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Notes critiques

LIGNIER Wilfried. Prendre. Naissance d’une pratique sociale élémentaire

Paris : Éd. du Seuil, 2019, 336 p.
Olivier Vanhée
p. 145-147
Référence(s) :

LIGNIER Wilfried. Prendre. Naissance d’une pratique sociale élémentaire. Paris : Éd. du Seuil, 2019, 336 p.

Texte intégral

1Le dernier ouvrage de Wilfried Lignier aborde un objet et un domaine inédits en sociologie puisqu’il étudie la « prise » d’objets (ou de personnes) par de jeunes enfants âgés de deux à trois ans, et leurs manières de prendre. L’originalité tient autant au choix de travailler sur l’acte de prendre qu’à la population concernée, le « tout premier âge » étant rarement étudié en sociologie, y compris dans le domaine émergent de la sociologie des enfants, où les enquêtes portent plus souvent sur des enfants un peu plus âgés, scolarisés en maternelle ou à l’école primaire, et maîtrisant le langage. Afin d’éclairer la « sociogenèse » de cette « pratique élémentaire » qu’est « l’appropriation précoce des choses », le sociologue a mené une enquête ethnographique dans une crèche parisienne auprès d’une trentaine d’enfants âgés de deux à trois ans (principalement issus de la section « grands »).

2Il montre en introduction tous les enjeux collectifs et politiques de l’étude de ces gestes infimes de la préhension, et la manière dont ce « petit » objet permet d’éclairer des concepts et des questionnements centraux en sociologie, notamment les problèmes de « l’accès inégal aux choses », de la « distribution différentielle des biens », de « l’apprentissage de la valeur des choses », et les enjeux politiques et moraux de l’appropriation et de la propriété. Le dispositif d’enquête est ajusté à ce positionnement théorique centré sur les processus de différenciation sociale puisque l’établissement choisi est caractérisé par la « coprésence d’enfants socialement différents – en termes de genre, d’origine sociale, d’origine migratoire », comme le montre en annexe le tableau sur leurs propriétés sociales et familiales. Figurent également en annexe des photographies qui permettent de se représenter concrètement les équipements et les objets à la disposition des enfants, ainsi que les espaces qu’ils investissent sous la surveillance et la responsabilité des puéricultrices, auxiliaires de puériculture et éducatrices de jeunes enfants. La présentation synthétique de ce matériau empirique donne un aperçu des différentes opérations de contextualisation qui sont énoncées et articulées en introduction. C’est en effet en combinant plusieurs niveaux d’observation, imbriqués temporellement et spatialement, que Wilfried Lignier construit sociologiquement son objet. Les prises enfantines mettent en jeu plusieurs échelles : leur orientation et leurs modalités dépendent d’abord de l’inégale disponibilité des objets et des choix faits par « les agents immédiats de la socialisation » ; ces pratiques d’appropriation sont aussi informées par des interventions publiques, des idéologies professionnelles et des définitions sociales de l’enfance, qui déterminent les « objets qui doivent et peuvent être pris » et les « bonnes manières de les prendre » ; elles renvoient enfin à la formation des préférences enfantines, et à l’action des « forces sociales » qui les façonnent. L’analyse prend ainsi en compte les adultes et les enfants immédiatement impliqués dans la pratique, mais également un ensemble de relations indirectes, de déterminations à distance des scènes observées, qui ont forgé à la fois les dispositions incorporées par les enfants, et les contextes de la prise en charge institutionnelle de la petite enfance. L’auteur entend ainsi mettre au jour les processus qui différencient les enfants les uns des autres dès le plus jeune âge, et la manière dont le dispositif institutionnel de la scolarisation en crèche participe à cette construction différentielle des enfants (même s’il ne concerne qu’une partie des enfants de cette classe d’âge, environ un quart en Île-de-France au moment de l’enquête).

3L’étude des prises enfantines est aussi l’occasion de poser la question théorique de la définition d’une « pratique » : le fait pour un enfant de s’emparer d’un objet diffère du « geste de préhension réflexe du nourrisson » et constitue « une forme extrêmement primitive de l’expression de l’intention », sans pour autant mettre en jeu « l’explication langagière d’une raison de prendre ». Mais Wilfried Lignier attire surtout l’attention sur « les caractéristiques formelles » des pratiques enfantines d’appropriation des objets, sur le « style de l’action » et la différenciation des manières de prendre. Il évoque le « caractère immédiatement social de la prise » et de la « formation de pratiques distinctives », et conteste les analyses en termes de « pulsion individuelle », qui n’accordent aux « forces environnementales » et à l’entourage de l’enfant qu’un rôle de « régulation des pulsions innées ». Il s’agit au contraire d’envisager la manière dont la société produit « des désirs, des tendances, des styles de pratiques individuels ».

4Après cette présentation stimulante et convaincante, le premier des cinq chapitres précise le positionnement théorique de l’auteur par rapport aux sciences cognitives et comportementales, et justifie les méthodes d’enquête employées. Wilfried Lignier montre l’intérêt d’une enquête par observation systématique en situation « naturelle », après avoir souligné les apports et surtout les limites des études expérimentales sur la préhension et la possession des objets. Par leur « routine épistémologique et méthodologique », celles-ci « isolent les enfants de tout tissu relationnel » en méconnaissant le rôle des adultes, du langage et de l’inégale familiarité des enfants avec les objets qui leur sont proposés. L’auteur souligne au contraire que les enfants sont pris dans des relations sociohistoriques et un « cadrage institutionnel » qui informent leurs façons d’être et d’agir. La prise n’est donc pas, pour le sociologue, un « geste universel », mais « une pratique sociale dont l’orientation et le style sont déterminés de manière différentielle ». Il s’agit ainsi d’« observer les prises enfantines ordinaires » en passant de l’expérimentalisme à une « ethnographie intensive ». La prise de notes dans un carnet consigne des « observations circonscrites » relatives à « la prise enfantine dans son orientation et dans son style », et s’accompagne d’entretiens réalisés avec les parents et avec les professionnelles, de la consultation des dossiers individuels des enfants et des commentaires écrits des éducatrices de jeunes enfants. L’enquête adopte « une perspective variationniste », attentive « au rôle des différences sociales, en tant que force d’attraction ou de répulsion, dans la formation des pratiques ».

5Un deuxième chapitre opère une première contextualisation historique en objectivant le « domaine du prenable, situé au croisement de la disponibilité objective des choses et des dispositions de ceux qui les prennent ». Il montre le « poids des structures sociales et du passé qui imposent leur forme au contexte et sont présents au cœur de la pratique, sous forme d’habitudes ». La crèche est en effet remplie d’objets aux statuts différents, comme les livres, valorisés lors des lectures collectives et davantage respectés que les jouets, ou la nourriture. Et ces objets sont inégalement familiers pour les enfants, ce qui peut expliquer que les enfants de classes populaires aient plus d’inquiétude et d’urgence dans leur prise, tandis que les enfants de milieux plus aisés ont un rapport plus détendu à la prise (parce qu’ils s’attendent à retrouver la propriété d’un objet).

6Les deux chapitres suivants portent respectivement sur les deux questions centrales de l’orientation et des modalités des prises enfantines. Le troisième chapitre saisit « la pratique enfantine sur le vif » et analyse la formation des préférences. Il met en évidence l’effet des dispositions incorporées par les enfants, et le rôle des interactions entre adultes et enfants dans le contexte de la crèche. Un résultat important montre que les préférences des enfants se forment parfois après la prise des objets (et ne sont pas nécessairement à son origine, sous la forme d’une « intention »). Une partie des appropriations sont « démotivées » (les enfants se saisissent des objets à proximité), et ce n’est que dans un second temps, a posteriori, que se pose la question de la valorisation de l’objet pris, notamment grâce aux interactions avec les adultes, qui jouent un rôle important dans la « distribution de la valeur ». Les enfants ont en effet des « dispositions faibles », en formation, d’où le rôle décisif du contexte interactionnel immédiat dans l’orientation de leurs prises. Le poids dispositionnel est davantage sensible dans la socialisation de genre, puisque filles et garçons ont déjà des préférences nettement différenciées, forgées dans leur famille. Autre résultat important : c’est surtout parce qu’ils ont appris à aimer les mêmes objets et fréquentent les mêmes espaces de jeux que filles et garçons sont amenés à privilégier l’homophilie de genre.

7Le quatrième chapitre se centre sur les manières de prendre les objets, en distinguant deux modalités principales qui ne sont pas distribuées de manière égale : la violence physique et la violence symbolique. La première est davantage disponible et utilisée par des enfants de classes populaires, et présuppose un apprentissage pour savoir s’imposer de manière efficace, mais elle est davantage sanctionnée dans l’espace de la crèche. La seconde s’appuie sur des compétences et dispositions inégalement réparties, notamment la capacité à parler et à prendre la parole. Cette force symbolique peut consister à nommer l’adulte pour attirer son attention et solliciter son intervention, ou à emprunter des manières de parler et des principes de légitimité partagés par les adultes, selon une logique de « recyclage symbolique » (par exemple l’usage enfantin des formules de politesse apprises en famille afin de « faire céder » les autres enfants de la crèche). Wilfried Lignier souligne ainsi que le langage n’est pas seulement un instrument d’action, mais qu’il prend sens dans des logiques d’imposition et de domination.

8Enfin, un cinquième et dernier chapitre est consacré à l’appropriation des « superchoses » que constituent les autres enfants ou les adultes de la crèche. L’appropriation des autres enfants met en effet en œuvre les mêmes techniques que l’appropriation des choses, et les objets ont en outre une fonction de médiation pour créer des alliances avec les autres enfants.

9Cette enquête originale, étayée par de nombreux extraits des carnets d’observation, donne ainsi à voir la manière dont le monde commun de la crèche participe à l’expression et à la formation de différences sociales entre les enfants. Avec une argumentation d’une grande rigueur, elle pose des questions fondamentales en sociologie sur l’émergence et la construction des dispositions enfantines, et montre le rôle important du contexte et des interactions avec les adultes dans la formation de leurs préférences. Le parti-pris d’étudier de manière intensive un domaine circonscrit de pratiques permet d’obtenir des résultats sociologiques de portée générale, et de connecter cet objet à des échelles et des enjeux historiques, institutionnels et politiques en termes de domination et d’inégalités. Ce choix méthodologique amène cependant à cantonner les entretiens avec les professionnels et surtout les parents au seul registre « informatif ». Par curiosité scientifique, le lecteur ou la lectrice aimerait mieux cerner les configurations familiales et les conditions de socialisation de ces enfants, au sein de leur fratrie et de leur famille, et disposer d’analyses complémentaires sur leurs pratiques domestiques et leur entourage familial et affectif. Le rang dans la fratrie est par exemple mentionné dans le tableau récapitulatif, mais sans être exploré pour analyser les logiques d’appropriation ou d’alliances, alors qu’il pourrait constituer un élément supplémentaire de différenciation des enfants, certains devant composer chez eux avec les objets et les propriétés de leurs frères et sœurs. On aimerait aussi avoir un aperçu des pratiques langagières et des modes d’exercice de l’autorité qui peuvent favoriser la constitution d’une habitude à la violence physique ou symbolique dans l’appropriation des choses, afin de mieux comprendre les pratiques qui étayent les formes d’aisance sociale ou de timidité, ou qui favorisent un usage efficace de la force, et de voir comment s’articulent les scènes sociales (scolaires ou familiales) et les formes de socialisation. Ces aspects sont toutefois difficiles en pratique à concilier et à décrire avec le même degré d’exigence et d’intensité. Le choix de se centrer sur des séquences de pratiques observées à la crèche livre de nombreux résultats, et l’articulation des niveaux d’observation est réalisée avec une grande maîtrise. Outre des apports généraux à la sociologie de la socialisation et des enfants, l’ouvrage contribue aussi à la sociologie de l’éducation et des professions, en étudiant les contextes et les effets de la socialisation en crèche, et le rôle des auxiliaires de puériculture, des puéricultrices et des éducatrices de jeunes enfants. On saisit la variété de leurs propriétés et de leurs rapports aux normes professionnelles, ainsi que des éléments sur la division du travail entre ces professionnelles. L’enquête montre à la fois la manière dont des idéologies et croyances professionnelles sont cristallisées sous la forme de dispositifs, de normes et d’équipements dans la crèche, mais aussi la contestation de certaines normes par les professionnelles confrontées aux conflits incessants entre les enfants et aux contraintes physiques de ce travail.

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Pour citer cet article

Référence papier

Olivier Vanhée, « LIGNIER Wilfried. Prendre. Naissance d’une pratique sociale élémentaire »Revue française de pédagogie, 212 | 2021, 145-147.

Référence électronique

Olivier Vanhée, « LIGNIER Wilfried. Prendre. Naissance d’une pratique sociale élémentaire »Revue française de pédagogie [En ligne], 212 | 2021, mis en ligne le 01 décembre 2021, consulté le 13 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rfp/10915 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rfp.10915

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Auteur

Olivier Vanhée

ENS de Lyon

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