1L’ouvrage de Jérôme Santini concrétise un parcours de recherche conduit jusqu’à l’Habilitation à diriger des recherches. C’est une monographie consacrée à la question du jeu épistémique, un concept majeur de la théorie de l’action conjointe en didactique (TACD). Elle met l’accent sur la compréhension de la conceptualisation en sciences qu’elle enracine, tout en s’en distinguant, dans d’autres études de ce processus, en particulier celles réalisées dans le cadre théorique du changement conceptuel. Cette contribution, précédée d’une préface de Gérard Sensevy, s’organise en six chapitres.
2Sur la base d’appuis épistémologiques et didactiques en sciences, peu référés, on peut le regretter, à des travaux francophones, le premier chapitre développe ce que représentent, pour Jérôme Santini, les concepts de théorie, de modèle et de phénomène dès lors qu’il se positionne dans le cadre de la TACD. C’est une façon de préciser ce que sont les jeux de savoir dans la TACD et de dresser les contours du jeu épistémique en tant que « modèle pour des phénomènes de compréhension conceptuelle » (p. 18). Ainsi la description de la vie des savoirs dans nos sociétés peut-elle s’effectuer en prenant en compte « les jeux avec les savoirs de ceux qui savent faire (jeux épistémiques), les jeux avec les savoirs pour les faire apprendre (jeux d’apprentissage) et la grammaire générique des jeux pour faire apprendre (jeu didactique) » (p. 27). L’approche du processus de conceptualisation dans les recherches en didactique s’en trouve renouvelée, avec le point de vue affirmé qu’il prend forme et se développe au travers de pratiques. Dans cette perspective immanentiste, Jérôme Santini établit une parenté entre le développement biologique et le développement culturel. Il compare la conceptualisation à une ontophylogenèse : le concept participe d’une histoire dynamique puisqu’il est forgé par des pratiques et peut être transformé par d’autres pratiques. Cette transposition de la biologie des populations à la conceptualisation, audacieuse, appellerait des approfondissements et des discussions, parce qu’un peu trop vite réglée dans l’ouvrage. Ce premier chapitre aboutit à un premier modèle de la conceptualisation vue comme processus épistémique, mais aussi social et historique.
3Le deuxième chapitre questionne les relations entre les jeux d’apprentissage et le jeu épistémique sachant que, dans la TACD, le déroulement de l’action didactique peut être modélisé en jeux d’apprentissage. Comment, en gagnant au jeu d’apprentissage, gagne-t-on au jeu épistémique ? Sur la base d’un exemple emblématique, une coupe de volcan en éruption, dans ce qu’elle permet d’apprendre sur le volcanisme, Jérôme Santini analyse le déroulement de l’action didactique et dégage les capacités épistémiques enjeux des jeux d’apprentissage. Il construit et discute des repères méthodologiques contribuant, d’une part, à la réalisation d’une modélisation « terre à terre » de l’action didactique en jeux d’apprentissage et, d’autre part, à la réalisation d’une modélisation « raisonnée » des capacités épistémiques pour décrire les savoirs en acte que peuvent s’approprier les élèves en fonction de ce qui leur est demandé. Comme il l’écrit (p. 54), « ces capacités épistémiques vont fonctionner comme des “pivots” de l’articulation entre jeu d’apprentissage et jeu épistémique ». Nous notons que cette notion de capacité épistémique se substitue à celle de jeux épistémiques émergents, qu’il mobilisait auparavant. Les raisons de cette substitution mériteraient d’être davantage développées.
4Dans le chapitre 3, Jérôme Santini s’intéresse à ce qui relie la pratique didactique à la culture, en considérant d’une part que les pratiques didactiques trouvent leur origine dans les pratiques culturelles et d’autre part que toute pratique peut être décrite comme un jeu culturel ou encore comme un jeu épistémique. Deux situations constitutives d’un exemple qu’il considère comme emblématique, les « bébés nageurs » et le « tremblement de Terre », lui servent d’appuis. Pour le cas des bébés nageurs (Loquet & Santini, 2011), le lien culturel entre jeu didactique et jeu épistémique se situe au niveau d’un enjeu commun : l’acquisition d’un contrôle sur le réflexe glottique, jeu de contrôle effectué par tout nageur. Ce jeu épistémique trouve donc sa source dans des pratiques culturelles actuelles. Pour le cas des tremblements de Terre, le jeu épistémique est autour d’un objet devenu commun, les ondes sismiques, donc ne référant plus directement à des pratiques culturelles actuelles. D’où le recours que fait Jérôme Santini aux sources primaires historiques fondatrices de la sismologie et à la caractérisation de jeux épistémiques élémentaires (les ondes, les failles, les déplacements du sol, les instruments de mesure des ondes sismiques). Cela l’oblige alors à questionner ce qui fait l’unité de ces jeux (leur grammaire générique) et le système qu’ils constituent : les jeux épistémiques élémentaires sont des « morceaux de pratiques » dont la caractérisation ne se suffit pas des pratiques actuelles. Au terme de ces trois premiers chapitres, un deuxième modèle du processus de conceptualisation est proposé.
5Le chapitre 4 étudie la continuité du jeu d’apprentissage au jeu épistémique. Dans quelle mesure gagner aux jeux d’apprentissage permet-il de s’approprier des capacités épistémiques et dans quelle mesure cette appropriation de capacités épistémiques permet-elle de gagner aux jeux épistémiques élémentaires ? Jérôme Santini travaille ces questions d’une part sous l’angle d’une continuité didactique entre les jeux d’apprentissage et les capacités épistémiques et d’une continuité épistémique entre les capacités épistémiques et les jeux épistémiques élémentaires ; et d’autre part sous l’angle de l’efficacité et de l’équité de l’action didactique en s’intéressant à la dialectique entre continuité didactique et continuité épistémique. Il reprend et analyse plusieurs exemples, qualifiés à nouveau d’emblématiques : le cas de Gaël (Brousseau, 2009), le chronométrage de la flamme d’une bougie (Académie des sciences, DGESCO, CNDP, 2008) et la structure d’un volcan (Santini & Sensevy, 2012). Il aboutit à la nécessité d’une continuité didactique forte pour qu’il y ait appropriation de capacités épistémiques mais aussi à celle d’une continuité épistémique forte pour que cette appropriation de capacités épistémiques puisse rendre davantage gagnant aux jeux épistémiques. N’est-ce pas une autre façon de dire que ce que l’on fait faire aux élèves (tâche) doit concerner le savoir visé, via l’activité développée ?
6Le cinquième chapitre est consacré aux jeux épistémiques et aux ingénieries didactiques coopératives entre chercheurs et professeurs. Ce type d’ingénieries repose sur 4 principes : un principe de définition commune des fins de l’action ; un principe de recherche de symétrie entre les acteurs de l’ingénierie ; un principe d’assomption des différences entre chercheurs et professeurs qui « ne confond pas équité et égalitarisme » (p. 96) ; un principe de posture d’ingénieur. De par ce dernier principe, il ne relève pas des séquences forcées, telles que construites dans d’autres cadres théoriques. La construction de telles ingénieries repose sur un travail spécifique de transposition didactique dans une perspective actionnelle se décrivant dans une double dialectique de savantisation/essentialisation et potentialisation/actualisation des savoirs. Le processus de savantisation décrit un rapport au savoir de plus en plus pertinent vis-à-vis du savoir savant quand le processus d’essentialisation renvoie à un rapport au savoir à même de saisir la substantifique moelle de ce savoir. Ce travail du savoir va lui-même déterminer la manière dont les savoirs peuvent exister et s’actualiser dans l’action didactique. Jérôme Santini donne corps à ces processus par l’étude de deux exemples emblématiques (ce qualificatif, maintes fois employé, devient équivoque) : la lecture de la fable « Le loup et l’agneau » (Lefeuvre, 2018) et la simulation des dégâts d’un séisme pour éprouver les hypothèses sur un phénomène (Santini, 2019). Le fait que les chercheurs et les professeurs ne sont pas sensibles aux mêmes dimensions de ce qui se passe en classe le conduit à penser des « objets frontières » (la paraphrase ; l’échelle de Richter), formes partagées de représentations publiques entre les différents acteurs institutionnels de la coopération, et tremplins vers un travail coopératif du jeu épistémique.
7Le chapitre 6 est intitulé « Pour des recherches en posture de chercheur-professeur ». Jérôme Santini, en s’appuyant notamment sur son expérience personnelle et en exposant comment il est devenu chercheur tout en restant professeur, prend du recul sur la posture de chercheur-professeur dont il érige la pratique en paradigme pour le travail d’ingénierie didactique coopérative. Dès la constitution de son projet de recherche, le chercheur-professeur n’a rien d’une figure isolée. C’est un chercheur à part entière qui contribue à la vie d’un laboratoire. Jérôme Santini instruit méthodologiquement ce qui caractérise sa posture et les conditions de possibilité de son développement et de son exercice. Il dégage des principes et des conseils pour conduire une recherche comme chercheur-professeur. Celui-ci, en tant qu’enquêteur actif, est à même de fournir des preuves fondées sur la pratique, non seulement ce qui fait preuve pour tout être humain mais aussi ce qui fait preuve au connaisseur de la pratique et du fonctionnement des systèmes didactiques. La question du contexte n’en devient que plus cruciale.
8Dans la conclusion de l’ouvrage, Jérôme Santini redit que « cette monographie se veut être une contribution à une théorie du didactique, la TACD » (p. 139). C’est le cas si nous nous référons aux recherches ayant développé cette théorie, notamment l’imposante présentation de la TACD faite par Sensevy dans son ouvrage Le sens du savoir. Éléments pour une théorie de l’action conjointe en didactique (2011), où nous retrouvons l’affirmation d’une vérité de la pratique, à la fois transcendante et immanente à celle-ci, la relation étroite entre savantisation et essentialisation dans le rendre explicite de ce qu’effectue le professeur, l’inscription dans une perspective deweyenne, qui met en continuité l’enquête ordinaire et l’enquête savante et le principe de continuité posé comme « didactiquement vital ». C’est aussi le cas avec ce que met en valeur Sensevy dans la préface, intitulée « Les concepts, la pratique, la transmission, la culture », qu’il accorde à l’ouvrage de Jérôme Santini. Il y souligne l’importance des apports de cette contribution « pour la didactique des sciences mais aussi pour la didactique conçue comme une science de l’enseignement et de l’apprentissage » (p. 9). Et il retient trois grandes avancées : 1) une dimension fondamentale en didactique, « celle du rapport entre la pratique des connaisseurs pratiques, des savants au sens large du terme […] et les pratiques didactiques, les pratiques de transmission, au sens le plus anthropologique de ce terme » (p. 9) ; 2) l’appui sur l’inférentialisme de Brandom, et la perspective qu’elle ouvre pour le travail d’enquête dans les sciences de la culture, qui « peut consister à décrire patiemment et longuement […] la pratique, dans sa morphogenèse et son détail, pour rendre explicite l’écheveau d’inférences qui la constitue » (p. 10) ; 3) la centration sur la posture de chercheur-professeur (p. 11).
9L’ouvrage de Jérôme Santini apporte aussi une contribution aux recherches comparatistes en didactique, dans l’optique de confronter des approches et des problématiques didactiques distinctes, de participer à la consolidation des fondements des recherches en didactique, d’alimenter et d’entretenir des discussions critiques entre chercheurs sur le « didactique ». Sa focalisation sur la compréhension du processus de conceptualisation est en effet l’affaire de tous les didacticiens quel que soit leur cadre théorique. De plus, dans le cadre de collaborations avec d’autres didacticiens, il s’engage dans des comparaisons heuristiques : la mise à l’épreuve de la robustesse du concept de jeu épistémique par l’analyse comparée de cas relevant de deux champs d’activités ou disciplines scolaires différents (EPS et SVT) ; la caractérisation comparée du jeu épistémique en histoire et en SVT ; en sciences de la Terre, la convocation des appuis en histoire des sciences d’une chercheuse mobilisant le cadre théorique de la problématisation pour retrouver la « vie » des pratiques ayant forgé la compréhension moderne du concept de séisme, etc.
10Enfin, en didactique des sciences de la vie et de la Terre, ses recherches donnent matière à un certain nombre de remarques et de questions appelant nécessairement des approfondissements. Ainsi en est-il de penser le processus de conceptualisation comme une ontophylogenèse, en référence notamment aux travaux du biologiste et épistémologue Kupiec. Il nous semble que cette analogie ne va pas de soi, toute prometteuse qu’elle semble être, et qu’elle mérite vraiment d’être creusée. Nous voyons aussi d’intéressantes confrontations à venir sur la conceptualisation dans les sciences fonctionnalistes et les sciences historiques, Jérôme Santini ayant plutôt privilégié les premières. Or ce qui relève de la dimension historique des sciences de la nature est particulièrement problématique, de par la complexité des fonctions du temps et de la dialectique entre événement et phénomène. Comment alors penser le processus de conceptualisation dans le cadre de la TACD ? Des possibilités de discussions s’ouvrent également sur les manières dont les didacticiens de ces sciences se construisent une assise épistémologique à partir de l’histoire des sciences. N’est-il pas alors incontournable de se « frotter » et de revisiter la dialectique entre ruptures et continuités dans la construction de savoirs au regard des types de problèmes scientifiques travaillés dans la classe ?