1La Déclaration universelle des droits de l’homme, en son article 26, dit ceci : « Toute personne a droit à l’éducation. L’éducation doit être gratuite, au moins en ce qui concerne l’enseignement élémentaire et fondamental ». L’éducation est donc un droit humain fondamental reconnu. Autrement dit, tous les enfants doivent pouvoir fréquenter l’école. À l’heure actuelle, le constat est qu’une part importante d’enfants n’a toujours pas accès à la scolarité. D’après les estimations de l’UNESCO, environ 263 millions d’enfants et de jeunes âgés de 6 à 17 ans dans le monde sont en dehors du système scolaire. Cette situation constitue un obstacle considérable pour atteindre le quatrième Objectif de Développement Durable (ODD4).
2Au Sénégal, comme ailleurs en Afrique subsaharienne, le nombre d’enfants non scolarisés atteint un niveau élevé dans un contexte marqué par une forte croissance démographique. Selon les estimations de l’UNESCO, près de 628 099 enfants ne sont pas scolarisés en 2017 au Sénégal. En 2018, le taux brut de scolarisation (TBS) au primaire est estimé à 86,4 % alors que le taux d’achèvement représente 59,8 % (MEN, 2018). L’une des conséquences directes de cette non-scolarisation reste la forte population analphabète étant donné que le taux d’alphabétisation chez les personnes âgées de 15 ans et plus concerne un peu plus de la moitié (51,9 %) de la population du Sénégal en 2017 (UNESCO, 2017).
3Face à ces menaces grandissantes qui pèsent sur le système éducatif, plusieurs défis majeurs doivent être relevés pour atteindre la scolarisation primaire universelle. De plus, l’achèvement d’un quelconque cycle éducatif ne garantit pas forcément une acquisition de connaissances. La plupart des enfants qui n’achèvent pas leurs études primaires n’ont généralement pas les acquisitions minimales en lecture, écriture ou comptage.
4Si plusieurs facteurs permettent d’expliquer la non-scolarisation des enfants, la pauvreté apparaît comme un obstacle majeur à la fréquentation scolaire. Les familles abritant des enfants hors du système scolaire (EHSS) ont souvent une situation socio-économique modeste marquée par la pauvreté et la précarité.
5Dans un contexte de croissance démographique, la mauvaise qualité des apprentissages et l’ampleur persistante de l’exclusion des enfants dans l’éducation réclament un ensemble de réflexions pointues autour de travaux analytiques. Ces éclairages contribuent à une meilleure connaissance de nos systèmes et contextes éducatifs, condition sine qua non pour développer l’éducation. Le développement de l’éducation permet de sortir de la pauvreté. Notre article s’inscrit dans cette démarche de recherche de pistes de solutions pour lutter efficacement contre la pauvreté et renforcer l’éducation dans le cadre d’une approche holistique. Dans un contexte de rareté des données fiables, cette recherche participe à la mobilisation des connaissances et des données probantes pour une meilleure formulation et évaluation des politiques publiques.
6L’objectif général du présent article est d’analyser la non-scolarisation des enfants dans un contexte de pauvreté multidimensionnelle. Il cherche à mesurer l’effet de la pauvreté sur la non-scolarisation des enfants âgés de 9 à 16 ans, tout en distinguant les deux principales catégories qui constituent les EHSS, à savoir (1) les enfants jamais inscrits à l’école et (2) ceux ayant abandonné l’école. Cette recherche fait appel à deux hypothèses spécifiques résultant de l’objectif général. La première hypothèse stipule que la pauvreté a une influence significative sur la non-fréquentation scolaire des enfants. La deuxième est que la pauvreté a un impact sur l’abandon scolaire des enfants. Dans les deux cas, nous utilisons le modèle logistique binaire pour expliquer la non-scolarisation des enfants.
7Le plan du présent article est réparti en trois sections. La première section passe en revue la littérature publiée sur la non-scolarisation en lien avec la pauvreté. La méthodologie est abordée dans la deuxième section tandis que la troisième section présente les résultats empiriques obtenus. Une discussion et une conclusion terminent l’article.
8Il existe plusieurs facteurs qui permettent d’expliquer la non-scolarisation des enfants (Hunt, 2008 ; Kantabaze, 2010 ; Kobiane, 2003). Certains enfants ne vont pas à l’école à cause de la pauvreté de leur famille (Marcoux, 1994 ; Colclough, Rose & Tembon, 2000). Toutefois, la pauvreté du ménage n’est pas le seul obstacle à la scolarisation des enfants en ce sens que d’autres facteurs non économiques peuvent constituer un frein à la fréquentation scolaire (Hunt, 2008 ; UNESCO, 2015 ; Lange, Zoungrana & Yaro, 2002).
9La relation entre la pauvreté et la non-scolarisation a suscité une abondante littérature (Marcoux, 1994 ; Hunt, 2008 ; Colclough, Rose & Tembon, 2000). Pour certaines familles pauvres, la précarité économique pourrait justifier une certaine distance symbolique par rapport à l’école. Le type de ressources dont disposent les parents influe, à des proportions différentes, sur leurs choix scolaires comme inscrire son enfant à l’école ou le retirer de l’école. Un grand nombre de recherches établissent un lien étroit entre le statut socio-économique du ménage et la non-scolarisation des enfants (Marcoux, 1994 ; Hunt, 2008 ; Kobiane, 2003).
10Comme l’ont souligné les auteurs Hillman et Jenkner (2004) dont les travaux portent sur l’éducation des enfants dans les pays pauvres, les enfants issus de ménages pauvres sont plus susceptibles de ne pas être scolarisés par rapport à leurs pairs vivant dans des familles favorisées. Henaff (2006, p. 10) abonde dans le même sens en insistant sur les conséquences futures : « en ce qui concerne les ménages, leur pauvreté les empêche d’accéder au système éducatif sur un pied d’égalité avec les ménages plus aisés, et donc, d’améliorer le statut professionnel et les revenus de leurs enfants par rapport aux leurs, ce qui en retour limitera l’accès à la scolarisation de la génération suivante ». Dans le même sillage, un nombre croissant de travaux de recherche ont démontré que la pauvreté exerce une influence sur l’abandon scolaire. Les travaux de Hunt (2008), qui s’appuient sur une analyse approfondie de l’abandon scolaire, à partir des données et études issues essentiellement de l’Asie du Sud et de l’Afrique subsaharienne, montrent que la pauvreté est non seulement un facteur d’abandon scolaire, mais qu’elle favorise également le redoublement.
11Les parents des enfants hors du système scolaire (EHSS) ont généralement une demande de scolarisation plus faible que les autres. Selon Colclough et ses collaborateurs (2000) dont les travaux reposent sur une étude de cas de pays en développement, en l’occurrence l’Éthiopie et la Guinée, la demande en matière de scolarisation est plus marquée chez les familles pauvres que chez les familles riches.
12La théorie du pouvoir de décision rationnelle des individus s’appuie largement sur les travaux issus de l’économie de la famille dont Becker fut le pionnier (voir Pollak, 2003). Cette rationalité des individus est évoquée dans une certaine mesure pour justifier les choix des parents quant à l’avenir scolaire de leurs enfants. Cela est rendu possible grâce aux apports de Becker (1964) qui s’appuie sur ce pouvoir rationnel, dont les fondements reposent sur la théorie micro-économique, pour rappeler la responsabilité librement assumée des acteurs. Dans le cadre de l’éducation, la scolarisation est considérée comme un investissement pour les parents et, dans ce cas, le parcours scolaire des individus est basé sur une certaine forme de rationalité liée à l’investissement dans le capital où un retour sur l’investissement est attendu (Becker, 1981). Les parents évaluent les retombées et les avantages de l’investissement dans le capital humain éducatif de leurs enfants en mesurant le taux de rendement associé à une poursuite d’études (Bertrand, 1994). En fonction du rendement de cet investissement, ils peuvent décider librement de scolariser ou non leurs enfants.
13Dans le contexte des pays pauvres, cet investissement dans le capital humain à travers l’éducation des enfants est d’une importance cruciale pour certaines familles. À ce sujet, Baudelot, Leclercq, Gobille et al. (2005, p. 153) soulignent que « les bénéfices que les parents espèrent percevoir du capital humain de leurs enfants devenus adultes peuvent revêtir une grande importance à long terme, notamment dans les pays en développement, où les systèmes de sécurité sociale sont insuffisants ou inexistants et où les transferts de ressources entre ménages jouent un rôle économique important ».
14Mais le choix d’investissement dans la scolarisation des enfants, c’est-à-dire la demande de scolarisation, peut varier dans le temps et doit faire alors l’objet d’une actualisation à chaque instant (décision de poursuite des études, mise au travail, etc.), ce qui permet aussitôt d’apprécier la valeur du capital humain et le rendement futur. Selon De Vreyer (1993), qui cite Behrman (1990, p. 56), la demande de scolarisation s’explique par trois facteurs :
[…] premièrement, toutes choses égales par ailleurs, plus longtemps l’enfant est à l’école et plus faible est la valeur, actualisée à la date présente, de ses revenus postérieurs à la période de scolarisation. Deuxièmement, plus longue est la période de scolarisation, et plus courte est celle où l’enfant valorise son capital humain. Troisièmement, les rendements de l’éducation sur le marché du travail peuvent être décroissants, notamment en raison de facteurs exogènes fixes, propres à chaque individu tels que les capacités naturelles, et parties intégrantes du capital humain.
15La scolarisation occasionne des coûts directs à la charge des familles, quel que soit leur statut socio-économique. Et, plus généralement, ce sont les ménages pauvres qui ressentent le plus les effets liés aux coûts en éducation. De ce point de vue, la faiblesse de la demande d’éducation chez certaines familles pauvres peut s’expliquer partiellement par les coûts éducatifs (Hunt, 2008 ; Hillman & Jenkner 2004). En effet, la pauvreté altère la structure des dépenses de la famille. Les ressources du ménage sont orientées en priorité aux besoins essentiels puisque l’éducation ne relève pas véritablement de la survie (Henaff, Lange & Martin, 2009). Ce système d’arbitrage conduit les familles pauvres à reléguer au second plan la scolarisation de leurs enfants pour faire face au combat quotidien pour la survie.
16Les dépenses scolaires (cotisations diverses, uniformes, livres, etc.) peuvent être onéreuses pour les ménages les plus défavorisés même si la gratuité de l’enseignement est acquise (Adjibade, 2004). Lorsque les dépenses en éducation sont élevées, certains parents contraignent leurs enfants à arrêter les études (UNESCO, 2015 ; Hillman & Jenkner 2004). Dans un contexte de pauvreté associé à une hausse des coûts éducatifs, les familles sont parfois obligées de mettre leurs enfants à l’apprentissage d’un métier (Kobiane, 2006).
17Pourtant, certaines familles pauvres sont capables de développer des stratégies d’adaptation en faveur de la scolarisation de leurs enfants, quels que soient les chocs auxquels elles font face, quitte à couper sur certaines dépenses, à investir sur certains enfants ou même à s’endetter (Henaff, Lange & Martin, 2009). Lorsque l’école est coûteuse, les parents peuvent être contraints à choisir de ne pas scolariser tous leurs enfants (Hillman & Jenkner 2004).
18La faible demande d’éducation chez certaines familles pauvres est imputable aux coûts d’opportunité des enfants (Hunt, 2008 ; Hillman & Jenkner, 2004). Vivre dans un environnement marqué par la pauvreté est un facteur qui incite l’enfant à travailler (Basu & Van, 1998). Comme l’a noté Brisset (2000), cité par Kobiane (2006), la pauvreté constitue le facteur principal du travail des enfants. Pour Basu et Van (1998), le travail des enfants est conditionné par la richesse de la famille. Dans beaucoup de familles pauvres, l’enfant est mis au travail pour compléter les revenus de la famille (Colclough, Rose & Tembon, 2000).
19Pour les enfants qui ont la chance de fréquenter l’école, ils doivent parfois allier études et travail alors que leur participation à des activités extra-scolaires pendant leur scolarité peut favoriser des abandons ou des redoublements (Kuepie & Misangumukini, 2012). Dans beaucoup de cas, certains enfants scolarisés sont retirés de l’école pour participer aux activités économiques familiales (UNESCO, 2015). Quand les difficultés économiques du ménage s’intensifient (chômage, perte d’emploi, etc.), les parents peuvent estimer opportun d’interrompre les études de leurs enfants pour les mettre au travail.
20En faisant une analyse coût-bénéfice d’une scolarisation de leurs enfants, certaines familles peuvent décider en toute liberté de les mettre au travail ou à l’apprentissage (Jacquemin & Schlemmer, 2011). En revanche, comme l’ont souligné Basu et Van (1998), si le salaire des parents est élevé ou si les perspectives d’emploi sont meilleures, on peut s’attendre à ce que les parents envoient leurs enfants à l’école. Même dans ce cas, la scolarisation n’est pas systématique : les parents pauvres peuvent statuer sur les enfants qui doivent fréquenter l’école et ceux qui doivent rester en marge de l’école (Colclough, Rose & Tembon, 2000).
21Dans une économie de subsistance, comme c’est le cas dans de nombreuses familles des pays en développement, le travail des enfants revêt une importance capitale pour la famille en ce sens qu’il constitue le principal facteur de production (Kobiane, 2006). Si beaucoup d’enfants non scolarisés participent aux travaux domestiques ou champêtres, d’autres sont occupés par des activités économiques rémunérées. À ce sujet, Pilon (1996) souligne qu’en Afrique, le travail des enfants concerne les activités domestiques et de production familiale, que ce soit en milieu urbain ou rural. Lange et ses collaborateurs (2002) avancent que les enfants pauvres africains disposent de peu de temps en raison des travaux domestiques et du travail productif comme le petit commerce et les travaux champêtres. Il existe toutefois d’autres facteurs qui favorisent la mise au travail des enfants. Par exemple, le manque de qualité et d’efficacité du système éducatif peut pousser certains parents à opter pour la mise au travail de leurs enfants (Kobiane, 2006).
22Sur le plan de l’accès à l’éducation, il existe de forts déséquilibres entre l’offre et la demande. La demande de scolarisation peut résulter d’une défaillance de l’offre. Certains auteurs se sont intéressés aux facteurs pouvant influencer les parents dans leurs décisions d’envoyer leurs enfants à l’école et mettent en avant la disponibilité de l’offre d’éducation par rapport à la demande (Henaff, Lange & Martin, 2009 ; Lange, Zoungrana & Yaro, 2002). Lorsque l’offre d’éducation ou la capacité d’accueil de l’école est insuffisante, le niveau de scolarisation a tendance à diminuer, ce qui voudrait dire que les conditions d’accès à l’école dépendent en grande partie de l’offre (Henaff, Lange & Martin, 2009).
23Le milieu de résidence a une influence sur la probabilité de fréquenter l’école en ce sens que la proportion d’enfants non scolarisés est plus importante en milieu rural (UNESCO, 2005). Cette situation défavorable aux zones rurales s’explique partiellement par une insuffisance de l’offre scolaire. Dans les zones rurales, où la pauvreté est généralement plus répandue, le nombre d’écoles est particulièrement insuffisant par rapport aux zones urbaines (Hillman & Jenkner, 2004 ; Diagne & Dovoedo, 2003) même si la demande en éducation y est plus faible. En raison d’une insuffisance d’écoles de proximité et de système de transport scolaire, les enfants scolarisés vivant dans les campagnes sont plus pénalisés que les autres. Ils doivent parfois marcher péniblement sur de longues distances pour se rendre à l’école surtout dans le cas des pays pauvres. Lange et ses collaborateurs (2002, p. 18) récapitulent le quotidien de l’élève en Afrique : « La journée de l’élève africain commence souvent par de longues marches pour rejoindre l’école et ces trajets s’avèrent non seulement fatigants, mais parfois aussi périlleux que ce soit en milieu rural ou en milieu urbain ».
24Cet éloignement géographique des écoles en milieu rural demeure dans bien des cas un véritable obstacle à la scolarisation des enfants. Selon l’UNESCO (2012), les élèves qui font de longues distances pour aller à l’école, majoritaires dans les campagnes, sont plus exposés à une interruption prématurée de leurs études. Hunt (2008) ajoute que les taux d’abandon scolaire précoce sont plus massifs dans les zones rurales.
25De manière générale, les écoles qui se trouvent à proximité des familles pauvres ont des indicateurs de qualité plus faibles (Hunt, 2008). Certains parents décident alors délibérément de ne pas envoyer leurs enfants à l’école, pas parce qu’il n’existe pas des écoles de proximité, mais parce que celles-ci sont, à leurs yeux, de mauvaise qualité (Colclough, Rose & Tembon, 2000), sentiment qui exerce une pression énorme sur les enfants pour qu’ils quittent l’école (Hunt, 2008).
26Les ménages n’accordent pas tous la même priorité à la scolarisation de leurs enfants (Hunt, 2008). Certains parents peu instruits ne réalisent pas les opportunités que peut offrir l’école à leurs enfants et peuvent donc avoir une mauvaise appréciation de sa valeur. Le niveau d’instruction des parents est considéré comme une variable importante si l’on analyse l’influence du statut socio-économique des parents sur la fréquentation scolaire. Un grand nombre de travaux ont montré que les enfants dont les parents ont un niveau d’instruction faible sont plus susceptibles de ne pas fréquenter l’école (Boyle, Georgiades, Racine et al., 2007 ; Zhou, Moen & Tuma, 1998 ; Lloyd & Blanc, 1996 ; Pilon, 1996). Une étude menée par Bowlby et McMullen (2002) dans le contexte canadien montre que les enfants sont moins susceptibles de terminer leurs études secondaires lorsque le niveau d’éducation de leurs parents est faible.
27Plusieurs travaux de recherche (Lange, Zoungrana & Yaro, 2002 ; Hunt, 2008) montrent que les inégalités liées au genre défavorisent souvent les filles dans le champ de la scolarisation. Les estimations mondiales de l’UNESCO (2017) montrent que les filles en âge d’aller à l’école primaire sont plus susceptibles de ne pas fréquenter l’école par rapport aux garçons. Certains travaux (Colclough, Rose & Tembon, 2000 ; Adjibade, 2004) soulignent la différenciation des rôles entre hommes et femmes dans la société comme un facteur affectant négativement la scolarisation des filles. Quand, dans une société, les décisions sur la scolarisation des enfants sont majoritairement prises par les hommes, les filles peuvent être désavantagées par rapport aux garçons (Colclough, Rose & Tembon, 2000).
28La pauvreté est citée comme l’un des principaux facteurs à l’origine du décrochage scolaire chez les filles. Dans le cas des pays africains, pour des raisons économiques, les filles doivent souvent aider aux travaux domestiques ou familiaux alors que ces occupations peuvent entraver leur réussite scolaire et la poursuite de leurs études (voir Lange, Zoungrana & Yaro, 2002). Outre la pauvreté, des raisons d’ordre religieux, culturel ou coutumier et les différences de résultats dans la scolarisation peuvent apparaître moins favorables aux filles par rapport aux garçons (Colclough, Rose & Tembon, 2000). Dans certains contextes, les filles abandonnent l’école plus vite que les garçons à cause des longues distances parcourues entre l’école et le domicile tandis que les garçons pauvres vivant dans les zones rurales abandonnent souvent pour se mettre au travail (voir UNESCO, 2015).
29Toutefois, il y a lieu de relativiser les inégalités d’accès liées au genre. Comme le note l’UNESCO (2017), même si, sur le plan historique, les filles ont toujours été désavantagées dans l’accès à l’éducation, les taux de scolarisation observés aujourd’hui, notamment dans le secondaire, ne montrent pas beaucoup de différence au regard du sexe, bien que quelques disparités en défaveur des filles semblent persister au niveau du primaire selon les contextes (UNESCO, 2015).
30Le critère d’âge apparaît important dans l’analyse des déterminants de la non-fréquentation scolaire. Si l’on se réfère aux Pays en Développement (PED), on se rend compte que beaucoup d’élèves ont un âge supérieur à l’âge officiel à cause de la scolarité tardive ou du redoublement (UNESCO, 2004). Plusieurs études sur ce sujet montrent que tous les enfants d’âge scolaire n’ont pas les mêmes chances de fréquenter l’école (voir UNESCO, 2004). De plus, les enfants ayant dépassé l’âge officiel sont plus à risque de quitter l’école (UNESCO, 2005, 2012).
31En plus des inégalités liées au genre, le handicap apparaît comme un frein à l’éducation des enfants, surtout dans les pays pauvres. « On estime que 5 % seulement des enfants africains ayant des difficultés à apprendre sont scolarisés, alors que 70 % d’entre eux pourraient l’être si les écoles disposaient des équipements voulus » (Hillman & Jenkner, 2004, p. 4). Les enfants en situation de handicap, comme les autres, sont capables de développer leur potentiel d’apprentissage si les conditions d’enseignement et d’apprentissage sont réunies. Selon l’UNESCO (2015), des études ont montré que les enfants en situation de handicap scolarisés réalisent de meilleurs résultats lorsqu’ils sont mis dans un contexte intégrateur.
32Dans le cas du Sénégal, plusieurs travaux se sont intéressés au phénomène des enfants hors du système scolaire (EHSS) et aux liens qui peuvent exister avec la pauvreté des familles. Une étude du LARTES-IFAN (2009) ciblant les enfants âgés de 6 à 14 ans fait ressortir que la chance d’entrer à l’école diminue dans un contexte de pauvreté. D’après cette étude, un enfant vivant dans une famille chroniquement pauvre a 64 % moins de chance d’être scolarisé comparé à un enfant issu d’une famille non pauvre. Les travaux de l’IRD, l’UCAD et l’UNICEF (2016) mettent en lumière l’influence de la pauvreté sur le risque de non-scolarisation et concluent que la non-fréquentation résulte généralement de la pauvreté du ménage. La recherche de l’USAID (2017) a conforté les résultats d’études antérieures réalisées au Sénégal.
33Les données utilisées dans cet article proviennent exclusivement de l’évaluation Jàngandoo 2016. Cette dernière est un baromètre qui évalue la qualité de l’apprentissage des enfants âgés de 9 à 16 ans au Sénégal afin de promouvoir la qualité des apprentissages dans le pays. Elle est menée par le Laboratoire de recherche sur les transformations économiques et sociales (LARTES-IFAN) de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar (UCAD) au Sénégal. L’enquête Jàngandoo a été réalisée entre mai et octobre 2016 à l’échelle nationale et est représentative à l’échelle départementale.
34De manière spécifique, l’évaluation porte sur la mesure des acquisitions des enfants en lecture, en mathématiques et en culture générale à partir d’un niveau médian correspondant aux connaissances acquises à la fin de la troisième année d’apprentissage (LARTES-IFAN, 2017). En plus des tests pédagogiques, des informations ont été recueillies auprès des enfants et de leurs familles.
35L’une des spécificités de cette évaluation est qu’elle est réalisée au sein des ménages où trois catégories d’enfants sont présentes : (1) les enfants fréquentant l’enseignement formel, (2) les enfants qui n’ont jamais été scolarisés dans le système d’enseignement formel, (3) les enfants ayant abandonné l’école formelle. Ces deux dernières catégories d’enfants sont désignées sous l’appellation de « enfants hors du système scolaire » (EHSS), c’est-à-dire les enfants en marge du système éducatif formel. L’expression « décrochage scolaire » est utilisée dans cet article pour désigner l’abandon scolaire.
36Aujourd’hui, il est largement reconnu que la pauvreté ne peut s’évaluer dans un cadre unidimensionnel réduit aux seules ressources monétaires (Sen, 1987). Si la pauvreté est perçue comme étant un phénomène multidimensionnel (Alkire, Foster, Seth et al., 2014), il est évident qu’elle doit être mesurée dans ce cas selon une approche qui intègre cette multi-dimensionnalité (Alkire, 2011 ; Miceli, 1998). La principale difficulté réside dans la manière de refléter ce caractère multidimensionnel dans les mesures de pauvreté (Alkire, 2011). Plusieurs approches ont été proposées dans la littérature au cours des trois dernières décennies pour obtenir des mesures multidimensionnelles de pauvreté (Alkire, 2011). La théorie des ensembles est apparue comme une approche répondant aux défis posés par les mesures de pauvreté. Elle permet de mesurer et d’expliquer la pauvreté à partir de fonctions d’appartenance de chaque individu ou ménage à un ensemble de la population pauvre.
37Contrairement aux autres approches multidimensionnelles, la logique floue appréhende la pauvreté comme une question de degré en ce sens que le passage au statut de pauvreté se fait de manière graduelle. Elle permet d’éviter une séparation stricte entre pauvres et non-pauvres puisque l’appartenance à un ou l’autre de ces deux groupes est dictée selon des transitions graduelles. L’autre force majeure de cette approche est qu’elle permet de rendre opérationnelle la théorie des capabilités de Sen (Ben Hassine, 2008) puisqu’elle considère la pauvreté comme une accumulation de privations, c’est-à-dire un manque de capabilités pour rester digne dans la vie.
38La théorie des ensembles flous, à partir de dimensions pertinentes, nous a permis de créer une variable traduisant de manière satisfaisante une hiérarchie de la pauvreté multidimensionnelle des ménages. En effet, l’approche par la théorie des ensembles flous permet d’avoir une grille d’analyse efficace et rigoureuse de la pauvreté multidimensionnelle. À partir de cette approche, nous avons construit deux classes de pauvreté : (1) les ménages non pauvres et (2) les ménages pauvres. Les ménages classés comme pauvres sont ceux qui subissent des privations que nous qualifions comme étant sévères (ménages touchés par la pauvreté multidimensionnelle), c’est-à-dire ceux dont la fonction d’appartenance est supérieure à 0,50. En revanche, les ménages classés comme non pauvres connaissent peu de privations.
39Par la suite, les enfants ont été regroupés en deux classes : (1) les enfants pauvres, c’est-à-dire ceux issus de ménages classés pauvres obtenus lors de l’analyse multidimensionnelle de la pauvreté ; (2) les enfants non pauvres qui appartiennent aux ménages classés non pauvres. Dans le reste de l’article, nous ne faisons pas de différence entre enfants pauvres, enfants de familles pauvres, enfants de ménages pauvres ou enfants issus de milieux défavorisés.
40Au total, à l’échelle du pays, ont été interrogés 16 199 ménages (échantillon d’étude) abritant 23 789 enfants âgés de 9 à 16 ans. Parmi eux, il s’avère que 4 880 n’ont jamais été scolarisés et 976 ont abandonné l’école formelle. Dans l’ensemble, ces deux catégories représentent 24,6 % de l’échantillon total, soit 5 856 enfants. Parmi la population EHSS, 83,3 % ne sont jamais allés à l’école alors que 16,7 % d’entre eux ont quitté l’école formelle au moment de l’enquête.
Tableau 1. Répartition des EHSS par classe de pauvreté, milieu de résidence, sexe et âge
|
Jamais scolarisés |
Abandon scolaire |
Effectifs |
Pourcentage |
Effectifs |
Pourcentage |
Classe de pauvreté |
|
|
|
|
Non pauvre |
2 198 |
45,0 |
433 |
44,4 |
Pauvre |
2 682 |
55,0 |
543 |
55,6 |
Total |
4 880 |
100 |
976 |
100 |
Milieu de résidence |
|
|
|
|
Urbain |
778 |
15,9 |
328 |
33,6 |
Rural |
4 102 |
84,1 |
648 |
66,4 |
Total |
4 880 |
100 |
976 |
100 |
Sexe de l’enfant |
|
|
|
|
Garçon |
2 697 |
55,3 |
458 |
46,9 |
Fille |
2 183 |
44,7 |
518 |
53,1 |
Total |
4 880 |
100 |
976 |
100 |
Âge de l’enfant |
|
|
|
|
[9-10] |
1 811 |
37,1 |
84 |
8,6 |
[11-12] |
1 045 |
21,4 |
143 |
14,7 |
[13-14] |
1 065 |
21,8 |
284 |
29,1 |
[15-16] |
959 |
19,7 |
465 |
47,6 |
Total |
4 880 |
100 |
976 |
100 |
Source : nos calculs à partir des données de Jàngandoo 2016.
41Le tableau 1 présente la répartition des deux catégories d’enfants hors école suivant certaines caractéristiques sociodémographiques. Comme on peut le constater, dans les deux cas, le nombre d’enfants classés comme pauvres représente près de 55 % de l’échantillon. Les enfants habitant dans les zones rurales sont plus représentés, soit 84,1 % chez les enfants jamais scolarisés et 66,4 % chez ceux ayant abandonné l’école. Si les garçons sont majoritaires chez la première catégorie avec 55,3 %, ce n’est pas le cas chez les enfants qui ont quitté l’école où les filles sont plus nombreuses avec 53,1 %. La répartition par tranche d’âge indique que les plus jeunes (9-10 ans) sont plus représentés (37,1 %) chez les enfants jamais scolarisés tandis que les plus âgés sont majoritaires chez les enfants déscolarisés.
42Pour approfondir la recherche sur les relations entre la pauvreté et la non-scolarisation, une analyse de régression logistique binaire est utilisée en vue d’identifier les facteurs explicatifs de non-scolarisation, dans un contexte de pauvreté, dans les deux catégories d’enfants. Chez les enfants jamais scolarisés, la variable dépendante est la fréquentation ou non de l’école formelle. Elle est binaire et prend la valeur 1 si l’enfant n’a jamais été scolarisé à l’école formelle au moment de l’enquête ou 0 s’il était inscrit à l’école formelle ou s’il avait déjà abandonné l’école formelle. En ce qui concerne la modélisation de l’abandon scolaire, la variable à expliquer est dichotomique. Elle vaut 1 si l’enfant a abandonné l’école formelle et 0 s’il fréquente toujours l’école formelle.
43Dans les deux cas, les variables indépendantes retenues sont celles susceptibles d’expliquer au mieux la non-scolarisation des enfants de 9 à 16 ans. Le choix des variables ou des indicateurs utilisés dans cette recherche s’appuie sur la littérature empirique et théorique sur le sujet. Il est aussi dicté par la composition de la base de données. S’agissant de la modélisation des enfants jamais scolarisés, les variables indépendantes concernent quelques caractéristiques individuelles de l’enfant et du ménage dans lequel il vit, au rang desquelles figure la pauvreté. Pour ce qui est de l’abandon scolaire, les variables indépendantes sont relatives également à quelques caractéristiques individuelles de l’enfant et de son ménage ainsi qu’à quelques aspects liés à son parcours scolaire.
Tableau 2. Variables indépendantes retenues dans la modélisation des EHSS
Variables indépendantes du modèle |
Modalités |
1. Classe de pauvreté |
Pauvre, Non pauvre |
2. Milieu de résidence |
Dakar, Urbain, Rural |
3. Sexe du chef de ménage |
Masculin, Féminin |
4. Niveau d’instruction du chef de ménage |
Non scolarisé, Primaire, Collège, Lycée, Supérieur |
5. Taille du ménage* |
Moins de 5 personnes, 5 à 9, 10 à 14, 15 et plus |
6. Sexe de l’enfant |
Garçon, Fille |
7. Âge de l’enfant** |
[9-10] ans, [11-12], [13-14], [15-16] |
8.L’enfant a un handicap1* |
Oui, Non |
9. L’enfant est confié dans le ménage* |
Oui, Non |
10. L’enfant est suivi à la maison** |
Oui, Non |
11. Répétiteur à la maison** |
Oui, Non |
12. Fréquentation du préscolaire** |
Oui, Non |
13. Statut de l’école** |
Public, Privé |
14. Cycle ** |
Élémentaire, Collège |
15. L’enfant a un travail rémunéré |
Oui, Non |
Notes : * : modélisation des enfants jamais scolarisés ; ** : modélisation des enfants ayant abandonné l’école ; 1 : la situation de handicap se manifeste par des difficultés de l’enfant à voir, à entendre, à marcher, à se souvenir ou à communiquer.
Source : auteurs à partir des données Jàngandoo 2016.
44Le tableau 2 présente les variables indépendantes retenues dans la modélisation des EHSS. Comme nous pouvons le remarquer, la modélisation relative aux enfants jamais inscrits à l’école formelle utilise 9 variables indépendantes tandis que celle relative à l’abandon scolaire fait appel à 12 variables explicatives.
45Le tableau 3 présente les résultats de l’estimation économétrique expliquant la non-scolarisation chez les enfants âgés de 9 à 16 ans jamais scolarisés à l’école formelle. Les résultats montrent que les variables explicatives du modèle sont des facteurs explicatifs de la non-scolarisation.
Tableau 3. Modélisation de la non-scolarisation à l’école formelle chez les enfants jamais scolarisés
Variables indépendantes |
Odds Ratios |
Classe de pauvreté |
|
Pauvre |
1,30*** |
Non pauvre (référence) |
|
Milieu de résidence |
|
Rural |
3,54*** |
Urbain (référence) |
|
Niveau d’instruction du chef de ménage |
|
Non scolarisé |
3,27*** |
Primaire |
ns |
Collège |
ns |
Lycée |
ns |
Supérieur (référence) |
|
Sexe du chef de ménage |
|
Masculin |
1,32*** |
Féminin (référence) |
|
Sexe de l’enfant |
|
Garçon |
1,41*** |
Fille (référence) |
|
Taille du ménage |
|
Moins de 5 personnes (référence) |
|
5 à 9 |
ns |
10 à 14 |
ns |
15 et plus |
1,32* |
L’enfant a un handicap |
|
Oui |
1,63*** |
Non (référence) |
|
Enfant confié dans le ménage |
|
Oui |
1,40*** |
Non (référence) |
|
L’enfant a un travail rémunéré |
|
Oui |
1,37*** |
Non (référence) |
|
Constante |
0,02*** |
Pseudo R2 |
13,2 % |
Notes : *** : significativité au niveau de 1 % ; * : significativité au niveau de 10 % ; ns : non significatif.
Source : nos calculs à partir des données de Jàngandoo 2016.
46L’analyse économétrique confirme l’existence de liens étroits entre la pauvreté et la non-scolarisation. La pauvreté apparaît ainsi comme un frein à la scolarisation des enfants. La probabilité de ne pas être scolarisé est plus élevée lorsque l’enfant provient d’une famille pauvre. Un enfant pauvre augmente de 1,30 fois son risque de ne jamais aller à l’école par rapport à son pair issu d’une famille favorisée, toutes les autres variables étant restées constantes.
47Un lien significatif est observé entre la non-scolarisation et le milieu de résidence. Les résultats montrent que les enfants des campagnes sont plus susceptibles de ne jamais aller à l’école comparés à leurs pairs vivant dans les villes. En effet, un enfant vivant en milieu rural présente 3,54 fois plus de risque de ne jamais aller à l’école par rapport à son pair qui vit en milieu urbain, toutes choses égales par ailleurs. L’effet du déficit d’éducation des parents semble exercer une influence sur la non-scolarisation des enfants. Il s’avère que les enfants dont les parents n’ont pas été scolarisés ont plus de risque de ne jamais aller à l’école.
48Le tableau 4 rend compte des résultats de l’estimation économétrique tentant de mettre en exergue les facteurs susceptibles d’expliquer l’abandon scolaire. Comme on peut le remarquer, la quasi-totalité des effets marginaux sur la variable dépendante sont significatifs. Autrement dit, la plupart des variables explicatives retenues jouent un grand rôle dans l’abandon scolaire.
Tableau 4. Modélisation de l’abandon scolaire
Variables indépendantes |
Odds Ratios |
Classe de pauvreté |
|
Pauvre |
2,22 *** |
Non pauvre (référence) |
|
Milieu de résidence |
|
Rural |
1,11* |
Urbain (référence) |
|
Niveau d’instruction du chef de ménage |
|
Non scolarisé |
1,66* |
Primaire |
1,54 * |
Collège |
ns |
Lycée |
ns |
Supérieur (référence) |
|
Sexe du chef de ménage |
|
Masculin |
ns |
Féminin (référence) |
|
Sexe de l’enfant |
|
Garçon (référence) |
|
Fille |
1,22 *** |
Âge de l’enfant |
|
[9-10] ans (référence) |
|
[11-12] |
2,15 *** |
[13-14] |
6,30 *** |
[15-16] |
26,17 *** |
L’enfant est suivi à la maison |
|
Oui (référence) |
|
Non |
1,41 *** |
Répétiteur à la maison |
|
Oui (référence) |
|
Non |
1,17* |
Fréquentation du préscolaire |
|
Oui (référence) |
|
Non |
2,04*** |
Statut de l’école |
|
Public |
1,18* |
Privé (référence) |
|
Cycle |
|
Élémentaire |
8,06*** |
Collège (référence) |
|
L’enfant a un travail rémunéré |
|
Oui |
3,64*** |
Non (référence) |
|
Constante |
0,00*** |
Pseudo R2 |
21,3 % |
Notes : *** : significativité au niveau de 1 % ; * : significativité au niveau de 10 % ; ns : non significatif.
Source : nos calculs à partir des données de Jàngandoo 2016.
49La modélisation économétrique fait ressortir un lien significatif entre la pauvreté et l’abandon scolaire. Nos résultats confirment l’effet de la pauvreté multidimensionnelle sur le décrochage scolaire des enfants âgés de 9 à 16 ans au Sénégal. On peut à cet égard affirmer que la pauvreté demeure un obstacle majeur pour la poursuite des études des enfants. Selon nos estimations, un enfant appartenant à la classe pauvre a 2,22 fois plus de risque d’abandonner l’école formelle comparé à un enfant non pauvre, toutes choses égales par ailleurs.
50Si l’impact du milieu de résidence sur l’abandon scolaire semble être limité, ce n’est pas totalement le cas pour le niveau d’instruction du parent. On note qu’un enfant issu d’un ménage dont le chef n’a pas été scolarisé court 1,66 fois plus de risque d’abandon scolaire comparé à un enfant appartenant à un ménage dont le chef a le niveau supérieur, toutes les autres variables restées constantes.
51La probabilité d’abandonner l’école formelle augmente avec l’âge de l’enfant. En effet, un enfant moins âgé réduit sa probabilité d’arrêter l’école. Il est envisageable que les enfants les plus jeunes connaissent une scolarisation tardive dans le système éducatif sénégalais alors que les enfants les plus âgés le quittent plus que les autres. S’agissant du sexe, les résultats montrent qu’une fille a 1,22 fois plus de risque d’abandonner l’école par rapport à un garçon, toutes choses égales par ailleurs.
52Nos résultats font ressortir les avantages de l’encadrement scolaire et de l’éducation préscolaire des enfants sur le plan de la scolarisation. Les enfants qui bénéficient d’un encadrement dans leurs études (ceux qui sont suivis à la maison ou ceux qui ont un répétiteur) ont plus de chance de ne pas quitter l’école comparés aux autres. Aussi, les résultats indiquent qu’un enfant préscolarisé réduit sa probabilité d’abandonner l’école. Autrement dit, l’éducation préscolaire est un bon moyen de lutter contre le décrochage scolaire. Si les enfants scolarisés dans le public encourent un risque d’abandon scolaire plus élevé (quoique limité) que ceux de l’école privée, il ressort que ceux fréquentant le cycle élémentaire sont plus susceptibles d’interrompre leurs études.
53Le travail des enfants demeure un facteur explicatif important de l’abandon scolaire malgré son interdiction au Sénégal. Un enfant qui a un travail rémunéré durant sa période de scolarité court 3,64 fois plus de risque de décrocher comparé à un enfant qui n’exerce pas une activité rémunérée au moment de ses études, toutes choses égales par ailleurs.
54Dans les deux catégories d’enfants EHSS, nos résultats montrent que la probabilité de ne pas fréquenter l’école est associée à la pauvreté. Autrement dit, les enfants vivant dans des ménages pauvres sont plus susceptibles de ne pas fréquenter l’école par rapport à ceux issus de ménages non pauvres. Plusieurs facteurs permettent d’expliquer cette situation. En effet, les familles défavorisées ont une demande d’éducation plus faible que les autres. Elles résident souvent dans des zones rurales où l’offre scolaire de proximité est parfois indisponible. Les manquements et les dysfonctionnements de l’offre éducative, plus nombreux en milieu rural, incitent certains parents à renoncer à la scolarisation de leurs enfants. Aussi, face aux difficultés économiques, l’école n’est-elle pas considérée comme une priorité chez les ménages pauvres d’autant plus qu’elle occasionne des frais qu’elles ont du mal à assumer. De plus, les parents pauvres incitent souvent leurs enfants à aller travailler ou à apprendre un métier pour pouvoir contribuer aussitôt aux dépenses familiales.
55Nos résultats confirment, en grande partie, ceux des recherches consacrées aux interactions entre la pauvreté et la non-scolarisation. Ils rejoignent ceux de Hillman et Jenkner (2004) selon lesquels les enfants issus des familles pauvres présentent plus de risque de ne pas aller à l’école. Ils confirment également ceux de Hunt (2008) dans le cas des pays de l’Asie du Sud et de l’Afrique subsaharienne ; lesquels avaient déjà démontré que les enfants vivant dans des familles pauvres sont plus susceptibles d’abandonner l’école. Des études portant sur les enfants en dehors du système scolaire au Sénégal (IRD, UCAD & UNICEF, 2016 ; LARTES-IFAN, 2009) mettaient en lumière l’influence de la pauvreté sur le risque de non-scolarisation. Nos résultats abondent dans le même sens que ces études bien que la différence de méthodologie et de cible limite la comparabilité des résultats.
56L’analyse des résultats de notre étude montre qu’en plus de la pauvreté, d’autres facteurs ont une influence significative sur la non-fréquentation scolaire. À cet égard, nos résultats confirment de nombreux travaux parus dans la littérature scientifique comme ceux de Bruno, Félix et Saujat (2017), de l’UNESCO (2015), de Kantabaze (2010) et de Lange, Zoungrana et Yaro (2002) qui ont souligné l’existence d’autres facteurs non économiques qui peuvent expliquer la non-scolarisation des enfants notamment chez ceux ayant abandonné l’école.
57Les résultats obtenus entre le niveau de scolarité du chef de ménage et la situation de pauvreté rejoignent ceux de recherches antérieures sur cette question. Comme l’avaient déjà montré les travaux de Boyle et ses collaborateurs (2007), de Zhou, Moen et Tuma (1998) et de Lloyd et Blanc (1996), nos résultats démontrent qu’un enfant issu d’un ménage dont le parent a un niveau d’instruction faible a moins de chance de fréquenter l’école. Cela peut s’expliquer partiellement par le fait que l’environnement intellectuel et culturel dans lequel vivent les enfants issus d’un ménage dont le chef a un niveau de formation bas est moins favorable à l’apprentissage. Ce résultat peut également être la résultante d’un manque d’intérêt des parents non scolarisés pour l’école. Certains parents peu scolarisés ne réalisent ou ne croient pas aux bienfaits socio-économiques de l’école.
58Le travail des enfants s’est révélé être un facteur important de non-scolarisation, particulièrement chez les enfants ayant abandonné l’école. Nos résultats abondent dans le même sens que ceux de Kuepie et Misangumukini (2012) et de l’UNESCO (2015) selon lesquels la participation des enfants à des activités économiques pendant leur scolarité favorise des abandons scolaires. Cette situation s’explique essentiellement par le fait que la mise au travail des enfants répond fondamentalement à une certaine logique économique. En effet, les familles en situation de précarité économique et sociale utilisent la main-d’œuvre enfantine comme stratégie de survie économique. Pour s’en sortir et contribuer aux ressources de la famille, les enfants sont parfois contraints de travailler alors que cette mise au travail précoce compromet la poursuite de leurs études.
59Si les garçons courent plus de risque de ne jamais être inscrits à l’école comparés aux filles, nos résultats montrent que ces dernières abandonnent l’école plus vite que les premiers. Ce résultat traduit certes une persistance de quelques disparités en défaveur des filles sur le plan de la scolarisation, mais il appelle aujourd’hui quelques nuances par rapport aux inégalités d’accès à l’éducation liées au genre. Nos résultats semblent contraster avec l’indice de parité filles/garçons du taux brut de scolarité (TBS) du primaire au Sénégal qui est en faveur des filles au cours de ces dernières années. Mais l’écart entre les deux sexes, en termes d’abandon scolaire, n’est pas suffisamment élevé pour pouvoir influencer significativement l’indice de parité d’autant plus que plusieurs politiques sont mises en place pour la scolarisation des filles. Plusieurs facteurs permettent d’expliquer le décrochage scolaire chez les filles. Parmi ceux-ci figurent en premier lieu les mariages et grossesses précoces, la pauvreté, l’environnement scolaire inapproprié, les violences et autres barrières socio-culturelles. De plus, l’éducation des filles est plus coûteuse que celle des garçons. Dans ce contexte, le défi de scolarisation des filles sur une durée continue de 10 ans reste entier au regard des multiples facteurs de vulnérabilités qui les guettent. Nos résultats semblent renforcer l’hypothèse de l’UNESCO (2017) qui a alerté sur une inversion de tendance en faveur des filles sur l’accès à l’éducation dans certains contextes éducatifs.
60Notre étude a fait ressortir que le risque de quitter l’école augmente avec l’âge. Autrement dit, les enfants plus âgés que l’âge officiel sont plus susceptibles de quitter l’école plus tard. Ce résultat confirme celui obtenu par les travaux de l’UNESCO (2005, 2012). Concernant le handicap, nos résultats semblent corroborer le constat de Hillman et Jenkner (2004) selon lequel les enfants africains en situation de handicap ont plus de difficultés à accéder à l’école.
61L’étude a montré que l’accompagnement scolaire augmente le rendement scolaire de l’enfant. En effet, dès lors que l’enfant obtient de bons résultats scolaires, il augmente sa chance de poursuivre ses études puisque les mauvaises performances scolaires sont considérées comme un motif majeur d’abandon scolaire. Nos résultats ont révélé que les enfants ayant fréquenté la maternelle bénéficient de multiples avantages. Du fait de leur développement cognitif qui est plus rapide, ils réalisent des performances plus élevées comparés aux autres, facteurs de poursuite d’études. Au Sénégal, le préscolaire n’est pas assez démocratisé puisque certains milieux défavorisés (zones rurales, familles pauvres, etc.) n’y ont pas encore accès, ce qui compromet fortement l’accès à une éducation préscolaire équitable.
62S’agissant du cas spécifique du décrochage, nous avons identifié plusieurs facteurs qui pourraient augmenter le risque d’abandon scolaire dont, en premier lieu, la pauvreté du ménage. Toutefois, comme l’ont noté Bruno et ses collaborateurs (2017), les études sur le phénomène de l’abandon scolaire, comme la nôtre, présentent quelques limites en raison du caractère multidimensionnel du décrochage. De ce point de vue, l’analyse de l’abandon scolaire doit tenir compte de toutes les interactions et évènements entre les facteurs de risque. À ce sujet, Hunt (2008) estime qu’il est nécessaire d’intégrer d’autres facteurs comme les motivations et les décisions relatives à l’accès à l’éducation pour avoir une compréhension plus profonde de ce phénomène. Une autre limite de cette recherche réside dans le fait que les enfants résidant dans les ménages collectifs comme les internats ne sont pas comptabilisés dans l’échantillon alors qu’ils présentent des caractéristiques particulières. En raison de l’indisponibilité de données, certains indicateurs n’ont pas pu être introduits dans l’analyse. Dans le contexte du Sénégal, par exemple, la variable « possession d’un extrait de naissance » aurait pu être introduite dans l’analyse pour évaluer son impact sur la non-scolarisation.
63Le but de cet article était d’offrir une vue d’ensemble des interactions entre la pauvreté multidimensionnelle et la non-scolarisation. Au moyen de la régression logistique, l’analyse a mis en exergue plusieurs facteurs, parmi lesquels la pauvreté, qui se révèlent être des déterminants de la non-fréquentation scolaire. Dans cette recherche, deux hypothèses issues de la littérature scientifique ont été formulées. La première hypothèse stipule que la pauvreté a une influence significative sur la non-fréquentation scolaire des enfants alors que la deuxième considère que la pauvreté a un impact sur l’abandon scolaire des enfants. Les deux hypothèses ont été validées par les résultats empiriques. En effet, les variables explicatives statistiquement significatives de nos deux analyses confortent des éléments de la revue de la littérature. L’analyse explicative a montré que la pauvreté représente un obstacle majeur à la scolarisation. Dans les deux catégories d’enfants EHSS, les enfants classés comme pauvres courent plus de risque d’être touchés par le phénomène de la non-scolarisation.
64Si la plupart des travaux sur les EHSS portent sur l’abandon scolaire, notre étude s’est intéressée également à une autre catégorie d’enfants souvent exclue du champ d’analyse, en l’occurrence les enfants qui ne sont jamais allés à l’école. Les résultats obtenus dans cette recherche montrent que des efforts devraient être engagés en faveur de la scolarisation des enfants d’autant plus que l’éducation demeure un moyen efficace pour lutter contre la pauvreté. Les progrès remarquables réalisés jusqu’ici pour la massification scolaire doivent être poursuivis et intensifiés en vue d’une éducation universelle. Bien évidemment, cet objectif ne serait jamais atteint sans l’accroissement du financement alloué à l’éducation. Les populations les plus vulnérables, notamment les zones rurales, les milieux défavorisés et les enfants à besoins éducatifs spéciaux, devraient faire l’objet d’une discrimination positive dans les politiques d’accès à l’éducation pour promouvoir l’équité et l’éducation inclusive.
65Des efforts exceptionnels devraient être déployés pour le maintien des enfants à l’école notamment chez les filles. Pour faire face aux abandons précoces, les enfants scolarisés doivent être encouragés, soutenus et accompagnés dans leurs études afin qu’ils profitent véritablement des bienfaits de l’éducation. Il est absolument important de mettre en œuvre une vraie politique de lutte contre le travail des enfants qui demeure un frein à la scolarisation. Mais ce projet ne sera efficace que si le Sénégal parvient à endiguer l’extrême pauvreté.