1Au mois de mars 2020, la fermeture des écoles et le confinement ont opéré un transfert de la responsabilité de l’éducation scolaire sur les parents. Dans les familles, les parents ont été tenus de faire « l’école à la maison », c’est-à-dire d’endosser la posture d’enseignant. Mais, tout en étant obligatoire (le Ministre a rappelé le principe d’obligation scolaire à plusieurs reprises), l’accompagnement parental de la scolarité était très « libre ». Le travail scolaire à distance, désynchronisé du travail de l’enseignant, pouvait être réalisé à la convenance de chacun, au rythme et selon les temporalités qu’on voulait bien lui donner. De plus, les parents avaient à leur portée une vraie abondance de ressources : celles prescrites par l’enseignant, bien sûr, mais aussi celles disponibles à la télévision et sur internet, avec des programmes ou des contenus mis en place pour l’occasion. Dans ce cadre, l’outil numérique, qui favorise la « sérendipité », la navigation aléatoire, le « zapping » entre les contenus, peut entretenir une illusion de liberté (Tricot, 2021).
2L’objectif de cet article est d’interroger d’un point de vue sociologique la manière dont les parents accompagnent leurs enfants dans l’enseignement à distance, en prenant l’exemple précis de l’enseignement intermédié par une plateforme pédagogique en ligne. En particulier, je poserai la question de l’appropriation parentale des contenus scolaires et du travail pédagogique des parents afin d’accompagner les enfants. Dans mon exemple, filé tout au long de l’article, l’enseignant a produit une séquence pédagogique en français en 6e et l’a mise en ligne à disposition des élèves et de leurs parents. Dans le contexte du confinement, cette séquence en ligne sert donc d’équivalent, évidemment imparfait : 1) aux heures d’enseignement en présence ; 2) aux traces écrites habituellement consignées dans les manuels scolaires, les classeurs et les cahiers de l’élève. Or, non seulement les élèves n’ont pas eu le temps de cours avec l’enseignant, mais il s’avère que la logique de présentation des traces écrites sur la plateforme en ligne est très différente des supports écrits habituels. L’outil Notedrop (c’est ainsi que je rebaptise la plateforme pédagogique numérique bien connue mobilisée par l’enseignant ici) favorise clairement un mode de présentation déstructuré des contenus d’enseignement. Le « lecteur » est actif et doit chercher l’information (faire défiler la page ou dérouler des menus), les supports mobilisés sont très variés du point de vue sémiotique (les textes sont accompagnés de vidéos, d’images, de liens, de podcasts…), le séquencement de l’apprentissage est absent (placés à un même niveau de présentation, il n’y a pas de logique de succession apparente dans la lecture des contenus).
3Poser la question de l’action parentale de transmission du savoir scolaire est une question originale en sociologie de l’éducation. Les travaux sur le rapport au savoir s’orientent prioritairement sur les élèves (pensons notamment aux travaux importants de Charlot, Bautier & Rochex, 1992 ; Rochex, 1995 ; Rayou, 1999 ; Bonnéry, 2007 ; Bautier & Rayou, 2013). Rares sont les contributions qui, dans cette perspective, s’intéressent aux parents et aux pratiques de soutien scolaire (Kakpo, 2012). Si les parents ont longtemps été écartés du champ de préoccupation des sociologues de l’éducation, c’est peut-être, note Sandrine Garcia (2019), en raison du poids de la tradition bourdieusienne. Dans un article important, Bourdieu (1966) considérait que l’influence du milieu parental s’exerçait par des mécanismes d’imprégnation lents et diffus, par « osmose », plus que par des interventions volontaires et méthodiques. Ainsi, les pratiques d’accompagnement parental ont longtemps été négligées. Or, si les parents laissaient « flotter » le capital culturel dans les années 1960, ils agissent aujourd’hui explicitement pour favoriser la réussite de leurs enfants (Dubet, 2019). Aujourd’hui, avec la montée de l’enjeu scolaire, les actions volontaires et quotidiennes des parents pour aider à la réussite scolaire de leurs enfants, et en particulier les actions de suivi du travail scolaire, prennent de l’importance (Gouyon & Guérin, 2006). Le contexte du confinement a contribué à mettre en lumière cette implication parentale (Delès, 2021).
- 1 Chiffres issus de l’enquête « La continuité pédagogique, le point de vue des parents », R. Delès (...)
4Pendant la période de confinement, les parents ont couramment joué le rôle de médiateurs du savoir scolaire, à l’interface des enseignants et des élèves. En 6e, puisque je m'intéresse à une séquence pédagogique dans ce niveau, 93 % des parents déclarent « suivre le travail scolaire » de leurs enfants, contre seulement 73 % hors période de confinement1. De plus, ce travail d’accompagnement ne s’en tient pas à une surveillance formelle des devoirs transmis par les enseignants, mais s’étend le plus souvent à la mise en activité scolaire de l’enfant (Delès, 2021). C’est peut-être la spécificité de la période de confinement : les parents ont non seulement consacré un temps plus important au suivi scolaire, mais ils ont surtout investi le terrain pédagogique, en s’intéressant de manière inédite au contenu précis du travail scolaire de leurs enfants. Dans ce contexte, la mobilisation de l’analyse du rapport au savoir, en l’occurrence appliquée au travail parental de suivi scolaire, me semble opportune.
5Comment les parents accompagnent-ils leurs enfants dans l’appropriation de ces contenus en ligne ? Comment déjouent-ils, ou non, les « pièges » de présentation – qui sont en fait des pièges pédagogiques – liés à la plateforme en ligne ?
- 2 À partir d’un questionnaire que nous avons fait passer aux enseignants en mai-juin 2020 (N = 5 869 (...)
6Je fonde mon travail sur l’analyse d’une séquence pédagogique mise en ligne à partir de la plateforme pédagogique en ligne Notedrop, outil d’enseignement à distance massivement mobilisé2 par les enseignants pendant le confinement. Je présente plus bas les caractéristiques de cette séquence.
7Mon objectif n’est pas de mener une analyse didactique de cette séquence en ligne, mais bien d’approcher le point de vue de 5 parents sur leur appréhension de cette séquence. Ces parents sont engagés dans le suivi du travail scolaire de leurs enfants (voir tableau 1). J’interroge donc moins la production pédagogique que la réception et l’appropriation des contenus par les parents et leurs enfants, dans une perspective sociologique proche de l’analyse du rapport au savoir. Ce sont les parents d’élèves d’une même classe de 6e, dans un collège de zone péri-urbaine, situé à une dizaine de kilomètres d’une grande ville française. L’établissement est qualifié par les parents de « bon collège », ce que les données administratives sur le recrutement social (plutôt favorisé quoique mixte) confirment. Je fais le choix de rencontrer des parents aux profils sociaux différents.
8Ce travail s’inscrit dans le cadre d’une enquête plus large sur l’accompagnement parental de la scolarité pendant le confinement, fondé sur un questionnaire massif (plus de 30 000 réponses de parents d’élèves) et sur des entretiens semi-directifs complémentaires (N = 18).
Tableau 1. Caractéristiques des parents enquêtés
Prénom |
Âge |
Profession |
Situation familiale |
Part déclarée dans l’aide aux devoirs |
Clémence |
43 |
Cadre administrative |
Mariée, 2 enfants |
75 % |
Faïza |
44 |
Responsable vente |
Pacsée, 2 enfants |
50 % |
Florian |
40 |
Kinésithérapeute |
Marié, 1 enfant |
50 % |
Sandrine |
42 |
Employée de banque |
Mariée, 3 enfants |
75 % |
Thomas |
42 |
Employé de mairie |
Pacsé, 2 enfants |
50 % |
9Avant toute chose, je souhaite prendre quelques précautions pour m’assurer de ne pas être mal interprété. D’abord, il s’agit par cette analyse de séquence de montrer les contraintes de présentation de la plateforme et d’observer les conséquences pédagogiques qu’elles induisent. Cela signifie que je ne mets pas en question les choix pédagogiques de l’enseignant, cela ne relève pas de mon champ d’expertise. Je me concentre, au contraire, sur les artefacts normatifs de publication de contenus de l’outil Notedrop, pour montrer qu’il produit, en lui-même et quelle que soit l’intention pédagogique de l’enseignant, des difficultés d’appropriation du savoir scolaire chez les élèves et d’accompagnement dans la transmission du savoir chez les parents.
10Deuxièmement, le travail critique d’analyse des séquences pédagogiques en ligne mené ici ne peut pas être étendu à une condamnation générale de l’enseignement à distance. L’enseignement à distance pendant le confinement était évidemment un pis-aller, une solution, certes imparfaite, pour maintenir une continuité scolaire pour les élèves. Il serait ridicule de lui préférer l’abandon scolaire des élèves. De plus, il est nécessaire de contextualiser précisément la séquence présentée ici : l’enseignant qui la porte est de son propre aveu en « phase de formation à l’outil numérique », il vient de le découvrir, de s’y former en pure autodidaxie, et nul doute que, passée cette période de prise en main, il devient capable d’en compenser au moins partiellement les limites. Si l’enseignement à distance contribue fatalement à amplifier certaines logiques d’inégalités devant les apprentissages, il n’est pas question ici de le rejeter radicalement. Ce point de vue relèverait d’une prise de position à laquelle je me refuse dans le cadre de cet article.
11Pour autant, il me semble nécessaire d’interroger la représentation courante qui, à l’inverse, tend à idéaliser les plateformes en ligne. Celles-ci seraient plus « modernes », plus adaptées aux sensibilités et aux pratiques numériques des enfants, plus « intéressantes » ou « attrayantes »… Les plateformes en ligne semblent rajeunir l’enseignement (Clarck & Feldon, 2014). Je souhaite montrer dans les sections suivantes qu’au-delà de leur caractère apparemment plus attractif, ces plateformes renferment un certain nombre de pièges pédagogiques : elles présentent des contenus « composites » (Bonnéry, Crinon & Simons, 2016) ; elles tendent à invisibiliser les objectifs d’apprentissages ; enfin, elles contribuent à délinéariser l’accès au savoir.
12La figure 1 présente la page Notedrop créée par l’enseignant de français pour ses élèves de 6e. Cette séquence en ligne répond à un thème du programme de 6e en français sur « le monstre, aux limites de l’humain ». C’est un des quatre grands thèmes du programme de français de 6e. La séquence, qui n’avait pas été initiée en classe avant l’annonce de la fermeture des écoles, a débuté le 2 avril et les derniers contenus ont été postés le 6 mai 2020. Cela signifie que la séquence s’est entièrement déroulée pendant le confinement.
Figure 1. Page Notedrop créée par l’enseignant de français pour ses élèves de 6e
13« On n’y voit rien ! » : voilà la réaction d’une mère d’élève face à la page Notedrop (voir figure 1). « Autant dans le livre [le manuel de français de sa fille], je trouve que le code couleur est assez clair, tu vois bien les textes, les encadrés de leçon et les questions… Mais sur [Notedrop], on n’y voit rien ! ». Les manuels scolaires, pourtant aujourd’hui plus « déstructurés », plus « fragmentés », plus « hétérogènes » dans leurs modes de présentation pédagogique (Bautier, Bonnéry & Kakpo, 2015), sont du point de vue des parents beaucoup plus lisibles que Notedrop.
14En effet, à l’étude de la plateforme on observe trois registres d’hétérogénéité, déjà documentés par les travaux sur les supports pédagogiques composites (Bonnéry, Crinon & Simons, 2016), mais qui se manifestent ici avec une force toute particulière.
15D’abord une hétérogénéité formelle : au premier coup d’œil, on est surpris par la multitude des couleurs et des formes. Le regard est attiré par différents éléments de la mosaïque (l’image de Shrek bien sûr, mais aussi les nuages ou le Petit Poucet). L’attention se déploie sur différents éléments, « zappe » entre les contenus, se laisse attraper par les images les plus grandes ou les mieux connues, par les couleurs les plus tranchées… si bien qu’il est difficile à première vue d’identifier les informations prioritaires. Pour les parents et leurs enfants, l’unité pédagogique est impossible à saisir :
Franchement, j’ai mis un moment à comprendre comment ça marchait ce machin ! J’ai compté, il y a quatorze menus [qui correspondent aux différentes colonnes de la page]. […] C’est beaucoup, c’est dur de s’y retrouver. Il faut vraiment faire un effort de plusieurs heures. Rien que pour savoir manipuler les menus, les ouvrir, regarder le contenu… Alors je parle même pas de construire l’apprentissage. […] Si j’avais pas été à côté de [Margot] pour le faire, c’est certain, ça lui serait passé… pfiou ! [elle fait passer sa main au-dessus de sa tête] (Clémence, cadre administrative dans une grande entreprise).
16Clémence relève ainsi le « coût d’entrée » dans la compréhension générale du fonctionnement de la plateforme. Elle dit avoir été déstabilisée par la structuration des menus. Les menus appartiennent en effet à des niveaux hiérarchiques similaires (pas de logique de plan) et, à l’intérieur des menus, les informations s’échelonnent chronologiquement. Devant l’abondance de l’affichage, la multiplicité des menus, la complexité de leur structuration, certains parents disent avoir renoncé.
17Deuxièmement, Notedrop est caractérisée par une hétérogénéité des codes sémiotiques, portés par des supports aux statuts très différents : on trouve des images, des reproductions de pages de manuels, des photos, des textes, des cartes mentales, des vidéos, des podcasts… Si la variété des ressources est une richesse culturelle, elle suppose néanmoins que l’élève soit capable d’appréhender de la manière qui convient chacune de ces ressources. On ne lit pas un texte comme on analyse une image, comme on écoute un son ou regarde une vidéo. Chaque support a ses codes d’analyse, ses codes d’accès à l’information pertinente.
18En interrogeant les parents sur leur utilisation de la plateforme, j’observe clairement un traitement asymétrique des supports : les parents guident plus volontiers leurs enfants vers les textes, qu’ils considèrent plus proches des attentes du travail scolaire, et relèguent bien souvent les autres supports (vidéos ou images) à de simples « illustrations ». Cela démontre la difficulté à analyser certains supports et à fabriquer des circulations entre ces contenus hétérogènes.
19Troisièmement, la plateforme présente une hétérogénéité du point de vue de l’énonciation. Qui parle ? L’enseignant prend parfois le clavier pour poster des consignes. Il le fait parfois pour des encouragements. Si l’enseignant met en ligne certains documents, il n’en est pas toujours l’auteur. Certains points de cours sont bien écrits par l’enseignant, quand d’autres contenus souvent importés d’internet (textes, images, sons ou vidéos) proviennent d’un autre énonciateur, sans que l’origine ne soit systématiquement mentionnée. Enfin, les élèves peuvent réagir aux posts, ou encore envoyer leurs travaux. L’enseignant publie les travaux les plus réussis. Bref, la plateforme permet cette facilité de publication qui a le revers d’introduire un trouble dans l’énonciation. Sur ce point, les parents ne sont pas toujours plus clairvoyants que leurs enfants.
Il [son enfant] m’a repris plusieurs fois : « mais non papa, c’est juste le travail de [une autre élève], c’est pas un truc nouveau que la prof demande de faire ». C’est vrai que pour ça ils ont l’habitude, sur leurs forums et sur leurs discussions en ligne (Florian, kinésithérapeute).
20La plateforme reprenant des pratiques de communication des réseaux sociaux, les enfants se montrent alors parfois capables de clarifier certaines sources. Il reste que les intentions pédagogiques qui fondent les « prises de parole » de l’enseignant sont rarement perçues.
21Les parents me confient tous la difficulté qu’ils ont éprouvée à identifier les objectifs d’apprentissage. Habituellement présentés dans des points synthétiques de leçon dans le classeur des enfants (le classeur distingue d’ailleurs la partie leçon des autres activités), les objectifs de la séquence ne sont pas formalisés de manière similaire sur Notedrop. C’est là un résultat important de mon étude : l’enseignant, en période d’enseignement en présence, fait un effort de clarification des objectifs d’apprentissage. Sur la séquence précédente, celle consacrée aux « mythes et récits d’aventure », menée en classe avant le confinement, l’enseignant avait produit un document de début de séquence résumant les « problématiques » de travail et les « compétences » visées. Le document reste à part, en évidence, en tant que première page de l’intercalaire de la séquence. Cette possibilité d’isoler matériellement un document-guide n’a évidemment pas d’équivalent sur la plateforme. Ce problème est relevé par Faïza :
On a eu beaucoup de mal à savoir quoi faire. Je pense que l’enseignant nous avait donné quelques consignes dans un mail séparé. Mais c’est quand même « débrouille-toi ! ». […] Je dis pas du tout que c’est sa faute ou qu’il aurait dû faire autrement ! Il pouvait pas bien sûr ! […] Mais de notre côté, il faut vraiment fouiller pour trouver des trucs qui d’habitude nous tombaient sous la main immédiatement, parce que le prof les mettait bien en avant (Faïza, cheffe de rayon dans la vente de produits culturels).
22J’insiste donc bien sur le fait que l’enseignant n’est pas en cause dans les difficultés d’identification des objectifs pédagogiques par les élèves : c’est au contraire la plateforme qui n’offre pas les possibilités techniques de mettre à part, de prioriser, de rehausser un contenu qui servirait de guide dans les apprentissages tout au long de la séquence.
23Après analyse, on peut identifier trois types de contenus, appartenant à quatorze menus différents : des contenus qui servent à illustrer la leçon (dix menus, dont « textes à lire » ou « la figure de l’ogre »), des productions d’élèves (trois menus, dont « Vos cartes mentales, nuages de mots ou autres BILANS ») et un seul support de cours (le menu est nommé « En résumé… »). La seule leçon de la séquence, située au même niveau de présentation que les autres catégories, est donc assez difficile à repérer. À l’intérieur du menu sont superposés par ordre chronologique les posts. Le document le plus consistant de cette catégorie « En résumé » fait apparaître les deux problématiques du cours. Sans fléchage, il est donc nécessaire pour les parents et les élèves d’enquêter, de prendre du temps pour chercher les repères qui établissent les objectifs du travail à venir sur l’ensemble de la séquence.
En fait, quand t’as la page sous les yeux, tu papillonnes, tu vas voir un menu, et un autre… Au début, t’es un peu impressionné, ça en jette, quoi, ya plein de choses différentes, c’est varié, c’est riche. Et puis très vite, t’es débordé. Alors soit tu dis : « ok, c’était sympa » et tu fermes la page et tu vas aider ton enfant à faire des maths, soit tu te dis qu’il y a un truc à trouver, qu’il faut trouver la clé de tous ces machins. Que ça a un sens tout ça (Clémence).
24Cachés derrière la profusion de contenus disparates, les objectifs d’apprentissage restent bien souvent invisibles aux yeux des élèves et de leurs parents. Mais si l’objectif n’est pas clair, la succession des étapes qui y conduisent manque aussi d’évidence.
25Dénommé « En résumé », cet unique menu-leçon introduit une autre confusion potentielle : le menu doit-il être lu après les autres menus ? Le « résumé » est interprété par les parents comme un travail postérieur à la prise de connaissance des autres contenus. C’est bien le séquençage suivi par la plupart des parents interrogés. Or, les autres matériaux étant plutôt bruts, leur décodage nécessiterait plutôt une lecture a priori du point de leçon (le dit « résumé »), dans une logique d’étayage des apprentissages (Bautier & Rayou, 2013).
26La présentation délinéarisée des contenus enlève toute temporalité, toute progressivité dans le travail scolaire des élèves. En situation de classe, l’activité de l’élève est séquencée par l’enseignant. Mais ici, l’enseignant a mis en ligne simultanément la plupart des contenus puis en a juxtaposé de nouveaux, au fil de l’avancée du temps. Si certains menus étaient alimentés par de nouveaux « posts » et progressaient, d’autres ne l’étaient pas, et il s’avère alors compliqué de suivre l’avancée du cours sur les différents menus. Au moment de la publication, les « posts », c’est-à-dire les nouveaux contenus mis en ligne, sont automatiquement affichés en dessous des autres contenus du même menu. Mais la présentation des menus n’est pas, quant à elle, chronologique, si bien que ce double classement (par menus, puis à l’intérieur des menus, par posts qui se succèdent chronologiquement) pose de véritables problèmes aux parents pour comprendre la chronologie des apprentissages ou, plus généralement, de l’activité de l’élève :
Les nouveaux posts n’apparaissent pas comme nouveaux, du moins, on ne peut pas savoir si le dernier post d’un menu doit être travaillé en même temps que le dernier post d’un autre menu ! (Sandrine, employée de banque)
27J'ai montré que le temps de travail scolaire est en lui-même déstructuré dans les familles populaires pendant le confinement (Delès, 2021). L’organisation temporelle, la structuration du temps selon un emploi du temps stable sont beaucoup moins fréquentes que dans les autres milieux sociaux. À cette difficulté d’organisation temporelle du travail vient donc s’ajouter une difficulté de séquencement des apprentissages : par où commencer ? Vers quel contenu se tourner en premier ? Lequel lui fera suite ?
28La présentation éclatée des contenus sur la plateforme entrave la compréhension par les parents de la progression planifiée par l’enseignant. En temps normal, en enseignement en présence, on en connaît déjà les limites, dans le sens où l’intention pédagogique peut rester partiellement ou complètement ignorée par l’élève et ses parents. Mais cet effet est démultiplié ici : sans accompagnement en présence de l’enseignant, les objectifs et la progression des apprentissages qui transitent par le truchement d’une plateforme pédagogique ont toutes les chances de ne pas être considérés par les parents, et en particulier les parents de classes populaires.
29Après avoir montré les grandes caractéristiques de la séquence en ligne et leur perception par les parents, je souhaite rendre compte, dans cette deuxième section, des techniques d’accompagnement parental des apprentissages.
30Je vais partir du texte de leçon le plus long, présent dans le menu « En résumé ». Je le répète, ce menu est le seul qui concentre des éléments de leçon. Et à l’intérieur de ce menu, le texte que je considère est de loin le plus développé.
31Ce texte introduit manifestement le thème de la séquence sur le monstre et fait apparaître une problématique de cours double. D’après ce document, la séquence a d’abord pour objectif « d’interroger, au travers de l’étude de ses diverses représentations, les caractéristiques du monstre » (son apparence physique terrifiante mais aussi, dans d’autres cas, ses sombres attributs moraux, parfois dissimulés sous une apparence physique séduisante). Je fais le choix d’appeler cette première problématique la problématique « ontologique ».
32Le document propose ensuite une deuxième problématique : il ne s’agit plus de définir le monstre à partir de ses attributs propres mais de « penser le regard qui est porté sur lui ». Le texte invite à réfléchir à l’idée de tolérance et suggère le fait que le monstre pourrait être celui qui condamne l’autre pour sa différence. Cette deuxième problématique sera appelée « interactionniste » pour la suite.
33De nombreux autres contenus de la séquence Notedrop vont alors proposer diverses illustrations de l’une ou l’autre de ces deux problématiques. En particulier, on trouve un extrait vidéo du film Shrek. Shrek est perçu comme un ogre et en revêt les caractéristiques typiques, mais, au fond, et c’est ce que l’extrait vidéo démontre admirablement, il mène une vie banale et se montre attachant. Cela contraste clairement avec les jugements inquisiteurs dont il est l’objet dans une deuxième partie de la vidéo, notamment ceux de Lord Farquaad, un personnage sournois et impitoyable. La vidéo est donc, on peut le comprendre, en lien avec la problématique interactionniste présentée dans la leçon : Shrek n’est pas monstrueux en soi, il est désigné comme tel par un personnage dont on peut interroger la légitimité à décréter ce qui relève du « monstrueux ». La vidéo est d’ailleurs le seul contenu de l’ensemble du Notedrop qui illustre la problématique interactionniste. Elle n’est cependant pas accompagnée d’un autre document, permettant d’expliciter ce lien.
34J’ai pris la peine de faire confirmer par l’enseignant que ma lecture de leçon (distinction des deux problématiques) et des contenus illustratifs (cohérence de la vidéo avec la problématique interactionniste) était bien conforme à son intention pédagogique.
35Ma question est alors simple : comment les parents ont-ils interprété cette vidéo (qui joue apparemment un rôle-clé dans la séquence) ? Comment, de façon consécutive, ont-ils accompagné leur enfant dans la compréhension de la leçon ?
36En posant cette question simple aux parents : « À quoi sert cette vidéo selon vous ? », j’ai obtenu des réponses très différentes.
37Une partie des parents considère que l’extrait vidéo de Shrek servait un objectif hédonique pur :
Je pense que le prof a mis ça sur le site pour détendre les enfants. C’était une période pas facile, c’était pas évident de les motiver, comme ça, pendant deux mois. Disons que leur donner une vidéo, c’est déjà plus agréable, ça les intéresse, et ça les met au travail (Florian).
Nous on a pris ça comme ça, comme un moment de lâcher-prise. Le travail était bien assez compliqué, en français mais aussi avec toutes les matières. On le voit, les autres profs aussi ils ont fait des trucs comme ça, des exercices ou des activités un peu plus ludiques, un peu plus sympas, de temps en temps, pour sortir du travail tout le temps. Dans la période, y’en avait besoin ! (Sandrine)
38D’autres parents proposent une autre explication au choix de l’enseignant. Ils justifient l’intérêt de la vidéo au regard d’un objectif culturel :
C’est pour leur culture […]. C’est comme un texte ou une œuvre. En français, ils voient des textes et des œuvres et ça leur permet d’engranger une culture générale. C’est une des seules matières où ils sont confrontés à la culture. […] Donc pour moi, c’est pour nourrir leur culture générale, comme les autres textes du [Notedrop] (Thomas, employé administratif dans la fonction territoriale).
39Les deux justifications – hédonique et culturelle, se divertir et se cultiver – de la vidéo ont en commun de faire l’économie d’une mise en lien avec la leçon et les deux grandes problématiques qu’elle évoque. Le statut particulier de la vidéo, qui est la seule à représenter la problématique interactionniste du cours, n’a pas été perçu par les parents. Certains n’ont pas repéré le point de cours, d’autres ne l’ont pas réactivé comme clé de lecture de la vidéo. Dans les deux cas, il n’y a pas eu chez ces parents de décodage pédagogique, comme si la vidéo se suffisait à elle-même.
40L’expression « lâcher-prise », utilisée par Sandrine dans l’extrait d’entretien précédent, est très suggestive : elle exprime bien l’absence de lien pour les élèves et leurs parents entre la leçon et la vidéo.
41Les parents ne produisent donc pas de travail de mise en correspondance, ils ne cherchent pas à opérer de dialogue entre la leçon et la vidéo. L’action parentale, elle aussi, « lâche prise », dans une logique proche de ce qu’Annette Lareau (2011), dans son étude de l’éducation familiale dans les classes populaires, appelle le « développement naturel » (the accomplishment of natural growth) :
On l’a laissé regarder. […] On s’est même mis autour, avec son petit frère, qui était attiré, évidemment ! (Sandrine)
42La vidéo a donc été un moment de détente familiale, de relâchement total vis-à-vis des objectifs scolaires. On peut alors voir ici l’expression d’un « malentendu » scolaire, dans la mesure où les actions des parents et des élèves sont en décalage avec les intentions pédagogiques initiales, que l’enseignant m’a confirmées. Les parents n’ont pas accédé à la logique pédagogique implicite au contenu apparemment divertissant proposé par l’enseignant. Inversement, ce dernier n’a pas anticipé (ou n’a pas pu mettre en place des remèdes prodromiques) les attitudes de « lâcher-prise ». L’enseignement à distance démultiplie donc ces situations d’incompréhension en ce que l’enseignant n’est pas présent pour rectifier à tout moment les erreurs d’interprétation des attendus scolaires.
43Parallèlement à cette attitude qui consiste à dissocier la vidéo de la leçon, j’ai pu observer des accompagnements parentaux qui visaient à les assembler, à les rendre cohérents. Certains parents consacrent des discussions plus ou moins longues à relier explicitement la vidéo aux autres contenus et en particulier à la leçon.
- 3 Le mot est utilisé par Faïza. Après notre entretien, je me suis aperçu qu’il était aussi présent d (...)
44Ainsi, Faïza a invité sa fille, Nora, à revoir la vidéo en notant les attributs du monstre observables chez Shrek. Si la vidéo a été visionnée sans interruption la première fois, Faïza insiste pour prendre le temps de la revoir, de l’arrêter à certains moments-clés, afin d’identifier les éléments qui pourraient permettre de dresser le « portrait-robot »3 du monstre. Ainsi, Faïza intervient dans la lecture de la vidéo, la coupe, la commente, la ramène à des éléments de définition du monstre transcendant le seul exemple de Shrek. Par des questions en apparence anodines (« Tu l’as déjà vu quelque part ça ? où ? »), elle m’explique qu’elle souhaite faire « prendre conscience » à Nora « qu’il faut regarder au-delà de la vidéo ». Les discussions engagées autour de la vidéo permettent ainsi de la décontextualiser, de fabriquer des transversalités avec d’autres exemples vus dans la séquence et d’accéder à l’objectif fixé par la leçon et en particulier par la problématique « ontologique ».
45Clémence, quant à elle, m’explique qu’elle a souhaité arrêter le regard de son fils Tom sur les deux moments, bien distincts, de la vidéo. Si le début de la vidéo présente le quotidien de Shrek, la deuxième partie, qui coupe drastiquement avec la première, montre un extrait du film dans lequel Lord Farquaad marginalise l’ogre :
Le contraste entre les deux parties de la vidéo est évident. […] Donc je lui en ai parlé, on a réfléchi ensemble à ce que ça voulait dire, à la réaction de [Lord Farquaad]. C’était intéressant parce qu’au début il la qualifiait moralement. Du genre : « c’est pas gentil d’exclure les autres ». […] Mais j’ai essayé de lui montrer qu’on était surtout en train d’analyser le fait que Shrek n’est pas un monstre, c’est simplement que [Lord Farquaad] en fait un monstre. Qu’il est un monstre dans les yeux de [Lord Farquaad] (Clémence).
46L’extrait d’entretien de Clémence nous éclaire sur la nature de son accompagnement. Clémence a repéré la problématique ontologique de manière « évidente » dans la vidéo. Bien sûr, ce qu’elle désigne comme « évident » ne peut l’être que pour elle, dont les codes de lecture correspondent à l’exercice scolaire. Elle est très familière de l’aide aux devoirs et de la compréhension des attendus scolaires (elle est très diplômée et a suivi de près la scolarité du grand frère de Tom, aujourd’hui en 3e).
47Comme Faïza, elle intervient dans la lecture de la vidéo, n’hésite pas à la décoder, à en montrer les sous-entendus. Elle montre en particulier à Tom le sens de ces deux extraits, dont la succession lui est apparue incongrue et qui doit être interrogée. Il n’y a pas eu de lecture relâchée, de lecture sans intervention de la vidéo. Clémence a immédiatement cherché à placer son fils dans une posture d’analyse.
48On observe aussi cette volonté de développer le sens de l’analyse de son enfant quand Clémence « corrige » la critique morale que fait son fils face au comportement de Lord Farquaad. Par la discussion, elle le détourne de son jugement pour le diriger vers l’analyse de la situation au regard de la problématique interactionniste présente dans le cours.
49Enfin, Clémence me raconte qu’elle a passé « une bonne heure » ensuite à chercher des exemples littéraires de cette problématique interactionniste du « monstre dans le regard de l’autre ». Dans une ambiance plus informelle, Tom a dû rechercher dans sa mémoire, puis sur internet, des récits fondés sur le même principe. La Belle et la Bête, Le Vilain Petit Canard d’Andersen ou encore Belote et Laidronette de Madame Leprince de Beaumont ont ainsi été identifiés par Clémence et Tom comme relevant du même schéma. Ainsi, la multiplication des exemples contribue à l’acquisition de cette problématique interactionniste, par ailleurs faiblement illustrée sur la plateforme.
50Faïza comme Clémence, par conséquent, mettent en place un accompagnement « expert » (Kakpo & Rayou, 2018), qui repose sur la mise en correspondance de l’exemple et des notions contenues dans la leçon. Elles repèrent et explicitent les points critiques de la vidéo, qui pourraient passer inaperçus ou être laissés à la lecture plaisir, nécessairement plus passive. Elles recadrent les réactions de leurs enfants, dès lors qu’ils débordent de l’intention pédagogique implicite (il ne s’agit pas de critiquer moralement le personnage, mais de montrer que la condamnation du monstre décentre la conception du monstre). Elles mobilisent, le cas échéant, des ressources alternatives, afin de systématiser l’opération de secondarisation.
51Il apparaît nécessaire, au terme de cet article, de réinsérer mes résultats dans une analyse sociologique des inégalités scolaires. Mes constats contribuent à alimenter l’idée selon laquelle l’enseignement à distance amplifie les inégalités d’appropriation du savoir scolaire. Les plateformes pédagogiques en ligne sollicitent implicitement chez les élèves et leurs parents des capacités de circulation, de navigation entre des contenus apparemment éclatés. On l’a vu, les savoirs scolaires réclament, plus encore quand ils sont intermédiés par une plateforme en ligne, une capacité à reconstituer des liens invisibles entre la leçon et les différents supports illustratifs.
52Cette capacité n’est pas aléatoirement distribuée dans l’espace social. Gardons-nous bien d’établir les lois des inégalités scolaires à partir du faible nombre de cas observés ici. Il n’est évidemment pas envisageable de dresser des régularités statistiques sur cinq cas. Mais ces cas doivent être pris comme des illustrations de postures par ailleurs bien distinctement mises en évidence dans d’autres travaux. Les travaux sur l’accompagnement scolaire des classes populaires avaient montré leur implication forte, mais souvent en décalage avec les attendus scolaires (Lahire, 1995 ; Kakpo, 2012). Par contraste, les classes supérieures mettent en place des stratégies d’accompagnement plus détournées, qui prennent en compte les non-dits des consignes (Kakpo & Rayou, 2018). De manière plus systématique, j'ai récemment montré statistiquement, sur la base d’un questionnaire massif auprès des parents d’élèves, que les pratiques d’accompagnement des classes populaires se dirigeaient tendanciellement plus vers des techniques directes (surveiller l’enfant qui travaille, lui faire réciter sa leçon, lui faire faire des exercices en rapport avec la leçon) qui répondent aux attentes scolaires les plus formelles, quand les classes supérieures adoptent des méthodes plus indirectes (proposer des tâches complexes, mobiliser des ressources alternatives, apprendre par des activités scolaires plus informelles) (Delès, 2021).
53Les cas observés ici éclairent de façon plus qualitative ces différences d’approche. Certains parents, piégés par l’abondance des ressources et leur mode de présentation, s’en tiennent à des formes de soutien direct. Ils proposent à leurs enfants de s’acquitter formellement de la tâche demandée (lire la leçon, visionner les contenus), sans travailler à un aspect pourtant fort du travail : la mise en cohérence de ces différents contenus. Face à la profusion des ressources et des attentes inexprimées, les parents séparent les activités, les traitent les unes après les autres. Cette façon de faire est bien résumée dans l’expression « lâcher-prise » évoquée par Sandrine plus haut. Ce lâcher-prise n’est pas qu’un appel à moins de pression scolaire. Il signifie aussi une déconnexion des tâches scolaires qui ont pourtant une unité pédagogique. Par opposition, les pratiques d’accompagnement qui, par-delà la fragmentation des contenus, parviennent à rétablir des cohérences montrent des caractéristiques différentes. Le commentaire des contenus, le recadrage des réactions des enfants, la mobilisation de ressources complémentaires sont utiles pour mettre au jour les objectifs d’apprentissage invisibles.
54Les inégalités de rapport au savoir déjà largement documentées semblent donc trouver une caisse de résonance dans l’enseignement à distance, dans l’usage des plateformes pédagogiques en ligne et, peut-être, dans l’usage du numérique plus généralement. Les innovations numériques ne sont pas automatiquement des innovations pédagogiques (Bernard & Fluckiger, 2019) ; corrélativement, les innovations numériques ne s’affranchissent pas des difficultés d’appropriation du savoir et des inégalités qui ont cours dans l’enseignement traditionnel. Ce résultat nous invite alors à nous interroger sur la nature exacte de ce que l’on dénomme la « fracture numérique ». On pourrait avoir tendance à penser que l’origine des inégalités devant le numérique ou devant l’enseignement à distance est matérielle : en la matière, les différences d’équipement sont bien souvent pointées du doigt. Mais une inégalité moins visible, une inégalité d’ordre pédagogique, se cache derrière la fracture numérique. Même équipées, les familles, les parents et leurs enfants, n’accèdent pas aux mêmes apprentissages par la voie numérique. Le « on n’y comprend rien ! » des familles face aux plateformes pédagogiques en ligne traduit moins des difficultés d’accès ou même de lecture du support numérique que des entraves à l’appropriation du savoir scolaire. La fracture numérique reste avant tout une fracture pédagogique.