondu par écrit de manière à conserver leurs réponses. Ceci a permis, dans certains cas, de revoir les résultats obtenus en appliquant les mêmes critères de classement en éliminant le facteur temps.
38Dans certains cas pourtant, la réponse était soit absente soit inclassable. Ainsi en a-t-il été des réponses de R. ci-dessus, comme pour M. (5 ans) :
- 14 Pour les tout petits, le dilemme avait été transposé sous la forme de deux vignettes, l’une qui rep (...)
« Que devrait faire la fourmi ? Aider ou ne pas aider la cigale ?
L’aider…
Qu’est-ce que la fourmi devrait faire ?
Je sais pas… » Il regarde les 2 vignettes proposées 14. « Elle va donner un ballon…
Elle va donner un ballon ? Mais la cigale elle a faim… ça va l’aider un ballon ? À mon avis, c’est plutôt une pomme sur le petit dessin. Pourquoi elle va lui donner une pomme ?
… »
39Pour classer malgré tout ce type de justification, j’ai ajouté aux stades de Kohlberg un stade « ? ». Le pourcentage de stade « ? » est cependant faible au pré-test (3 %) et quasi insignifiant au post-test (0,5 %).
40Les élèves n’ayant pas la capacité de conceptualiser, de déduire et d’induire, comme les adolescents, il a été aisé en revanche, comme je l’ai dit plus haut, de discriminer les justifications des niveaux conventionnel et post-conventionnel puisqu’aucune argumentation ne se présentait sous la forme abstraite d’un principe.
41L’interprétation qualitative de l’argumentation est le maillon faible de la méthodologie parce que les réponses au pré-test et au post-test étaient rédigées par les élèves : un entretien enregistré avec ceux-ci par un chercheur maîtrisant bien la théorie du développement du jugement moral de L. Kohlberg aurait peut-être permis de réduire les interprétations approximatives. Notamment en posant des sous-questions au dilemme proprement dit, comme le fait Kohlberg (Tostain, 1999b, p. 103). Ici, par exemple, l’expérimentateur aurait pu poser les questions supplémentaires : « Faut-il toujours partager la nourriture pour éviter que quelqu’un ne meure de faim ? », « Penses-tu que la cigale devrait voler la fourmi pour survivre ? », etc. Mais il faudrait dans ce cas éviter toute influence du chercheur quant au contenu substantiel des réponses données par les élèves. J’ai atténué le facteur subjectif en traitant moi-même les 800 tests de la même façon, sans connaître les auteurs de ceux-ci, et en appliquant les mêmes critères d’interprétation.
42Par exemple, que faire lorsque l’argumentation juxtapose des justifications de stades différents ?
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« La fourmi doit donner de la nourriture à la cigale parce que, pour moi, tout le monde doit se prêter de la nourriture pour vivre. La fourmi ne prête pas ses affaires et ce n’est pas bien, elle pourrait lui en donner un petit peu ! Alors la cigale risque de mourir. » (Anthony, 10-11 ans)
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« Si on ne lui donne pas à manger, elle peut mourir ! Mais avant de donner à la cigale, il faudra lui dire de faire attention la prochaine fois ! On ne va pas la laisser mourir de faim juste parce qu’elle a été distraite ! » (Élizabeth, 10-11 ans)
43Le risque de « mourir » peut apparaître ici comme la peur d’une sanction (stade 1) mais le centre de gravité de la justification parait néanmoins se référer à une norme de l’entourage : « il faut prêter », « ne pas prêter est mal » ou « il faut faire attention » (prévoir).
- 15 Une régression est constatée dans seulement 4 % des cas (Kohlberg, Levine & Hewer, 1983, p. 1 ; Rai (...)
44Autre exemple, que faire lorsque la justification au post-test est succincte et peut être classée dans deux stades différents ? « La cigale aurait dû travailler et la fourmi ne doit rien lui rendre. » (Mala, 10-11 ans, post-test) L’allusion au « rendre ce qui a été donné » fait penser au stade 2 tandis que la référence à la norme du travail fait penser au stade 3. Dans ce cas, la justification au pré-test apporte un éclairage précieux : « La fourmi devrait l’aider parce que même si la cigale n’a pas bougé pendant l’été, ce serait gentil de sa part de lui donner à manger. » (Mala, 10-11 ans, pré-test) Le centre de gravité de la justification se réfère à une norme de l’entourage (stade 3) : la gentillesse, ou « être gentil, c’est… » En comparant tous les items du pré-test et du post-test et en considérant qu’il n’y a quasi pas, du point de vue de Kohlberg et de son équipe d’expérimentateurs, de régression du jugement 15, j’ai considéré, dans ce cas et les cas similaires, que la justification de Mala au pré-test était de stade 3.
45Les justifications au pré-test et au post-test pour tous les groupes, témoins et expérimentaux, ont été classées séparément selon les six catégories suivantes : stade « ? » (S ?), stade 1 (S1), stade 2 (S2), stade 3 (S3), stade 4 (S4), stades 5/6 (S5/6).
46Une somme, divisée par le nombre d’élèves, pour chaque groupe classe a été réalisée par stade d’abord au pré-test, ensuite, séparément, au post-test, ce qui donne le pourcentage de justifications par stade en fonction du nombre d’élèves par classe. Par exemple, au pré-test : dans une classe de 20 élèves, deux justifications au choix de l’issue au dilemme sont inclassables, six ressortissent au stade 1, deux au stade 2 et dix justifications au stade 3. On notera dans ce cas les résultats du pré-test sous la forme : S ? = 10 % ; S1 = 30 % ; S2 = 10 % ; S3 = 50 % ; S4 = 0 % ; S5/6 = 0 %.
47Ce qui apparaît dans l’annexe 1, sous le titre « Différentiel en % par stade et par classe », c’est l’accroissement (le différentiel) en pourcentage d’un stade à un autre, pour chaque groupe classe, obtenu en soustrayant par stade les pourcentages du pré-test à ceux du post-test. Une croissance négative à un stade n dans le tableau entraîne une croissance au stade n + 1.
48Enfin, dans la mesure où pour certains niveaux d’âge, il y avait plus d’un groupe témoin ou plus d’un groupe expérimental, les résultats ont été recalculés de manière à connaître la moyenne de ce différentiel des groupes témoins et expérimentaux par classe d’âge, de façon à pouvoir comparer les deux résultats. Dans l’annexe 1, cette moyenne est reprise sous le titre de « tendance moyenne en % par niveau d’âge et par classe ». Ainsi, par exemple, dans l’annexe 1, on pourra lire que la moyenne en pourcentage de la croissance du groupe témoin pour les 9-10 ans au stade 3 est de (50 + 5,26) / 2, soit 27,63 % tandis que la croissance en pourcentage du groupe expérimental pour les 9-10 ans au stade 3 est de 33,33 %, soit une croissance plus forte de 5,70 % pour les élèves qui ont pratiqué les huit séances de DVP. Les calculs ont été arrondis à la deuxième décimale. Mis à part le résultat des élèves regroupés en cycle 5-8 ans, sur lequel je reviendrai, l’évolution du jugement moral et citoyen est plus forte dans toutes les classes qui ont pratiqué la DVP relativement à leur classe témoin.
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Pour les 6-7 ans : + 26,92 % (contre + 21,05 % pour le groupe témoin) ;
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Pour les 7-8 ans : + 27,53 % (contre + 22,46 % pour le groupe témoin) ;
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Pour les 8-9 ans : + 47,06 % (contre + 17,5 % pour le groupe témoin) ;
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Pour les 9-10 ans : + 33,33 % (contre + 27,63 % pour le groupe témoin) ;
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Pour les 10-11 ans : + 26,34 % (contre + 13,33 % pour le groupe témoin) ;
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Pour les 11-12 ans : + 21,43 % (contre + 11,12 % pour le groupe témoin).
49Le cycle 5-8 ans : les résultats de la recherche-action en cycle 5-8 ans donnent des résultats disparates qu’il conviendrait d’approfondir si on les décompose en trois groupes d’âge. Dans le groupe témoin, les enfants de 5 et de 6 ans progressent plus que dans le groupe expérimental (respectivement + 50 % contre + 25 % et + 14 % contre + 12 %), comme si les enfants de ces deux classes d’âge avaient été « largués » par ces DVP, comme si, autrement dit, la « zone prochaine de développement » que recommande de viser Vygotski (1977, p. 351) n’avait pas été respectée dans la DVP. Ce constat pourrait être mis en parallèle avec ce que dit Jacques Lévine par exemple qui pense qu’« une discussion trop précoce dans le temps (par exemple en maternelle) ne laisserait pas suffisamment de temps à l’enfant pour élaborer sa propre pensée interne, tout préoccupé qu’il serait de réagir à l’opinion des autres. Les enfants s’expriment dans son dispositif, mais avec peu d’interactions entre eux : on assiste à des tours de table (pour les volontaires) où chacun pense comme à haute voix. » (Tozzi, 2005) L’échantillon est cependant trop restreint et le facteur subjectif de l’institutrice trop prégnant pour que nous puissions en retirer des conclusions définitives. D’autant qu’il existe plusieurs manières de concevoir le cycle 5-8 ans et que l’approche expérimentale devrait être pensée en en tenant compte.
50Le thème ou la problématique des DVP : je pense que le sujet des DVP n’a pas eu d’impact sur les résultats de la recherche mais une deuxième recherche-action, qui utiliserait le dispositif de DVP sur d’autres sujets, devrait le confirmer (une nouvelle recherche-action est en cours cette année 2008-2009, avec un échantillon plus modeste, dans laquelle toutes les DVP seront amorcées par la lecture d’un conte « philosophique » (Lantier, 2008).
51Enfin, rien ne dit que le progrès sensible du jugement normatif obtenu par le recours à huit DVP se maintiendra dans le temps. Il faudrait pouvoir suivre l’évolution de l’échantillon sur plusieurs années avec les mêmes instituteurs dans les mêmes écoles. Ce qui n’est pas impossible mais difficile à mener compte tenu de la mobilité des élèves et des enseignants.
- 16 Le questionnaire de réflexion socio-morale dans sa forme abrégée (Sociomoral reflection measure - s (...)
52Les Québécois Rachel Raynaud, Serge Larivée et Jacques Dionne (1999, p. 65) ont montré qu’une intervention de groupe de discussion sur 16 dilemmes moraux pouvait stimuler le raisonnement moral d’élèves de 10 à 12 ans, aussi bien en classe régulière qu’en classe d’adaptation scolaire, et bien qu’utilisant un autre instrument de mesure au pré-test et au post-test, le SRM-SF 16.
53Emmanuèle Auriac (2006) a mené une étude visant à mesurer l’impact de la PPE sur le raisonnement logique et moral à partir d’une adaptation du protocole de Piaget (1932). Du point de vue moral, les résultats de cette étude « indiquent que la pratique de la discussion n’entrave pas mais plutôt accélère le développement du jugement moral dans le sens d’une conformité à la norme ».
54Les résultats de la présente recherche-action, bien que basée sur un autre protocole de recherche, confirment qu’il est possible de développer le jugement moral et citoyen par le recours à la discussion à visée philosophique selon le dispositif que j’ai proposé.
55Outre les problèmes ci-dessus restés en suspens, les résultats de la recherche sont donc très concluants pour tous ceux qui souhaitent développer le jugement normatif des élèves de l’enseignement fondamental par la DVP, pour autant du moins que celle-ci soit menée en vue de développer les compétences à conceptualiser, réfléchir, argumenter, convaincre et se laisser convaincre par les pairs, se répondre, choisir et décider d’une norme à suivre pour orienter l’action, norme provisoire et faillible, dans un contexte hypothétique. Cela revient à dire que le dispositif de DVP doit être mis en œuvre de manière à ouvrir la réflexion et à favoriser le jugement moral autonome de l’élève et non comme entreprise de normalisation morale ou civique.