1Pierre Caspard connaît parfaitement l’économie et la société de la Suisse romande aux xviiie et xixe siècles. L’histoire de l’instruction publique dans le canton de Neuchâtel qu’il nous présente repose sur une abondante documentation de première main : fonds de famille, correspondances, mémoires et écrits personnels, archives de communes et de la Direction de l’instruction publique de l’État de Neuchâtel. Ce petit livre dense, mais vivant et riche, nous invite à reconsidérer notre propre histoire. Voici en effet, à proximité immédiate de la France, une population francophone qui a appris à lire et à écrire le français et souvent l’allemand très tôt, d’une façon qui peut surprendre.
2La première originalité de ce livre concerne sa périodisation : P. Caspard suit en effet les apprentissages du xviie siècle au milieu du xixe, sans faire de la période révolutionnaire une césure majeure. La Suisse n’accorde pas en effet à la Révolution le statut de commencement absolu qui détourne souvent les historiens français de s’intéresser aux continuités que relevait Tocqueville. Certes Dominique Julia a heureusement analysé le legs laissé aux lycées napoléoniens par les collèges d’Ancien Régime (Frijhoff & Julia, 1975 ; Compère & Julia, 1984), mais le même travail reste à faire, me semble-t-il, pour l’instruction primaire. Gageons qu’il nous apprendrait beaucoup.
3Je parle d’instruction et non d’école, car l’objet de ce livre est, plus que l’école, ce qu’apprennent les enfants et adolescents et comment ils l’apprennent. Son très grand intérêt tient à ce décentrement ; il montre que l’on apprenait à lire et à écrire quand il n’y avait pas d’école et il explique pourquoi et comment l’école s’est construite. Le canton de Neuchâtel formait une république de villages associant l’élevage, la vigne et l’horlogerie, comme de l’autre côté de la frontière, sur les hauts plateaux jurassiens où chaque ferme comprenait un atelier. Les villages neuchâtelois étaient gérés par l’assemblée des communiers, les habitants nés sur place, à l’exclusion des habitants, venus d’ailleurs, fût-ce du même canton. Le pasteur jouait un rôle central, car l’admission à la Cène constituait autour de 16-17 ans un rite de passage longuement préparé et sanctionné par un examen.
4Dans cette société ouverte, polyactive, où l’on était simultanément ou successivement paysan, notaire, horloger, dessinateur d’indiennes, juge, régent, etc., l’instruction apparut très tôt comme une nécessité, un capital individuel dont dépendait la vie que mèneraient filles et garçons, les métiers qu’ils exerceraient. C’était aussi une nécessité collective, car les communes s’administraient elles-mêmes et beaucoup de fonctions incombaient à de simples citoyens ; on estime que dans les villages, vers 1700, 5 à 6 % d’entre eux étaient à la fois paysans et notaires, juges, ou juges en renfort. Enfin l’on attendait de l’école une culture commune fondée sur la langue française et la religion. Les patois étaient assez différents d’un village à l’autre pour que les échanges se fissent en français, seule langue en usage depuis le Moyen Âge dans les circonstances officielles et publiques (p. 114). Quant à la religion, ce n’était pas seulement le catéchisme et le dogme, mais la Bible, l’histoire sainte, des récits et des chants partagés, c’est-à-dire une culture commune.
5L’instruction était d’abord la responsabilité des parents, qui faisaient école à leurs enfants, leur apprenant à lire et écrire, et même à orthographier. On trouvait dans les familles, depuis le début du xviiie siècle, un certain matériel pédagogique, des abécédaires, des livres, au moins une Bible, un psautier, et même des exemples d’écriture manuscrite à recopier (p. 123). Cela allait parfois plus loin. On dispose ainsi de 172 dictées faites dans leur famille par deux enfants dans les années 1765-1768 entre novembre et mars (p. 34). P. Caspard note au passage que ces apprentissages domestiques existaient aussi en France et concernaient même des milieux populaires. J’avoue rester un peu dubitatif sur ce point : ce n’est pas le souvenir que m’ont laissé le Village immobile pour la Sologne du xviiie siècle, et Peasants into Frenchmen d’Eugen Weber pour le Sud-Ouest de la IIIe République (Bouchard, 1971 ; Weber, 1988). Mais peut-être les historiens auraient-ils davantage rencontré en France ces apprentissages familiaux s’ils les avaient davantage cherchés…
6Dans le canton de Neuchâtel en tout cas, les parents ont conscience de leurs limites ; ils n’ont pas toujours assez de temps, de culture et de savoir-faire. La création d’une école communale vient donc des chefs de famille communiers, qui recrutent un « régent » et financent son salaire sur les biens de la commune (bois notamment) et un écolage dont le montant dépend du temps de fréquentation, du niveau de l’enseignement et du statut : les communiers, propriétaires des biens communaux, payent moins que les simples habitants. Le consensus financier que montrent les communiers infirme l’idée d’une avarice des familles sur ce point (p. 24). On admet que les mauvais gages font les mauvais régents.
7Le régent n’est pas qu’un maître ; son nom l’indique, il « régente l’école », il l’organise et il doit donc être présent toute l’année, à la différence des écoliers. Il s’absente seulement quatre à six semaines en été, pour vaquer à ses affaires. Il peut rémunérer des auxiliaires. L’école d’hiver, qui dure de trois à six mois, connaît dès le xviie siècle une fréquentation importante. L’école d’été n’accueille les autres mois que la moitié, le quart, ou moins encore des effectifs. Les plus petites communes n’ont souvent qu’une école d’hiver. Les plus gros villages ont dès le xvie siècle une école ouverte toute l’année ; à partir de 1750, ces écoles se multiplient, avec souvent un dédoublement en hiver grâce à l’embauche d’un sous-maître ou d’une sous-maîtresse. Les institutrices apparaissent et se multiplient dans la première moitié du xixe siècle, au point de former en 1850 40 % du corps enseignant (p. 100). Les vacances raccourcissent, de cinq semaines et demie en moyenne au xviiie siècle à quatre dans la première moitié du xixe. L’idée qu’une période de repos soit nécessaire aux élèves est totalement absente des esprits (p. 68). La journée d’école s’allonge aussi de presque 45 minutes. Le contrôle des apprentissages est effectué sur place par les gouverneurs des villages, les pasteurs et les communiers volontaires.
8Un dispositif ingénieux a été mis en œuvre pour assurer l’apprentissage de l’allemand, particulièrement important en Suisse : le Change, nous dirions l’échange. Il s’agit de séjours d’une année ou un peu plus, autour de 15-16 ans, un peu moins pour les filles (p. 152), dans une ville germanophone, Bâle notamment, dans une famille qui réciproquement envoie un de ses enfants dans le canton de Neuchâtel. Mais cet échange est réellement organisé : on prend des garanties sur la famille d’accueil, l’allemand qu’elle parle, les enfants susceptibles de causer avec le change ; on veille à ses progrès, on corrige ses lettres. Il n’est pas question de tourisme.
9Le milieu du xviiie siècle marque un changement. La mission de l’école s’élargit ; elle ne répond plus seulement à l’intérêt des familles et de la communauté locale : elle doit assurer le bonheur des États et des peuples. La confiance accordée aux familles s’affaiblit, la supériorité de la forme scolaire s’affirme en même temps que s’élargissent les programmes. Les autorités cantonales interviennent pour remédier aux inégalités de salaire des régents qui, au début du xixe siècle, allaient du simple au double, mais aussi dans le but de constituer un État homogène. En 1829, le Canton se donne une Commission d’État pour l’Instruction publique. Elle définit en 1850 des programmes qui dépassent de beaucoup les compétences domestiques, comprenant au niveau supérieur les fractions, la tenue de comptes, les calculs de la sphère (surface et volume), l’histoire, le dessin linéaire et des matières facultatives.
10Au total, ce livre dépaysant conclut que c’est la culture des familles villageoises de ce canton suisse qui a créé l’école et non l’inverse. Même après la prise en mains de l’école par l’État, cette culture a protégé l’ordre scolaire car elle lui donnait du sens plus que les grandes finalités proclamées. Reste à savoir si l’analyse vaut pour d’autres territoires.