1Depuis une vingtaine d’années, les programmes de formation, les pratiques pédagogiques et l’évaluation des apprentissages font l’objet de réformes importantes dans de nombreux pays de l’OCDE. Les tensions se sont en effet intensifiées depuis la fin des années 1990 quant à la question de ce qui compte comme savoir ou compétence légitime au xxie siècle (Lingard & McGregor, 2014). Ces développements ont lieu dans un contexte où les comparaisons internationales ont renforcé l’attention portée par les décideurs aux exigences de la « société de la connaissance » (Yates & Young, 2010). L’OCDE a ainsi défini dans les années 1990 des compétences « clés » indépendantes des curricula nationaux, avant de lancer les enquêtes PISA (Programme international pour le suivi des acquis des élèves) censées rendre compte de l’efficacité des systèmes nationaux en termes d’acquisition de ces compétences clés à la fin de la scolarité obligatoire. Ces pressions exogènes se sont ajoutées à des pressions endogènes liées à la massification de l’enseignement secondaire, à la diversification des publics scolaires et aux nouvelles fonctions de socialisation de l’école (Dubet, 2010).
2L’existence de ces tendances communes soulève la question de l’uniformisation des curricula, comme l’ont mis en évidence les théoriciens de la culture mondiale (Kamens, Meyer & Benavot, 1996). Plus récemment, Meyer avance l’idée d’un « curriculum global » (2007, p. 267) caractérisé par la notion de compétence comme concept clé pour élaborer les programmes d’études, la centration sur les résultats de l’apprentissage et la promotion d’une pédagogie centrée sur l’apprenant. Si une certaine convergence semble effective sur le plan des énoncés de politiques nationales (Rosenmund, 2007 ; Voogt & Roblin, 2012), d’autres recherches privilégiant des études de cas nationales montrent que les modèles curriculaires ne se diffusent pas à l’identique, notamment en raison de phénomènes de traduction (Anderson-Levitt, 2003) favorisés par le flou sémantique des notions au cœur de ces réformes, telle la notion de compétence (Ropé & Tanguy, 1994). La notion de convergence est également mise au défi par les travaux qui soulignent les logiques en tension qui sous-tendent ces réformes, par exemple entre la montée de modèles dits constructivistes et plus récemment une centration sur les savoirs fondamentaux et les performances mesurées par des évaluations standardisées (Lingard & McGregor, 2014 ; Rochex, Francia, Greger et al., 2011) qui peuvent apparaître comme des retours de balancier (Anderson-Levitt & Gardinier, 2021).
3Malgré un intérêt renouvelé pour les questions curriculaires, l’éducation comparée, longtemps focalisée sur l’organisation des systèmes, a peu exploré les contenus des curricula (Kazamias, 2009 ; Mangez, 2008). Les analyses comparatives à grande échelle reposent souvent sur une documentation internationale et appréhendent le curriculum sous son aspect le plus extérieur et superficiel (Forquin, 2008). Il s’agit par exemple de compendia sur la structure des curricula nationaux produits par l’UNESCO (voir Kamens, Meyer & Benavot, 1996), le traitement des données se bornant à repérer la présence ou l’absence de différentes disciplines et leur place respective. Ces travaux ne permettent pas non plus de rendre compte de l’épaisseur temporelle des curricula et des évolutions qui les traversent. Les idées et pratiques pédagogiques reflètent inévitablement de longs processus de sédimentation et d’hybridation : on trouvera donc nécessairement de l’ancien mélangé au nouveau (Alexander, 2006).
4Dans un tel contexte émerge la question suivante : comment ces tendances curriculaires mondiales se traduisent-elles dans les curricula nationaux, au-delà de l’usage de notions communes ? Cet article propose de répondre à cette question à partir d’une comparaison à la fois synchronique et diachronique des transformations curriculaires dans deux systèmes éducatifs francophones : la France et le Québec. Dans ces deux systèmes éducatifs, les « reconfigurations curriculaires » amorcées au milieu des années 2000 portent aussi bien sur les contenus et les pratiques pédagogiques que sur les finalités de la formation (Hasni & Lebeaume, 2010). Nous appréhendons ici les évolutions curriculaires française et québécoise à la lumière de la sociologie du curriculum, pour caractériser plus finement le ou les modèle(s) qui se sont institutionnalisés sur la période analysée (2000-2015) et avancer des hypothèses pour rendre compte des évolutions observées. L’article se divise en trois grandes parties. Après deux premières sections consacrées au cadrage théorique et méthodologique, une troisième section présente les résultats de l’analyse. Le mouvement de transformation observé dans chaque contexte et les sous-périodes qui le constituent sont abordés en présentant à la fois le contexte de production des textes et le contenu des textes analysés. La discussion revient sur les convergences partielles et les variations observées entre les deux cas, tout en proposant des hypothèses interprétatives pour en rendre compte.
5Les transformations curriculaires contemporaines en France et au Québec nourrissent de vives controverses, tant professionnelles que scientifiques, souvent prises dans des luttes entre écoles et paradigmes, entre « croyants et non-croyants » (Crahay & Forget, 2006, p. 76). Les interprétations qui sont faites de la nature et du sens des transformations en cours se fondent alors sur des dichotomies normatives et réductrices entre pédagogisme et enseignement classique, innovateurs et traditionalistes, ou compétences et connaissances. D’autres chercheurs, s’inscrivant dans une perspective plus critique, mettent principalement l’accent sur la vision néolibérale qui pèse sur ces réformes curriculaires, orientées de façon à répondre aux exigences de la société salariale (Lenoir, 2005 ; Monchatre, 2007) ou à évaluer les enseignants dans le cadre de la nouvelle gestion publique (Laval, Vergne, Clément et al., 2011).
6Outre cette perspective critique, les travaux sociologiques regroupés sous la désignation de « sociologie du curriculum » (Forquin, 2008) ont connu un essor beaucoup moins important dans la littérature francophone qu’anglophone (Frandji & Vitale, 2008). Or, dans le contexte des débats contemporains sur les réformes curriculaires, « où les notions les plus courantes font l’objet des interprétations les plus diverses, où les arguments d’autorité sont récurrents » (Harlé, 2010, p. 138), cette perspective s’avère heuristique. En effet, rien ne va de soi dans ce que l’on estime devoir être enseigné (ou transmis) à tel ou tel public d’élèves, à tel moment ou à tel autre (Isambert-Jamati, 1995), le curriculum étant le produit d’un « processus permanent d’élaboration et d’institutionnalisation », résultat de confrontations d’intérêts, de conflits de valeurs et d’enjeux de pouvoir (Forquin, 2008, p. 9).
7Dans cette perspective, nous mobilisons les repères théoriques de Basil Bernstein (1990, 2007) pour analyser le curriculum dans ses trois dimensions : les contenus d’enseignement, les modalités de leur transmission et celles de leur évaluation. Ces trois « systèmes de message » sont constitutifs de ce que Bernstein nomme le « discours pédagogique » (1990), un discours à la fois instructeur (il transmet des savoirs) et régulateur (vecteur de contrôle). À partir notamment des concepts clés de classification – soit le mode de co-existence des contenus au sein du curriculum et le degré de maintien des frontières entre types de savoirs – et de cadrage – soit le contrôle de la communication qui doit se réaliser dans la relation pédagogique –, Bernstein a développé un langage conceptuel pouvant faciliter la recherche empirique dans une infinie variété de contextes.
8À l’aide de ces concepts, Bernstein (1990) identifie deux types génériques de pratique pédagogique, d’une part une pédagogie « invisible » caractérisée par une invisibilisation des frontières (entre types de savoirs), des relations de pouvoir et des critères d’évaluation, et d’autre part un modèle dit « visible », caractérisé par une classification nette des contenus, un cadrage fort des relations pédagogiques et des critères d’évaluation explicites. Dans ses derniers écrits, Bernstein approfondit ces concepts, notamment pour montrer que ces types ne sont pas de « simples dichotomies » mais que chacun possède une variété de réalisations et de « modes » à l’intérieur des modèles pédagogiques principaux (Bernstein, 2007, p. 10). Bernstein (2007) développe alors la distinction entre modèle de performance et modèle de compétence, qui se fonde sur la distinction visible/invisible tout en développant certains aspects nouveaux ayant trait notamment au contrôle externe, à l’autonomie et à l’économie, révision que Bernstein justifie par la nécessité de développer des modèles aptes à décrire l’orientation des réformes éducatives contemporaines – en particulier la montée de nouveaux modèles pédagogiques orientés vers le marché et la valorisation de la performance.
- 1 Ces théories ont en commun d’être axées sur le développement et ses phases, de concevoir l’enfant (...)
9Il note tout d’abord la convergence remarquable dans les années 1960 dans toutes les sciences humaines et sociales autour de l’idée d’une capacité que possèdent tacitement tous les membres de la société : la « compétence ». Ses traits caractéristiques sont les suivants : le sujet est présumé actif et créatif, autorégulateur ; les compétences sont intrinsèquement créatives et acquises tacitement dans les interactions informelles ; il n’y a pas de déficits mais des différences. Le modèle de compétence s’oppose ainsi aux évaluations notées, chiffrées, qui reflètent de façon imparfaite la compétence de l’apprenant, dont l’actualisation est une question de temps. Il favorise au contraire la mise au jour des caractéristiques personnelles, privées, de l’apprenant, son monde intérieur. La rhétorique est celle de l’émancipation, de l’actualisation, de la liberté d’apprendre, et les théories sont celles du développement de l’enfant1. Ces idées, devenues dominantes dans les écoles maternelles et des écoles privées puis dans l’éducation primaire en Europe, ont pu se développer parce qu’elles donnaient à croire qu’elles constituaient un « moyen de lutter contre les phénomènes de reproduction des inégalités sociales » (Mangez, 2008, p. 23). Le modèle de compétence s’est développé sous différents modes (que Bernstein développe peu), notamment libéral, progressiste et radical.
10Le modèle de performance déplace le centre de l’attention vers le résultat d’apprentissage, il met l’accent sur une production spécifique. Il existe plusieurs modes du modèle de performance. Le premier (qui, dans une perspective diachronique, précède les autres), le mode dit autonome, est fondé sur des disciplines constituées en « catégories singulières » (Bernstein, 2007, p. 91), créées par une spécialisation et une séparation des discours, protégées par des frontières et hiérarchies fortes, et orientées vers leur propre développement. Un deuxième mode se développe dans les années 1980 et 1990, en particulier dans l’enseignement secondaire anglais, dans un contexte centré sur l’efficience et la pertinence par rapport aux demandes du marché. L’orientation instrumentale de ce mode va de pair avec la pénétration d’un raisonnement de type économique mettant l’accent sur les résultats et la réponse à des demandes externes. Les notes et examens revêtent alors une grande importance car ils permettent de construire des classements, en lien avec les évolutions du monde de l’entreprise et avec la « compétitivité ». Il faut pouvoir situer son enfant par rapport aux autres élèves, son école par rapport aux autres écoles, etc.
11Si plusieurs modèles pédagogiques continuent à s’affronter au sein du champ éducatif, la transformation fondamentale dans le domaine des politiques éducatives réside dans l’institutionnalisation de modèles qui valorisent avant tout la performance et l’objectif de l’intégration des individus dans le marché, dans un contexte où le travail et la vie ne peuvent plus se fonder sur des prévisions stables de l’avenir. Ils prennent le pas à la fois sur le mode de performance disciplinaire et sur les modes de compétence.
- 2 Selon Jones et Moore (1993), l’approche des competencies repose sur une analyse fonctionnelle qui (...)
12Selon Muller (1998), la distinction entre ces différents modèles n’est pas toujours aisée. Le mode instrumental incorpore en effet certaines critiques qui ont pu être exprimées envers le mode autonome : élitisme, savoir qui ne fait référence qu’à lui-même, indifférence aux conséquences en termes de stratification, curricula obsolètes qui ne suscitent pas l’intérêt des enfants venant de milieux défavorisés. Il tend ainsi à se traduire par des régimes pédagogiques « mixtes » que sous-tendent certaines caractéristiques du modèle de compétence : par exemple, la perméabilité entre savoirs scolaires et non scolaires, l’orientation vers les expériences extrascolaires, le travail et la « vie » (voir tableau 1). En ce sens, ce nouveau modèle intègre des traits de discours apparemment opposés. Cela se traduit également par le double usage de la notion de « compétence ». Ainsi, on pourra retrouver cette notion associée à un modèle instrumental orienté vers le marché, mais elle sera plutôt associée à competency ou skill en anglais, par opposition à competence2. C’est par une analyse approfondie du discours pédagogique que l’on doit pouvoir révéler la variété des formes résultant de ces imbrications (Muller, 1998).
Tableau 1. Modèle de compétence et modèle de performance
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Modèle de compétence |
Modèle de performance |
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Mode instrumental |
Mode autonome |
Curriculum |
Classifications faibles, frontières perméables |
Classifications fortes : disciplines comme catégories singulières |
Pédagogie |
Cadrage lâche Formes de contrôle personnalisées |
Cadrage fort |
Évaluation |
Critères implicites Valorisation des différences entre apprenants |
Critères explicites Stratifications Performance de l’apprenant notée selon sa conformité aux critères attendus |
Source : adapté de Bernstein (2007).
- 3 La Révolution tranquille désigne la période pendant laquelle le Québec s’émancipe soudainement de (...)
13La recherche présentée ici s’est attachée à réaliser une analyse du discours pédagogique dans deux systèmes éducatifs contrastés, afin de rendre intelligibles aussi bien des « variations temporelles » que des « variations contemporaines » dans l’espace (Isambert-Jamati, 1995, p. 10). Les deux systèmes éducatifs francophones présentent des différences importantes notamment en termes d’organisation – le système français demeurant beaucoup plus centralisé qu’au Québec – mais aussi en termes de « traditions curriculaires » (Holmes & McLean, 1989). On peut caractériser le système français comme « historiquement bâti » pour réduire les différences entre élèves (Barrère, 2013, p. 112), assurer l’accès de tous aux mêmes savoirs, et garantir l’autonomie par rapport aux particularismes locaux (Meuret, 2013). Le Québec a, depuis la Révolution tranquille, pris ses distances avec ce modèle « à la française », au nom de la démocratisation de l’enseignement3. Le « Rapport Parent » (1963-1965), qui a abouti à la plus importante réforme éducative du Québec, s’est en effet inscrit en opposition au modèle jugé obsolète et élitiste des collèges classiques, sa pédagogie livresque et l’accent mis sur l’érudition. L’humanisme « renouvelé », sous l’influence de courants nord-américains (psychologie humaniste, pragmatisme) valorise alors la pédagogie dite active, la prise en compte des particularités des enfants, la reconnaissance du caractère pluraliste de la société (Lenoir, 2005).
- 4 Au Québec, l’éducation relève de la compétence de la province comme c’est le cas dans toutes les p (...)
14L’analyse présentée ici a porté sur l’ensemble des textes matérialisant le discours pédagogique officiel (Bernstein, 1990), soit celui produit par l’État4, le ministère de l’Éducation et son administration. Les critères de sélection et la liste des textes inclus dans le corpus (n = 47) sont repris en annexe.
15L’analyse de contenu thématique (Paillé & Mucchielli, 2005) des deux corpus à l’aide du logiciel Nvivo visait à caractériser les évolutions curriculaires sur un temps moyen (2000-2015). Les dimensions structurantes du discours pédagogique développées par Bernstein ont guidé l’analyse d’entrée de jeu (voir l’annexe méthodologique), fournissant un « dénominateur théorique commun » qui dépasse les contextes nationaux (Collet, 2003, p. 236).
16L’analyse de contenu a été réalisée en quatre étapes. Dans un premier temps, nous avons réalisé un codage systématique (mais non exhaustif) de chaque texte, dans une perspective de réduction du matériau à des énoncés significatifs, les extraits codés pouvant faire l’objet d’un double codage (par exemple, un passage sur une leçon renseignant à la fois sur la structuration des contenus entre eux, mais aussi sur la relation enseignant-élèves). Ce codage visait à identifier les éléments constitutifs d’un texte et les relations entre eux, en portant une attention particulière aux mots susceptibles de constituer des indicateurs pertinents des modalités d’agencement des contenus entre eux (par exemple, « autonomie » ou « décloisonnement »), des modalités de cadrage et d’évaluation – tous les mots n’étant pas également significatifs des orientations pédagogiques (Mangez, 2008).
17Chaque texte a ensuite fait l’objet d’un mémo synthétique, caractérisant le texte selon qu’il tend à renforcer ou affaiblir les valeurs qui sous-tendent une ou plusieurs des dimensions constitutives du discours pédagogique, en reconnaissant qu’aucun texte ne tend exclusivement vers un modèle pédagogique. Par exemple, tout programme accorde une place à des activités de type exercices même si elles sont subordonnées à des activités non cadrées (Mangez, 2008). Cependant, la synthèse visait à dégager la ou les orientations pédagogiques principales, en prenant également en compte la structure et l’organisation du document, comme la table des matières, les tableaux et schémas, le volume relatif des sections dans l’économie d’ensemble et le niveau hiérarchique accordé à certains éléments, qui nous renseignent sur la légitimité de certains contenus.
18Une fois tous les textes codés, nous avons réalisé une synthèse diachronique (pour chaque corpus) à l’aide d’un tableau chrono-thématique permettant de dégager une périodisation : sens des évolutions, points d’inflexion, tournants, modalités (quelles sont les valeurs qui s’affaiblissent, celles qui restent stables, celles qui se renforcent). Cette lecture chronologique a permis de mettre en évidence, de manière qualitative, les inflexions du discours officiel. Nous avons enfin réalisé une comparaison des deux corpus sur la base de ces deux synthèses, en prenant appui sur les éléments les plus saillants qui sont ressortis de l’analyse interne à chaque corpus (nous n’avons pas comparé terme à terme chaque texte).
19Notons que d’autres approches auraient pu être envisagées. Par exemple, Morais et Neves (2008) ont analysé deux programmes d’études en codant ces deux textes à l’aide d’indicateurs selon des échelles à quatre degrés, mais de façon exhaustive, ce qui a permis ensuite de réaliser des analyses en termes de fréquences de codage. Cependant, dans notre perspective, la priorité était de conserver les mots, leur place dans le texte et leur substance tout au long de l’analyse plutôt que leur distribution quantitative. Par exemple, nous avons considéré que des orientations pédagogiques annoncées dans le paragraphe introductif d’un programme n’ont pas le même statut que des indications en annexe, bien qu’étant équivalentes sur le plan quantitatif. Nous analysons ainsi les curricula comme des textes dans lesquels est inscrite une organisation spécifique des contenus.
20Les États généraux sur l’éducation (ÉGÉ) (1995-1996) initiés par le gouvernement du Parti québécois (PQ) ont donné lieu à une vaste réforme de l’éducation, dont la refonte du curriculum qui devait permettre la démocratisation de la réussite scolaire. Un nouveau processus fut instauré pour élaborer les programmes jusqu’alors confiés à des groupes d’experts dans leur discipline respective, un mode de fonctionnement vivement critiqué en raison du poids des lobbies disciplinaires. Les comités de rédaction en charge des nouveaux programmes furent composés d’un tiers de personnes venant du milieu éducatif (enseignants, directions d’école, conseillers, professionnels et formateurs universitaires) en plus des experts disciplinaires et représentants du ministère, sélectionnés notamment sur le critère de leur polyvalence et leur ouverture disciplinaire (Carpentier, 2010). La Commission des Programmes d’Études (CPÉ), nouvel organisme indépendant rassemblant à la fois personnels scolaires et experts scientifiques en matière de curriculum, fut chargée d’assurer la transversalité de l’écriture des textes et la continuité entre cycles et entre disciplines (Carpentier, 2010).
21Les textes produits au cours de cette première période promeuvent une forte intégration des savoirs, un assouplissement du temps scolaire et une évaluation valorisant les progressions individuelles. Texte central, le Programme de Formation pour l’École Québécoise (PFEQ), publié en 2003, est organisé autour de domaines généraux de formation (DGF), de compétences transversales et de domaines d’apprentissage regroupant plusieurs disciplines. Des orientations pédagogiques communes à toutes les disciplines, sous-tendues par un nouveau « paradigme » favorisant le développement des compétences (Ministère de l’Éducation du Québec [MEQ], 2003b, p. 9), sont mises au premier plan. Les modalités pédagogiques privilégiées, soit les situations d’apprentissage, s’appuient sur les DGF censés favoriser les liens entre apprentissages scolaires et problématiques auxquelles les jeunes doivent faire face, telles que l’environnement et la consommation.
22L’affaiblissement des frontières entre les savoirs de types scolaire et non scolaire est ainsi l’un des traits les plus saillants du PFEQ :
L’école favorise d’autant plus la croissance intellectuelle et affective de ses élèves qu’on y fait des liens avec les différentes problématiques du monde. Elle n’est pas sa propre finalité et doit en conséquence préparer à la vie à l’extérieur de ses murs. Le décloisonnement entre l’école et son environnement encourage l’élève à entreprendre une démarche de réflexion sur l’utilité et l’applicabilité de tel ou tel apprentissage dans différents contextes (MEQ, 2003c, p. 11).
23Les contenus du programme de français sont par exemple structurés autour de « familles de situations », qui trouvent leur sens en se « greffant » aux DGF (MEQ, 2003a, p. 91). S’il existe encore des savoirs décontextualisés, tournés vers des pratiques purement scolaires (par exemple le travail de la langue), ce rapport au savoir n’a de légitimité que dans certaines conditions précises, subordonnées à la visée première de contextualisation (voir encadré 1).
Encadré 1 « Faire de la grammaire » dans l’esprit du PFEQ ou l’autorisation d’un temps à part
Lorsque des temps d’arrêt sont nécessaires pour aborder un nombre limité d’éléments bien ciblés, l’enseignant propose à l’élève des activités décontextualisées où certains éléments d’apprentissage (stratégies, notions, concepts) sont mis en relief. C’est l’occasion de construire de nouveaux concepts, d’acquérir des stratégies, de développer la capacité à analyser une phrase ou à appliquer une règle de grammaire, etc. L’enseignant veille à ce que l’élève perçoive le lien étroit qui existe entre ces activités et les situations contextualisées.
Imaginons la situation suivante. Après avoir assisté à une pièce de théâtre, les élèves d’Hélène auront la possibilité de rencontrer le metteur en scène, les comédiens et les autres artisans du spectacle qui ont accepté de leur accorder une entrevue. En prévision de cette rencontre, qui se déroulera bientôt, les élèves ont préparé des questions. Hélène fait un temps d’arrêt pour explorer les différentes structures de la phrase interrogative et faire ressortir leurs caractéristiques à l’oral et à l’écrit. À la lumière des notions et des concepts abordés, les élèves revoient la formulation de leurs questions et y apportent des ajustements […] (MEQ, 2003a, p. 92).
24Un rapport nouveau au temps scolaire se traduit par l’instauration de cycles pluriannuels et du « bilan des apprentissages » qui donne une indication du niveau de développement atteint par l’élève en fin de cycle. L’évaluation des apprentissages (MEQ, 2003a) porte en effet sur le développement global de l’élève, ses processus internes (cognitifs, mais aussi affectifs) à travers une prise d’information diffuse dans le temps. Enfin, les relations hiérarchiques préconisées entre enseignants et élèves tendent fortement vers l’horizontalité :
Pour susciter l’engagement de l’élève, l’enseignant doit créer un climat qui permet à l’élève de prendre sa place à l’intérieur de la classe, sa communauté d’apprentissage. Il lui propose diverses activités et varie ses approches pédagogiques. Il compose avec les besoins, les champs d’intérêt et les acquis de chacun des élèves afin de les accompagner dans le développement de leur culture mathématique (MEQ, 2003b, p. 237).
25L’enseignant propose tandis que les attentes envers les élèves incluent la prise d’initiative, l’engagement, la créativité, les démarches originales. Ces attentes sont exprimées de façon très explicite au sein des compétences transversales d’ordre personnel et social, soit « mettre en œuvre sa pensée créatrice » et « actualiser son potentiel » qui permettent le développement de « la personne qu’il [l’élève] veut et peut devenir » (MEQ, 2003b, p. 49).
- 5 L’année 2003 est marquée par un changement de gouvernement. Le Parti québécois (PQ), à gauche, est (...)
26Alors que les orientations définies à l’issue des ÉGÉ par le gouvernement du Parti québécois n’ont pas été remises en question par l’arrivée au pouvoir du parti libéral (PLQ)5 en 2003, c’est à partir de l’année 2007 que des inflexions importantes vont se dessiner, dans un contexte caractérisé par une conjonction de pressions. Le mécontentement des parents – dénonçant un jargon incompréhensible et des méthodes d’évaluation peu claires – se conjugue à une forte pression syndicale, notamment de la part de la Fédération autonome de l’enseignement (FAE), radicalement opposée aux orientations de la réforme issue des ÉGÉ. Le parti libéral, qui sort fragilisé des élections de 2007, se lance alors dans un chantier législatif majeur, l’adoption de la loi sur la gestion axée sur les résultats en éducation, qui introduit de nouvelles règles en matière de reddition de comptes et d’évaluation des performances des écoles (Maroy, Mathou, Vaillancourt et al., 2014).
- 6 Le Régime pédagogique de l’éducation préscolaire, de l’enseignement primaire et de l’enseignement (...)
27Le Régime pédagogique6, modifié en 2007 puis en 2010, réintroduit notes chiffrées et classement (moyennes de groupe) dans le bulletin scolaire. Ce bulletin, dont le contenu et le format sont uniformisés pour toute la province, impose des étapes d’évaluation à des périodes déterminées, tandis que le bilan des apprentissages est supprimé, sauf pour certaines catégories d’élèves (élève handicapé ou en difficulté d’adaptation et d’apprentissage, EHDAA).
28Des évaluations ministérielles standardisées sont également introduites en français à la fin du premier cycle du secondaire. Chaque école doit fixer à l’avance des cibles de performance concernant les résultats des élèves à ces évaluations. À partir de 2010, un document intitulé Progression des apprentissages (PDA), présenté comme un « complément » au programme, introduit dans chaque discipline un découpage temporel annuel, offrant « un portrait précis et détaillé des éléments de contenu à travailler » (Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport [MELS], 2011b, p. 4). Enfin, un Référentiel d’intervention en lecture (MELS, 2011a) publié par le ministère pour recenser les pratiques dites « efficaces » s’inscrit dans un courant pédagogique – la Réponse à l’Intervention, RAI – qui valorise un enseignement explicite et centré sur l’enseignant (Bissonnette, Richard, Gauthier et al., 2010).
29Ainsi au cours de cette deuxième période s’opère un changement dans la force du cadrage (en termes de rythme et de séquençage des apprentissages) et, de façon encore plus saillante, dans les critères d’évaluation, avec un regain de légitimité des classements. On assiste parallèlement à un accroissement du contrôle externe sur les performances attendues à travers le poids accru de l’évaluation standardisée. Cependant, les savoirs relevant de la vie quotidienne, les life skills, ont gardé une place centrale.
- 7 Un changement de gouvernement et de majorité intervient en 2002, après la défaite de la gauche.
30En France, à partir de la mise en place du collège unique au milieu des années 1970, la question des contenus de ce collège est un problème récurrent mais longtemps esquivé (Gauthier & Le Gouvello, 2009). C’est notamment à la suite du débat national sur l’avenir de l’école (2003-2004), lancé par Jacques Chirac7 et présidé par Claude Thélot, que s’affirme l’idée d’un socle qui garantisse à tous l’acquisition d’un ensemble de savoirs, savoir-faire et savoir-être – même si les thèmes débattus dans le cadre de ce débat avaient été abordés de diverses façons depuis 1975 (pour une analyse approfondie de la genèse du socle, voir Gauthier & Le Gouvello, 2009).
31C’est une majorité de droite – au pouvoir jusqu’en 2012 – qui va mettre en œuvre cette idée. En 2005, le Haut Conseil de l’éducation (HCE), qui remplace le Conseil national des programmes (CNP), produit des recommandations sur les contenus du socle. C’est ensuite le Parlement qui légifère, allant à l’encontre des traditions internes de l’Éducation nationale et des logiques disciplinaires (Clément, 2013), comme le préconisait le rapport Thélot (2004). La Loi d’orientation et de programme pour l’avenir de l’école du 23 avril 2005 fixe comme objectif d’amener la totalité des élèves à la maîtrise du « socle commun de connaissances et de compétences » à la fin de la scolarité obligatoire. Les contenus du socle sont définis par le décret de 2006. L’élaboration de nouveaux programmes (ou l’adaptation des programmes existants) censés être articulés au socle sera ensuite confiée par le ministre (G. de Robien) à sept groupes de travail. Or, chaque groupe travaille de manière indépendante, et plus de la moitié des membres appartiennent aux corps d’inspection, ce qui contredit la logique supra-disciplinaire affichée (Clément, 2013).
32Les textes qui résultent de ce processus vont faire co-exister deux logiques en concurrence. D’une part, le socle se définit comme constituant le principe organisateur des programmes, conception d’ensemble qui « donne du sens » aux savoirs en se plaçant du point de vue de l’élève et en construisant des ponts entre disciplines (MEN, 2006a) : « Maîtriser le socle c’est être capable de mobiliser ses acquis dans des tâches et des situations complexes, à l’École puis dans sa vie ». D’autre part, les programmes disciplinaires ont préservé une autonomie relativement importante. Chaque programme conserve en effet ses propres règles d’organisation des contenus, structurés autour des sous-domaines disciplinaires classiques et sous-tendus par des principes didactiques spécifiques. Par exemple, le programme de mathématiques (MEN, 2008b) introduit une structuration des contenus sous forme de triptyque connaissances/capacités/commentaires, totalement absente du programme de français. Ce dernier est marqué par un découpage des contenus et un séquençage des activités clairement délimités, et la mise au premier plan de l’étude de la langue (grammaire, orthographe et lexique) (MEN, 2008a). L’étude « systématique » des faits de langue est mise au premier plan, la « leçon de grammaire » est caractérisée de fondamentale et la dictée définie comme modalité indispensable d’évaluation (voir encadré 2).
Encadré 2. La « leçon de grammaire », élément fondamental du programme de français
Préambule, Section I. L’étude de la langue : grammaire, orthographe, lexique
La leçon de grammaire est fondamentale : elle permet d’acquérir une conscience des faits de langue indispensables aux élèves pour qu’ils puissent s’exprimer de manière appropriée dans la suite de leur vie sociale mais aussi comprendre et goûter les textes qui constituent les piliers de la culture commune. La connaissance des mécanismes grammaticaux fait appel à l’esprit d’analyse, à la logique, ainsi qu’à l’intuition ; elle participe par conséquent pleinement à la structuration de la pensée. Les termes grammaticaux (sujet, verbe, complément, proposition principale, pronom relatif…) constituent en outre des repères communs dans la conscience de la langue. Ils doivent être soigneusement expliqués pour être systématiquement acquis. Les connaissances grammaticales apprises en français servent aussi à l’apprentissage des autres langues.
Les séances consacrées à l’étude de la langue sont conduites selon une progression méthodique et peuvent n’être pas étroitement articulées avec les autres composantes de l’enseignement du français. […] Le programme de grammaire répartit les objets d’étude par année, pour harmoniser les apprentissages entre les classes et éviter les répétitions pour les élèves. La progression est ainsi soigneusement ménagée (MEN, 2008c, p. 1).
33Ce découplage entre socle et programmes se reflète au niveau de l’évaluation. Le livret personnel de compétences adopté en 2007, qui repose sur la validation des compétences sans compensation possible entre elles, se superpose à la logique préexistante du brevet en fin de collège qui lui repose sur un examen dans trois disciplines (français, mathématiques, histoire-géographie-éducation civique) et des résultats au cours de l’année (moyennes trimestrielles).
34Durant cette période, on peut néanmoins identifier des transformations à la marge des programmes. Celles-ci induisent tout d’abord une reconnaissance institutionnelle d’enseignements non disciplinaires de type « éducation à ». Par exemple, le parcours de découverte des métiers et des formations est censé contribuer à la validation de la compétence du socle « autonomie et esprit d’initiative » (MEN, 2011). Mais les modalités suggérées (actions ponctuelles, accompagnement éducatif) restent en périphérie de la classe.
35Deuxièmement, un ensemble de circulaires infléchissent les pratiques légitimes en introduisant diverses formes d’individualisation de l’enseignement. Ainsi, entre 2005 et 2012, trois dispositifs emblématiques sont adoptés : les programmes personnalisés de réussite éducative ou PPRE (2005), l’accompagnement éducatif (2008), et l’accompagnement personnalisé (2011). Si ces dispositifs affaiblissent le cadrage des relations enseignant/élève, au sein d’espaces et de temps bien délimités, ils relèvent avant tout d’une logique de « pédagogie de soutien » (Houssaye, 2012) et d’interventions intensives (par exemple, aide aux devoirs). Une constante demeure la priorité donnée aux élèves en difficulté pour qui la remise à niveau restera la modalité privilégiée.
36Cet infléchissement passe enfin par le biais de documents d’accompagnement pour la plupart publiés en 2010-2011. Les évaluations internationales (PISA) y sont mobilisées pour justifier la nécessité pour les élèves d’exprimer leur opinion personnelle, ainsi qu’un ancrage plus important des contenus dans la « vie réelle » (Direction générale de l’enseignement scolaire [DGESCO], 2010). On voit également apparaître des termes nouveaux comme « tâche complexe », « situation d’apprentissage » et « situation d’évaluation », indices d’un cadrage plus lâche des interactions pédagogiques.
37Ainsi, dans cette première période, le discours pédagogique est constitué d’une juxtaposition de textes ayant chacun sa propre logique. Il s’infléchit néanmoins vers certaines caractéristiques du modèle de compétence mais suivant une logique de double marge : (a) cet infléchissement concerne certaines catégories d’élèves « en difficulté » ; et (b) cet infléchissement se fait avant tout hors temps scolaire, hors programme, par le biais d’un empilement de dispositifs, relégués à des temps séparés des « vrais » apprentissages dans la classe.
- 8 Une charte des programmes avait été produite par le Conseil national des programmes (CNP) en 1992, (...)
38Après les élections présidentielles de 2012, le nouveau gouvernement socialiste fait voter la Loi d’orientation et de refondation de l’École (juillet 2013) qui annonce le réexamen du socle et la création du Conseil supérieur des programmes (CSP). Le CSP doit formuler des avis et propositions en toute indépendance, notamment sur la conception des enseignements, le contenu du socle, son articulation en cycles, et ses modalités de validation. De 2013 à 2015, le CSP prend en charge la rédaction d’une charte des programmes8 et du nouveau socle commun. Des groupes de travail correspondant aux trois cycles de la scolarité obligatoire sont constitués, chaque groupe étant interdisciplinaire et incluant des représentants des différents acteurs œuvrant dans les écoles, ainsi que des universitaires spécialistes des apprentissages des élèves et des domaines de connaissances présents dans les programmes.
39Le nouveau socle commun, auquel on a accolé le terme de « culture », est redéfini comme « programme général » de la scolarité obligatoire (CSP, 2014b). Contrairement au socle de 2006 dans lequel cinq des sept grandes « compétences » renvoyaient à des piliers disciplinaires bien reconnaissables, les cinq « domaines » du socle de 2015 renvoient « à de grands enjeux de formation » et entraînent un brouillage des frontières disciplinaires beaucoup plus important (MEN, 2015b). Par exemple, le domaine « les langages pour penser et communiquer » regroupe langages informatiques, artistiques, médias et pratiques sportives. Le découpage des contenus d’enseignement ne se fait plus par sous-domaines spécifiques à la discipline mais autour de compétences qui sont présentées selon un canevas commun. On attend des élèves qu’ils soient capables de « naviguer » entre différents types de savoirs de façon fluide :
L’élève est amené à passer d’un langage à un autre puis à choisir le mode de langage adapté à la situation, en utilisant les langues naturelles, l’expression corporelle ou artistique, les langages scientifiques, les différents moyens de la société de la communication et de l’information (images, sons, supports numériques...) (MEN, 2015a).
40Ce mouvement vers une plus grande intégration des contenus s’accompagne toutefois de mises en garde contre les risques que peut engendrer une faible classification des savoirs : « l’interdisciplinarité favorise cette souplesse et cette adaptabilité, à condition qu’elle ne soit pas source de confusion, mais bien plutôt d’échanges et de confrontation de points de vue différents » (MEN, 2015a). Ce qui est attendu de l’élève fait également l’objet d’une attention particulière. Ainsi, le domaine 2 du socle est censé favoriser l’enseignement explicite de la « langue scolaire, de la compréhension des consignes, du lexique, du maniement des usuels, de la prise de notes » (MEN, 2015a).
- 9 Le socle de 2005 renvoyait aux finalités suivantes : « accomplir avec succès sa scolarité, poursui (...)
41Des cycles pluriannuels et des « repères de progressivité » (indiquant les notions à introduire en début ou fin de cycle) remplacent le séquençage annuel. Les textes de 2014-2015 se démarquent également par la valorisation de relations moins hiérarchiques et surtout la prise en compte de « l’épanouissement de l’enfant et le développement de sa personnalité » (CSP, 2014a, p. 8). Le socle redéfinit ainsi les finalités de la scolarité obligatoire en intégrant les notions d’épanouissement et de développement de la personne9. Dans les programmes, il s’agit d’encourager des relations pédagogiques sur un mode davantage « thérapeutique » dans lesquelles le soi est considéré comme un projet personnel (Bernstein, 2007), en prenant en compte l’élève comme adolescent « en pleine évolution physique et psychique » (MEN, 2015a).
42La période 2013-2015 a donc fondamentalement bouleversé la logique en place dans la période précédente, marquant une tendance nette vers le modèle de compétence.
43Notre analyse a permis de mettre au jour des orientations communes aux transformations curriculaires observées dans les deux systèmes éducatifs durant la décennie 2000. Elles s’inscrivent dans un mouvement commun vers l’affaiblissement des classifications entre types de savoirs et vers l’assouplissement relatif du cadrage des relations pédagogiques. Dans les deux corpus analysés, nous avons notamment identifié une montée des thèmes « intégrateurs » qui affaiblissent les frontières disciplinaires mais aussi les frontières entre l’intérieur et l’extérieur de l’école (Whitty, Rowe & Aggleton, 1994). Ces transformations sont étroitement liées à l’évolution des rapports enseignants-élèves et des attentes envers les élèves, par exemple la capacité à exprimer une opinion personnelle.
44Cependant, des variations importantes existent dans la recontextualisation de ces orientations communes, en particulier parmi les logiques qui président à l’affaiblissement des classifications et du cadrage. Au Québec, cet affaiblissement se traduit par une forte perméabilité entre le scolaire et le non-scolaire. Les problématiques de la vie quotidienne structurent l’organisation des savoirs, voire deviennent enjeux de savoir (Hasni & Lebeaume, 2010). En France, l’affaiblissement des classifications se traduit plutôt par l’ouverture des disciplines entre elles. Par exemple, l’éducation à l’environnement et au développement durable est le point de départ de croisements disciplinaires, mais chaque discipline traite le thème transversal d’une manière qui lui est spécifique. Si, à partir de 2012, le discours pédagogique officiel accorde une légitimité accrue à la contextualisation des savoirs scolaires, il demeure néanmoins prudent vis-à-vis de l’affaiblissement des frontières.
45De même, si le cadrage des relations enseignant-élève s’affaiblit de part et d’autre, la prise en compte de l’élève dans ses dimensions affectives semble beaucoup plus institutionnalisée au Québec. La différenciation, modalité ordinaire de la relation pédagogique dans la classe, consiste à composer avec les champs d’intérêts des élèves, leurs styles d’apprentissage, leurs goûts, alors qu’en France, la différenciation reste centrée sur la remédiation pour amener les élèves aux prérequis nécessaires (Houssaye, 2012). Il s’agit avant tout d’apprendre à devenir un collégien, c’est-à-dire de faire l’apprentissage des règles propres au code des savoirs scolaire.
46Deux hypothèses interprétatives, déjà esquissées au fil de la présentation des cas, nous semblent éclairantes pour rendre compte des variations dans l’intensité et la modalité des transformations observées. Tout d’abord, des facteurs historiques et culturels jouent sur le degré de légitimité du modèle de compétence dans chaque système éducatif. Le Québec se distingue notamment par une institutionnalisation plus ancienne de ces orientations pédagogiques, et la réforme du curriculum issue des ÉGÉ s’inscrit en partie en continuité avec des orientations prises depuis les années 1960, et initiées par le « Rapport Parent ». Deuxièmement, des facteurs ayant trait aux modes de fabrication des textes officiels jouent sur les modalités du changement curriculaire. Dans les deux cas, les mouvements très marqués vers l’intégration des savoirs scolaires se sont accompagnés de tentatives de rupture avec les modes traditionnels de production des curricula, pilotés par des logiques disciplinaires (associations professionnelles et inspections générales). Des modes de travail inédits ont été mis en place, caractérisés notamment par le rôle d’une instance indépendante pour encadrer le processus de rédaction de tous les textes centraux du curriculum. En France, le processus d’élaboration mis en place à partir de 2012 s’est fortement démarqué du « premier essai » de fabrication du socle de 2006 (qui a très vite renoué avec le cloisonnement disciplinaire). Les Inspections générales ont perdu la mainmise sur l’élaboration des programmes (Paget, 2017) alors qu’une nouvelle instance indépendante, le CSP, a pris en charge à la fois l’élaboration de la Charte des programmes, le projet de socle et les propositions pour l’évaluation de celui-ci, comme l’avait fait la CPÉ au Québec. Le discours officiel se fait alors beaucoup plus homogène : les valeurs qui sous-tendent classification, cadrage et évaluation sont fortement affaiblies, et ce au cœur du discours pédagogique (par exemple, au sein des programmes) et non plus seulement à la marge et pour certaines catégories d’élèves.
47En France comme au Québec, les transformations curriculaires analysées ne dessinent pas des évolutions linéaires, celles-ci sont marquées par des réorientations successives. Celles-ci aboutissent des deux côtés à des modèles pédagogiques mixtes qui entremêlent plusieurs logiques à des degrés divers et selon des agencements différenciés, selon les périodes considérées (voir tableau 2).
Tableau 2. Principales orientations pédagogiques qui sous-tendent le discours officiel selon les périodes considérées au Québec et en France (2000-2015)
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2000 |
2005 |
2007 |
2012 |
Québec |
Période 1 : 2000-2007 |
Période 2 : 2007-2015 |
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Modèle de compétence fortement affirmé à travers la refonte du curriculum et des textes très homogènes |
Montée incrémentale du modèle de performance instrumentale à travers la greffe de nouveaux textes à l’existant |
France |
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Période 1 : 2005-2012 |
Période 2 : 2012-2015 |
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Centralité du modèle de performance autonome malgré la juxtaposition de textes hétérogènes Ouverture marginale vers le modèle de compétence (textes d’accompagnement, dispositifs pour certains élèves) |
Modèle de compétence mis en avant dans les textes centraux, sur un mode « prudent » |
48Du côté québécois, le discours pédagogique a évolué vers un discours davantage hybride où cohabitent modèle de compétence tourné vers des visées thérapeutiques et modèle de performance instrumentale. La « compétence », centrale au modèle pédagogique légitimé au début des années 2000, était alors associée à la fois à des finalités d’épanouissement des personnes et à des finalités plus instrumentales. Le discours pédagogique de la seconde période conserve en partie la rhétorique de l’épanouissement de l’élève, mais on passe à un modèle davantage tourné vers l’atteinte de performances à travers des épreuves évaluatives pour répondre à des exigences externes. Des exceptions ont cependant été maintenues dans des sous-segments du système (comme l’absence d’évaluation chiffrée pour les élèves EHDAA), et l’adjonction de nouveaux textes se fait en maintenant en partie l’existant (en particulier le programme de formation).
49En France, la période 2005-2012 reste dominée par un modèle de performance autonome. Chaque discipline conserve son identité, ses règles propres. L’affaiblissement de la classification et du cadrage se fait principalement à la marge (dans les dispositifs externes, pour les élèves en difficulté), ou à travers des normes incitatives et non prescriptives. Le caractère mixte du discours pédagogique tient à un dosage et une sélection de modèles différents du cas québécois (les visées instrumentales ayant peu d’emprise). Si les changements apportés en 2012 marquent un mouvement très marqué vers le modèle de compétence, celui-ci se fait sur le mode de la prudence vis-à-vis de l’affaiblissement des frontières et du brouillage des attendus envers les élèves pour se prémunir contre les effets potentiellement différenciateurs pénalisant les élèves de milieux défavorisés. De telles mises en garde ont été formulées par des chercheurs du groupe de recherche ESCOL (voir par exemple Bautier & Rayou, 2013 ; Rochex & Crinon, 2011) dont certains ont participé aux groupes de travail chargés de l’élaboration des programmes. Ainsi, le discours de 2012-2015 peut apparaître comme une tentative de conjuguer des visées expressives, tournées vers l’épanouissement, et des contenus décloisonnés, avec la préservation de règles de reconnaissance et de réalisation explicites.
50Ce sont ici des facteurs davantage conjoncturels, liés aux stratégies d’acteurs, aux contextes politiques et électoraux, qui permettent de comprendre ces processus de juxtaposition et ces hybridations. Ainsi, le tournant de 2007 au Québec s’explique par un contexte électoral et parlementaire particulier, conjugué aux pressions des syndicats et des parents. L’introduction de la gestion axée sur les résultats, chantier législatif majeur de 2008, sera ainsi explicitement articulée au « réalignement » du curriculum (bulletins standardisés, modifications des programmes pour hiérarchiser les savoirs) pour augmenter les performances scolaires. Ceci nous amène à confirmer une hypothèse de départ fondée sur les réflexions de Bernstein (2007) sur les politiques d’accountability : le modèle de compétence se prête moins facilement à la reddition de comptes, alors que celle-ci est au contraire facilitée par la mesure de la performance objectivée par l’évaluation chiffrée, menée de façon standardisée et selon une temporalité identique pour tous. Dans le cas québécois, au lieu d’être régulé par la progression de l’élève, l’apprentissage va se trouver régulé de l’extérieur, par le régime pédagogique qui introduit une prescription stricte du séquençage contraint par le calendrier des évaluations trimestrielles. On assiste parallèlement à un accroissement du contrôle externe sur les performances attendues à travers le poids accru de l’évaluation standardisée et de cibles de performance.
51Nous observons cependant une relative stabilité et une certaine continuité de la politique curriculaire québécoise alors que neuf ministres se succèdent entre 1997 et 2015. Même après le tournant libéral de 2007-2010, les textes centraux ont été conservés, et aucune nouvelle réforme du curriculum n’a été entreprise à ce jour, malgré la montée du discours sur les pratiques efficaces, en particulier l’enseignement explicite (inspirée du direct instruction), dont l’emprise est très forte au niveau local (Mathou, 2018).
52Ceci contraste avec l’extrême politisation des politiques curriculaires françaises, qui conduit à la multiplication des instances et au foisonnement de textes adoptés par les ministres successifs (Meuret, 2013). La succession des ministres de la même majorité au pouvoir (F. Fillon, G. de Robien, X. Darcos, L. Chatel) entre l’adoption de la loi Fillon (2005) et l’arrivée au pouvoir du Parti socialiste en 2012 se traduit par une absence de direction claire dans les changements entrepris et un empilement de textes hétérogènes. Mais à la différence du Québec, le changement de majorité politique en 2012 a relancé tout le processus d’élaboration curriculaire d’un nouveau socle et de nouveaux programmes.
53Cet article avait comme objectif de donner une intelligibilité aux transformations curriculaires contemporaines en France et au Québec. Loin de s’inscrire dans un processus d’uniformisation, les cas français et québécois illustrent comment des orientations communes sont recontextualisées selon des logiques spécifiques à chaque système éducatif, à la fois du point de vue de la temporalité des changements, des orientations privilégiées et du « dosage » des modèles concurrents. Des facteurs historiques de longue durée, les modes de fabrication des textes officiels et des facteurs plus conjoncturels liés aux contextes politiques constituent des filtres puissants qui contribuent à maintenir de fortes singularités nationales.
54L’analyse a également fait apparaître la complexité des évolutions curriculaires contemporaines, produisant des modèles pédagogiques composites, mixtes, loin des dichotomies au centre des controverses médiatiques. Au Québec, un mode thérapeutique se retrouve inséré dans un modèle de performance instrumental. Il en résulte un curriculum hybride où cohabitent visées d’épanouissement de l’enfant et pressions performatives. En France, alors que le modèle autonome cohabite avec d’autres modalités pédagogiques sur la période 2005-2012, la refonte majeure du curriculum engagée en 2012 a produit un discours fortement tourné vers le modèle de compétence, rappelant la réforme québécoise engagée en 2000. Cependant, depuis les élections présidentielles de 2017, les modifications aux textes officiels apportées par le nouveau gouvernement et son ministre de l’Éducation J.-M. Blanquer semblent aujourd’hui remettre en cause l’affirmation de ce modèle curriculaire. Par exemple, la note de service du 28 mai 2019 annonce que les programmes de français et de mathématiques ont été ajustés au regard de l’objectif de maîtrise des savoirs fondamentaux et que des repères annuels de progression ont été publiés pour chaque cycle.
55Enfin, il faut ici souligner que certains choix méthodologiques tendent certainement à surestimer la cohérence des orientations qui se dégagent du discours pédagogique. D’autres dispositifs qui n’ont pas été analysés ici contribuent certainement à une fragmentation et une hétérogénéité encore plus grandes du discours officiel. C’est par exemple le cas de la refondation de la politique d’éducation prioritaire et de la réforme des rythmes scolaires en France, deux réformes sous-tendues par des conceptions en tension et conçues sur un mode additif (Frandji, 2017). Le référentiel pour l’éducation prioritaire promeut notamment des modes d’enseignement explicites, à l’encontre de la pédagogie invisible (Rochex, 2016). Se pose alors, comme du côté québécois, la question de la différenciation des discours pédagogiques en fonction des publics, dans chaque système, contribuant par là à la tendance générale à la fragmentation des systèmes éducatifs (Barrère & Delvaux, 2017).