1La créativité de l’élève est à la fois considérée comme une compétence essentielle dans nos sociétés et difficile à développer dans le cadre scolaire (OCDE, 2020). Les enseignants éprouvent des difficultés à concevoir et mettre en œuvre des enseignements qui en favorisent l’émergence et le développement mais aussi à percevoir ce que cela implique comme changement dans leur pratique de classe (OCDE, 2020 ; Giglio, 2020 ; Cogérino, 2017). Les sciences de l’éducation gagnent donc à s’emparer de ces questions.
2La créativité est souvent considérée comme l’apanage de l’artiste. Par voie de conséquence, dans le cursus scolaire, les enseignements artistiques sont perçus comme son lieu naturel d’émergence et de développement. Si la créativité court le risque de rejoindre les « mots valise » (Capron Puozzo, 2016) de l’institution, les mécanismes qui sous-tendent sa construction sont bien complexes (Aden, 2009 ; Tortochot, Terrien & Rezzi, 2019 ; Arnaud-Bestieu & Tortochot, 2021). Dans cet article, nous montrerons comment, dans une approche clinique du didactique de l’ordinaire des classes (Leutenegger, 2000), le croisement entre l’analyse extrinsèque du jeu didactique et l’analyse intrinsèque de l’activité de l’élève peut éclairer la question de la créativité comme impensé et contrainte du couple milieu-contrat (Hersant, 2010) dans les enseignements artistiques de danse, mais aussi contribuer à la compréhension des dimensions environnementales dans les modèles de la créativité (Lubart, 2003).
3La question de la créativité est surtout documentée en psychologie. La définition retenue par l’OCDE (2020) est celle de Lubart mettant à la fois l’accent sur le processus et le résultat : « une séquence de pensées et d’actions menant à une production nouvelle et adaptée au contexte » (Lubart, 2000, cité par OCDE, 2020). Produire de façon nouvelle et adaptée appelle une activité complexe que l’approche multivariée de Lubart (2003) décrit en quatre facteurs : alors que le facteur cognitif (intelligence et connaissance) permet d’identifier la tâche (adaptation), de sélectionner et regrouper les éléments utiles dans l’environnement pour générer plusieurs possibilités et explorer d’autres pistes (pensée divergente et flexibilité), le facteur conatif (personnalité, motivation) a trait en particulier à la prise de risque inhérente à cette pensée divergente. Ce modèle multivarié est complété par les facteurs émotionnels (plaisir, peur) et les facteurs environnementaux.
4Peu valorisée dans l’institution scolaire, la prise de risque, pouvant entraîner l’échec, est peu à peu délaissée par les enfants (Clifford, 1988 ; Lubart, 2003).
- 1 La créativité et l’esprit critique sont abordés dans la même publication mais sont traités de faço (...)
- 2 Des plans de cours sont proposés en interdisciplinarité, langue et littéracie, mathématiques, musi (...)
5La publication par l’OCDE (2020) de l’ouvrage Développer la créativité et l’esprit critique dans l’éducation a pour objectif de permettre aux enseignants de mieux comprendre ces deux compétences1. Après une présentation théorique reprenant la créativité telle que définie en psychologie, sont proposés des référentiels pointant les compétences de créativité à développer chez les élèves (annexe 1) autour de quatre verbes : « chercher, imaginer, faire et réfléchir ». La description de ces compétences fait apparaître la dimension cognitive (chercher et réfléchir) mais aussi l’exploration et la dimension conative nécessaire pour s’autoriser des idées « originales et risquées ». Ainsi, l’élève considéré comme ayant des compétences exceptionnelles de créativité (annexe 2) est celui qui : 1) est très inventif et prend des risques, 2) tout en répondant aux exigences de la tâche 3) et en allant au-delà des connaissances et règles qu’il est censé maîtriser. Cette approche évaluative de la production de l’élève est complétée par une approche de son processus de création, l’élève gagnant à montrer qu’il est réflexif et dans le choix conscient, assumé, de sa production. Si ce référentiel nous donne des pistes sur la manière d’appréhender la compétence de créativité, nous remarquons que 1) le corps et le geste de l’élève ne sont pas explicitement pris en compte, 2) que la danse est absente des plans de cours proposés dans la partie ressources2.
- 3 La danse contemporaine invite en effet ses pratiquants, artistes, amateurs ou élèves à quatre type (...)
6Or, les taches3 d’improvisation ou de composition en danse demandent à l’élève une créativité certaine : en improvisation, il s’agit de rechercher des mouvements sans les préparer ni les mémoriser, guidés par l’intuition, les sensations et les consignes du chorégraphe (Robinson, 1988 ; Guisgand, 2002) ; pour la composition, il s’agit de faire des choix de mouvements, d’espace et de procédés chorégraphiques qui, mémorisés et reproductibles, feront chorégraphie (Waehner, 1993 ; Robinson, 1988 ; Fortin, Trudelle, Gosselin et al., 2014).
7Dans le Référentiel pour le développement et l’évaluation de la compétence à créer en danse au collège et à l’université (Fortin, Trudelle, Gosselin et al., 2014, p. 16), la créativité en danse est définie par les auteurs comme une compétence mobilisant dix ressources non hiérarchisées : l’engagement, les capacités corporelles, l’ouverture, les habiletés analytiques, les habiletés relationnelles, la sensibilité ou habiletés perceptuelles, l’autorité intérieure (confiance, audace, autonomie), l’éthique, l’imaginaire et les savoirs disciplinaires, généraux et d’expérience. Ainsi, en sus des dimensions cognitives, conatives et émotionnelles communes à la théorie multivariée et aux deux référentiels, apparaît la ressource spécifique à la danse : les capacités corporelles. La démarche de création et les critères pour l’évaluation sont construits pour mener jusqu’à une production de composition (chorégraphie préparée et mémorisée). Cependant, les dimensions expérientielles (développer une présence à soi, au monde, à l’expérience) et proprement corporelle (explorer le geste chorégraphique) sont clairement identifiées dans la démarche de création proposée, au côté des dimensions de construction de l’œuvre (mettre en forme, collaborer, organiser). Dans notre étude empirique, les élèves travaillent en improvisation. Dans le référentiel, les improvisations sont considérées comme des productions chorégraphiques à part entière et évaluables (p. 29). Ainsi, nous considérerons les critères proposés s’y rapportant, qui sont : 1) la qualité de présence à soi, au monde, à l’expérience, 2) la qualité de l’exploration du geste et 3) la qualité de réflexion sur son travail (p. 35).
- 4 Le référentiel s’appuie sur la recherche en danse pour donner des clés en enseignement. De ce fait (...)
8Ainsi, pour ces trois critères, seront valorisés4 :
- la disponibilité corporelle, l’accueil de l’imaginaire et le rapport à la nouveauté (Fortin, Trudelle, Gosselin et al., 2014, annexe 26) ;
- la recherche gestuelle, l’exploitation des composantes du mouvement en référence directe et explicite à Laban (1994), l’appropriation singulière des consignes, l’engagement et la prise de risque (annexes 27 et 33) ;
- l’analyse de son travail et de celui des autres (annexe 30).
9Le référentiel insiste sur le développement de la « capacité à réorienter les problèmes et les solutions à la lumière de nouvelles intuitions et formes émergentes » dans laquelle « la pensée divergente et la subjectivité » de l’élève jouent un rôle capital (p. 13).
10L’improvisation est un type de tâche de la danse qui amène à une production chorégraphique spontanée (Fortin, Trudelle, Gosselin et al., 2014, p. 29) invitant l’élève à une recherche gestuelle dans un engagement et une prise de risque consciente. La conception théorique de cette recherche gestuelle jouant sur les composantes du mouvement s’ancre dans la théorie labanienne du mouvement (les auteurs du référentiel y faisant explicitement référence). Cette théorie experte, couramment utilisée dans des recherches universitaires et légitimée dans de nombreux écrits experts et institutionnels, a un statut de savoir savant (au sens de Johsua, 1998 ; Arnaud-Bestieu, 2011).
- 5 La pensée labanienne et celle, pragmatiste, de Dewey présentent des points de jonction et une comp (...)
11Laban ([1948] 2003 ; [1950] 1994) plaide pour une « danse créative » dans le sens que lui donne l’opposition à des danses basées sur un vocabulaire gestuel codifié. Dans son ouvrage La danse moderne éducative ([1948] 2003), ce théoricien majeur de la danse impute la créativité et l’expression non pas aux seules idées (langagières ou chorégraphiques) mais bien aux mouvements eux-mêmes, et le bain stimulant d’improvisations proposé par le professeur permet à l’enfant de découvrir et d’élargir le champ de ses possibilités (Laban, [1948] 2003, p. 37). Il les relie directement aux notions d’efforts constitutifs du travail technique. Selon Laban, c’est la synthèse des composantes du mouvement (espace, temps, poids et flux) qui fait l’expression et qui est le terreau de la créativité en danse : développer la créativité du danseur, c’est alors développer en premier lieu son rapport au mouvement, le travail créatif étant un travail sur les qualités du mouvement lui-même, le but étant « d’éveiller et de révéler la créativité personnelle » dans une « coopération équilibrée entre le mental, l’émotionnel et le corporel » ([1948] 2003, p. 13). Cette réflexion considérant autant le mental que l’émotionnel résonne avec le modèle multivarié tout en y ajoutant la dimension corporelle. L’enfant-élève est donc potentiellement engagé en danse dans une expérience artistique dont Dewey5 pointe une caractéristique qui nous intéresse particulièrement ici : la conscience de l’action et dans l’action par opposition à une activité automatique ([1934] 2005, p. 86), dimension reprise comme critère dans le référentiel sous la formulation « qualité de la présence à soi, au monde, à l’expérience » (Fortin, Trudelle, Gosselin et al., 2014, p. 69).
12Nous retiendrons, en forme de synthèse, 1) qu’une production est considérée comme créative quand elle est originale (prise de risque) et adaptée (lien à la consigne) ; 2) que, pour ce faire, la créativité est une compétence mettant en jeu des facteurs cognitifs, conatifs, émotionnels et environnementaux de l’élève ; 3) qu’en danse la dimension corporelle est centrale, tant dans la démarche de recherche que dans la production ; 4) qu’en improvisation, la créativité peut être observée, analysée, évaluée en prenant les critères de la qualité de présence à soi, au monde, à l’expérience et de la qualité de l’exploration du geste en termes de composantes labaniennes du mouvement ainsi que la qualité de réflexion de l’élève sur son travail.
13Tant les référentiels (Fortin, Trudelle, Gosselin et al., 2014 ; OCDE, 2020) que Laban ([1948] 2003) posent la question du choix des tâches créatives et de leur mise en œuvre, tentant de proposer des pistes, conseils et plans de cours. Cette tentative de transposition didactique descendante – des savoirs savants vers les savoirs appris – peut être complétée et affinée par l’analyse ascendante de la transposition didactique – prenant appui sur les savoirs effectivement mis à l’étude dans la classe.
14Nous nous intéressons aux transactions didactiques et à la co-construction par le professeur et les élèves de la référence commune qui en découle quant à la danse contemporaine : au fil d’un ou de plusieurs jeux d’apprentissage (Sensevy & Mercier, 2007 ; Messina, 2019 ; Sensevy, 2011), qu’est-ce que danser pour ces élèves et leur professeur ? En effet, nous considérons qu’une référence (ce à quoi danser renvoie) se construit dans un processus temporel au cours duquel les élèves sont mis en relation avec des éléments du savoir danser – à travers des jeux d’apprentissage – proposés par un professeur faisant des choix et valorisant dans l’activité des élèves certaines dimensions (Arnaud-Bestieu & Amade-Escot, 2010 ; Arnaud-Bestieu, 2011) en lien (plus ou moins direct) avec la pratique sociale de référence (Martinand, 1989).
15Pour approcher la co-construction de la référence en danse et sa « parenté épistémique » (Loquet, 2017) avec la pratique sociale de référence, nous nous inscrivons dans une analyse ascendante des phénomènes transpositifs (Schubauer-Leoni & Leutenegger, 2005). Cette analyse permet, en étudiant les mises en œuvre en classe, d’observer les savoirs mis à l’étude pour la construction de la référence, en mettant en lumière la contingence des actions du professeur et des élèves. Conformément à la théorie de l’action conjointe en didactique (TACD), nous considérons que cette construction imbrique une problématique épistémique, relative aux savoirs, et une problématique transactionnelle, car l’avancée du processus se joue et se construit au fil d’une action conjointe du professeur et des élèves à propos des objets de savoir au sein des jeux d’apprentissages (Sensevy & Mercier, 2007).
16Ainsi, nous considérons les transactions professeur-élèves lors d’une tâche comme un jeu d’apprentissage. Comme l’écrit Sensevy, il s’agit de décrire « le jeu du professeur sur le jeu de l’élève (le jeu du “faire apprendre”) » (2011, p. 124), et les analyses menées dans le cadre de la TACD nous amènent à décrire le jeu d’apprentissage en étudiant comment il est défini par le professeur, plus ou moins dévolué aux élèves, régulé en fonction des productions de ces derniers, et comment émerge un processus d’institutionnalisation où les traits pertinents sont pointés dans l’activité des élèves ou démontrés.
17La question de la référence et de l’institutionnalisation est particulièrement complexe en danse. La dimension créative portée par les tâches d’improvisation et de composition comporte une grande marge de manœuvre des élèves face à une consigne : dans ces deux types de tâches (au sens de Chevallard, 1999), la consigne est une incitation menant les élèves à une recherche personnelle pour laquelle la marge de liberté est incontournable. Il y a « une infinité de réponses possibles aux propositions de création […] la pensée divergente et la subjectivité du créateur y jouent un rôle capital » (Fortin, Trudelle, Gosselin et al., 2014, p. 13). Ainsi, le recensement des propositions pertinentes n’est pas modélisable a priori, les élèves pouvant être en adéquation avec la consigne d’innombrables façons, « les réponses attendues sont imprévisibles » (Fortin, Trudelle, Gosselin et al., 2014, p. 13). Il s’agit donc pour le professeur de proposer des situations initiales évolutives qui, au fil des relances et régulations proposées en réponse à l’activité des élèves, rendront possible un jeu d’apprentissage en lien avec les dimensions de la référence culturelle de la danse – elles-mêmes vastes et variées. Il incombe donc au professeur de faire des choix, en amont, quant à la référence visée, mais aussi de valoriser hic et nunc les traits qu’il considère pertinents dans les réponses dansées des élèves
18Or, dans le cadre de tâches de création en danse, « les professeurs s’attendent à ce que les consignes de départ soient prises en compte mais ils demeurent ouverts à leur manipulation ou à leur détournement » (Fortin, Trudelle, Gosselin et al., 2014, p. 32). Plus encore, les productions de type « expansion » – c’est-à-dire comprenant les consignes mais les dépassant – ou de type « écho » – c’est-à-dire des productions dont le rapport aux consignes n’est qu’un écho – sont les plus valorisées par les enseignants spécialistes de la danse (Fortin, Trudelle, Gosselin et al., 2014, p. 32). Notons même que les productions considérées comme totalement « hors des consignes » peuvent parfois être considérées comme résultant d’une réflexion mûrie et pertinente.
19Il est communément admis que le jeu didactique ne peut se déployer que si les élèves acceptent de le jouer d’une manière qui correspond aux attentes du professeur, ce contrat engageant aussi le professeur vis-à-vis des élèves : les attentes sont réciproques et permettent aux élèves de s’orienter dans le milieu (Brousseau, 1998) entendu comme environnement du jeu d’apprentissage. Ce contrat, le plus souvent déduit des paroles du professeur, implique pour les élèves un décryptage de ses attentes, appuyé sur leurs expériences passées (Sensevy, 2011), ce qui permet paradoxalement le processus de dévolution en laissant une part de mystère (Schubauer-Leoni, 1996 ; Brousseau, 1986). Le caractère implicite de certaines attentes est surtout rendu apparent lorsque le contrat connaît des glissements et des ruptures (Baruk, 1985) : dans ces moments de malentendus ou d’incertitude, l’impact de ce système d’attentes mutuelles apparaît. Or, ce contrat est particulièrement remanié dans les activités physiques (Amade-Escot, 1998, 2004 ; Amade-Escot & Léziart, 1996 ; Garnier, 2003), entre pressions temporelles et mécompréhensions (Amade-Escot, Garnier & Monnier, 2007) ; mais nous proposons l’hypothèse qu’il l’est encore davantage dans les activités artistiques où la créativité de l’élève est sollicitée : dans une discipline (la danse) où certaines tâches appellent à la divergence créative (improvisation, composition) et d’autres pas (travail des formes) et où le professeur peut valoriser tour à tour les productions à l’intérieur des consignes, en expansion, en écho ou complètement en dehors, comment ce système d’attentes résiste-t-il ?
20Si nous avons déjà contribué à éclairer les impacts de cette dynamique sur le milieu didactique et la référence construite (Arnaud-Bestieu & Amade-Escot, 2010 ; Arnaud-Bestieu, 2011, 2014) et sur l’activité professorale (2016), nous souhaitons dans cet article mettre en lumière ce que cela implique pour les élèves, en particulier en termes de contrat didactique.
21Nous faisons le pari que l’analyse des jeux d’apprentissage peut permettre de mettre en lumière la tension entre recherche de divergence et recherche de conformité, tension pouvant rester un impensé didactique, y compris dans les enseignements artistiques où la divergence et la prise de risque sont à la racine de l’expérience artistique de l’élève. Et si la créativité de l’élève dans l’institution scolaire est appelée à être facilitatrice d’apprentissage et de persévérance (Aden, 2009 ; Puozzo, 2013 ; Arnaud-Bestieu & Tortochot, 2021), encore faut-il que les transactions didactiques la favorisent réellement. Aussi, cette étude tentera d’éclairer comment les dynamiques de milieu et de contrat didactiques parviennent (ou pas) à favoriser la créativité en danse dans un contexte scolaire.
- 6 Nous tient aussi à cœur la visée transformative du protocole d’auto-confrontation dont nous analys (...)
- 7 Alors que Cher 2 a pour rôle essentiel de maintenir le cadre à visée transformative des auto-confr (...)
22Les analyses présentées dans cet article ont pour contexte un collège REP+ dans lequel un dispositif permet d’engager une cohorte d’élèves sur 3 ans dans un projet art-danse au sein duquel ils bénéficient de 2 heures de danse hebdomadaires (professeure d’EPS et artiste extérieure) et de 1 heure hebdomadaire de musique et arts plastiques (en plus des horaires réglementaires). Pour mener cette étude, deux types de traces et d’analyses ont été produits : l’observation du jeu didactique (observation in situ et captation vidéo permettant un retour à froid), ainsi que des auto-confrontations simples et croisées de quatre élèves. Alors que l’observation in situ permet au chercheur d’analyser les jeux d’apprentissage de façon extrinsèque, les données d’entretien d’auto-confrontation permettent – du point de vue épistémique6 – l’analyse intrinsèque par le ou les acteurs. Si cette méthodologie est courante avec les adultes, nous avons fait le choix de la proposer aux élèves (Magendie & Bouthier, 2012) de façon à accéder au réel de leur activité ainsi qu’à une compréhension plus fine de ce qui se joue pour eux dans les transactions didactiques : revoyant les images vidéo des jeux d’apprentissage, l’élève revient spontanément ou guidé par les chercheurs sur son activité réalisée. Les auto-confrontations sont menées conjointement par deux chercheurs : Cher 1, didacticienne spécialiste de la danse et Cher 2, clinicien de l’activité7. Le croisement entre ces données permet de questionner le vécu de l’élève dans les transactions didactiques via l’analyse intrinsèque. En effet, le protocole d’auto-confrontation engage l’élève dans une découverte de son activité (Clot & Faïta, 2000) et dans un rapport d’analyse de justification de ses choix et de remise en question (Amigues, Faïta & Saujat, 2004). Dans le même temps, il permet aux chercheurs d’apprécier ici la qualité de réflexion de l’élève sur son travail créatif (Fortin, Trudelle, Gosselin et al., 2014).
23Les résultats présentés dans cet article sont extraits d’une séance de deux heures animée par l’artiste intervenante du projet, désignée par L. La construction de la séance était à sa charge. Les résultats présentés ci-après se fondent sur deux niveaux d’analyse de ces traces : l’analyse micro-didactique de deux jeux d’apprentissage successifs faisant apparaître un incident critique didactique (Loquet, Garnier & Amade-Escot, 2002) et l’analyse du verbatim de deux auto-confrontations, la première d’un élève, désigné Y, la deuxième, croisée, des élèves F et Y, relativement à ce même incident. Le choix d’une échelle micro-didactique est motivé par l’ambition même de notre recherche et nous paraît indispensable pour expliquer et comprendre les dynamiques transactionnelles permettant – ou ne permettant pas – à l’enseignant de faire vivre in situ, hic et nunc, un milieu créatif porteur d’une potentielle expérience artistique de l’élève. Nous faisons le choix d’aborder les analyses du milieu et du contrat conjointement dans chaque partie du jeu d’apprentissage (définition et dévolution, régulation et institutionnalisation), du fait de leur relation étroite dans les situations de classe (Hersant, 2014 ; Perrin-Glorian & Hersant, 2003 ; Sarazy, 1995). Pour accéder pleinement à ces dynamiques, le chercheur en didactique analyse les interactions entre le professeur et les élèves en considérant en permanence leurs implications sur le plan épistémique. Ainsi, les actions réalisées par les élèves et le professeur (paroles, gestes, choix d’artefacts, etc.) sont analysées en regard du rapport aux enjeux de savoir qu’elles sous-tendent. Le mouvement y est étudié grâce à l’analyse labanienne : les qualités des mouvements sont décrites en observant les rapports simultanés qu’ils entretiennent à l’espace (kinésphérique et environnant), au temps, au poids et au flux (Laban, [1950] 1994). Les extraits d’auto-confrontations simple et croisée permettront quant à eux de mieux comprendre l’impact didactique des impensés du contrat relativement à la divergence créative et les dimensions de l’activité de l’élève Y, pris au cœur de l’incident critique didactique.
24Les extraits analysés ci-après sont donc issus d’une séance de deux heures animée par L, artiste qui intervient depuis quatre mois auprès de ce groupe d’élèves volontaires. Lors de cette séance, un incident critique didactique apparaît. Pour le décrire et le comprendre, nous proposerons une analyse en trois temps :
- l’analyse extrinsèque, par le chercheur, du jeu d’apprentissage 1 ;
- l’analyse extrinsèque, par le chercheur, du jeu d’apprentissage 2 ;
- l’analyse intrinsèque, par l’élève Y, de ces deux jeux d’apprentissage.
25À la minute 33, après un long échauffement et le rappel d’un chant appris dans les séances précédentes sur la pulsation au tambourin (produit par L), L énonce la consigne suivante (définition du jeu) :
Je voudrais qu’on prenne un quart d’heure pour retravailler ce chant et à partir du rythme de ce chant. On va se balader dans l’espace, synchroniser. Je veux revoir un peu ça parce qu’on a beaucoup travaillé sur la synchronisation chant et marche. OK. On se déplace dans tout l’espace de façon indépendante, on vise des trajets dans les espaces vides. Attention, quatre temps de préparation. On va libérer les sons, le mouvement. J’ai besoin de voir vos corps, vos personnes posées pour donner le départ.
- 8 On peut aussi considérer cette tâche comme une tâche de mise en disponibilité. Nous avons donc pos (...)
26Tout d’abord, les termes « retravailler » et « on a beaucoup travaillé » montrent que ce jeu didactique s’insère dans un projet chronogénétique déjà initié. Il s’agit pour les élèves de mobiliser des savoirs déjà co-construits (le chant, la synchronisation). Les savoirs pointés dans cette définition du jeu sont la synchronisation qui est ici double : synchroniser son chant avec le tambourin et synchroniser sa « balade », sa « marche », son « déplacement » avec le chant et le tambour. L pointe aussi l’occupation de l’espace collectif et la tonicité posturale dans l’immobilité permettant le début de ce jeu qui peut être considéré comme une improvisation8. Le jeu ainsi défini mobilise potentiellement pour les élèves certains savoirs de la danse : se synchroniser à une pulsation, occuper collectivement et harmonieusement un espace, trouver une tonicité et un état de concentration et se déplacer. Mais nous notons quant au déplacement que les termes sont multiples et imprécis : « on va se balader » est un terme large, imprécis, alors que la référence à la simple marche travaillée au préalable (« on a beaucoup travaillé sur la synchronisation chant et marche ») – sans que l’on sache s’il faut marcher ce jour – entre en possible contradiction avec « on va libérer les sons et le mouvement » pouvant être interprété comme une invitation à un mouvement ample et de flux libre ou varié.
27À la minute 34, L démarre le rythme au tambour, les élèves chantent et se déplacent.
28Alors que les autres élèves se déplacent en marchant, les bras ballants, Y se démarque du groupe (voir figure 1, capture 1, 2 et 3).
Figure 1. Captures d’écran du jeu d’apprentissage 1
29Comme le montrent partiellement les captures d’écran de la figure 1, Y, contrairement aux autres, engage son mouvement dans des rapports variés aux composantes labaniennes du mouvement. De façon très succincte, notons 1) au plan spatial : un mouvement multidirectionnel (ou indirect) dans un trajet multidirectionnel, un déploiement kinésphérique avec une colonne flexible (extension, flexion, torsion), des bras relâchés ou mobiles et une tête libre et mobile ; 2) une variété du rapport au poids en termes d’impulsion (à 1 ou 2 pieds), de transfert (droite-gauche, droite-droite, gauche-droite, gauche-gauche, 1 pied vers 2 pieds, 2 pieds vers 1 pied) et des jambes en impulsion vers l’avant, l’arrière, les côtés, ainsi qu’un abandon au poids et une prise de risque ; 3) un rapport au temps varié avec le marquage de contretemps et des pauses rythmiques créant un rythme autour de la pulsation externe marquée soit par les pas accentués soit lors de sauts (à la réception ou au point culminant de l’envol) ; et enfin, une variété de flux du fluide au très libre. Sa proposition rompt avec l’automatisme de la marche et l’engage intensément.
30L arrête le rythme à 34’25 et s’adresse à Y :
Y ça peut être super si on t’avait demandé un solo !!! mais pour l’instant on est dans l’écoute du groupe et simplement retrouver une base. D’accord ? C’est très simple. Si à chaque fois il y en a un qui détruit la base ! On est ensemble, synchronisation rythme, chant et pas.
Y : moi je pensais qu’on faisait autant de pas qu’on veut tant qu’on a le rythme…
L : C’est super, ça peut être une prochaine étape mais d’abord j’ai besoin de sentir que le groupe est à l’écoute. OK ?
31Nous notons tout d’abord le ton dur de cette régulation : la proposition de Y dérange clairement L qui estime qu’il « détruit » en quelque sorte le travail du groupe en faisant une sorte de « solo », terme qui pointe peut-être, paradoxalement, la qualité de son mouvement. Au sein de cette régulation (et réprimande), elle précise le milieu en disant que « pour l’instant on est dans l’écoute du groupe » autour de « rythme, chant et pas ». Pourtant, Y réagit et tente d’expliquer son interprétation de la consigne : il montre alors que ce qu’il a retenu de la consigne est la synchronisation mais qu’il pensait que l’on « faisait autant de pas qu’on veut ». Y a donc repéré dans la consigne un espace possible pour la créativité : rien ne disait en effet qu’il fallait marcher, un pas par pulsation. Il investit donc cette consigne de façon adaptée mais selon une divergence de type « expansion » (Fortin, Trudelle, Gosselin et al., 2014, p. 32), et l’analyse de son mouvement montre bien que sa proposition est extrêmement riche (en termes de rapport aux savoirs de la danse). L se radoucit, admet le caractère intéressant de sa proposition corporelle (« ça peut être une prochaine étape ») mais sans pour autant la désigner comme trait pertinent de la référence en co-construction. Enfin, nous pointons que les propositions d’Y s’inscrivaient harmonieusement dans l’espace (recherche d’espaces libres), aspect sur lequel L ne revient pas.
32Ce qui est régulé pour Y et pour l’ensemble des élèves dans cet épisode – dont nous estimons qu’il relève simultanément d’un processus d’institutionnalisation puisqu’il pointe les savoirs de la danse visés ici par L – peut être décrit en trois points : 1) il faut faire la même chose (recherche de conformité), 2) avec écoute du groupe (unisson) et 3) dans une synchronisation entre chant, pulsation et pas marchés.
33Le contrat est donc de suivre scrupuleusement la consigne mais aussi la manière majoritaire de l’investir (conformité). Le jeu didactique, ainsi précisé, est alors davantage orienté sur un travail d’écoute, d’unisson, d’accordage que d’exploration créative alors même que ces attentes étaient absentes de la consigne et que la brèche créative y était présente. Le contrat envahit le milieu, le privant des potentialités qu’il offre (Cariou, 2013).
34Même si l’on considère la proposition d’Y comme une rupture du contrat (ce qui n’est pas évident compte tenu des termes de la définition du jeu didactique), elle peut alors être considérée comme une rupture positive puisqu’elle mobilise des savoirs de la danse et qu’elle est potentiellement chronogène, faisant avancer le temps didactique comme l’admet d’ailleurs L (« ça peut être une prochaine étape »). Mais à ce moment-là, sans que ce soit annoncé clairement dans la définition du jeu, c’est la convergence, la conformité, qui sont valorisées (en lien avec l’unisson en danse), L ayant « besoin de sentir que le groupe est à l’écoute ».
35Après cet échange, L redonne une pulsation au tambourin, les élèves reprennent leur déplacement en marchant et Y reprend sa recherche en continuant d’inscrire ses mouvements, toujours nouveaux, dans des rapports variés et complexes aux quatre composantes labaniennes (temps, espaces, flux, poids) comme à la minute 34 (réponse divergente).
36À 42’10, L propose la consigne suivante :
Maintenant synchronicité seulement avec le tambour. Trajets angulaires, en lignes droites ou en courbes, je vous le précise.
37Il s’agit donc, dans ce deuxième jeu d’apprentissage, de se déplacer sans le chant en suivant la pulsation et en faisant varier à la demande le type de trajectoires (ligne brisée ou ligne courbe) mais sans chanter.
38Après deux essais à la vitesse usuelle de la marche, L donne au tambour (à 44’30) un tempo plus rapide et l’élève D se met à sautiller (mini temps levés ; voir figure 2, capture 4). À 45’05, L régule sur l’indépendance entre les élèves et l’espace (« Visez des trajets indépendants dans tout l’espace… »). À 45’26, L redonne la pulsation et D repart en temps levés d’amplitude plus nette (figure 2, capture 5).
Figure 2. Captures d’écran du jeu d’apprentissage 2
39Notons brièvement les points principaux de l’analyse de ce mouvement : 1) sur le plan spatial, mouvement à direction unique (direct/haut), verticalité du repousser/atterrir dans un trajet vers l’avant uniquement avec un corps rectiligne et une colonne droite, les bras inscrits dans le mouvement controlatéral du balancier, tête immobile et mouvements de jambes identiques correspondant à la technique du temps levé (voir ci-dessous) ; 2) mécanisme répétitif du transfert du poids sur un pied en avant, impulsion et réception sur ce même pied, ad libitum avec régularité du triplet impulsion/envol/réception et constance de l’amplitude du repousser ; 3) rapport au temps régulier et soumis à la pulsation externe avec correspondance entre pulsation et réception ; 4) flux fluide et uniforme avec des impulsions d’amplitude régulière.
40À 45’42, L interrompt la pulsation et déclare :
Il y a une proposition qui est intéressante, qui est différente de ce que je demande mais qui est intéressante. Écoutez. D est en train de faire une proposition qui est différente que je trouve intéressante. Du coup, je pense qu’on va pouvoir la transmettre à tout le monde. Mais je veux quand même t’expliquer la différence. Tu vas faire comme tu faisais. On peut la regarder ?
[D montre (mais en décalage par rapport au rythme)].
Au lieu de marquer le temps en bas. Moi j’avais demandé de synchroniser dans la terre, les pas… [Montre : joue du tambour en marchant sur le rythme, puis fait des temps levés en rythme].
D’accord ? On va faire les deux. Comme ça on pourra tous comprendre la différence et faire les deux. Quand je dirai terre on fait dans la terre, OK D ?, et quand je dis air, en l’air. C’est un sautillé.
41Outre la modification du milieu, ce qui est institutionnalisé ici, c’est : 1) qu’il y a différentes façons de faire, 2) que le temps peut être marqué à la réception mais aussi lors de l’envol et 3) que désormais on jouera de ces deux façons en les distinguant. Le contrat didactique suggéré par cet épisode est qu’investir autrement la consigne est non seulement admis mais, qui plus est, valorisé. Ici, la proposition divergente est pointée comme trait pertinent de la référence à construire et l’élève devient chronogène : le jeu évolue pour une avancée dans les savoirs en s’appuyant sur la proposition de D.
42Ces deux épisodes montrent, à 10 minutes d’écart au sein de la même séance, deux contrats didactiques diamétralement opposés quant à l’accueil de la divergence : la réponse divergente est rejetée dans le premier et devient consigne dans l’autre. Pourtant, l’analyse extrinsèque centrée sur le mouvement fait apparaître que la proposition de Y était plus riche épistémiquement, l’inscription du mouvement de Y dans les composantes labaniennes relevant d’une grande variété et complexité. Il était plus créatif, tant au sens de Laban ([1950] 1994) – mouvements aux inscriptions spatiales, temporelles, de flux et de poids variées dans des qualités d’efforts complexes – que de Lubart (2003) et des référentiels – productions divergentes, nouvelles et renouvelées, recherche adaptée à la consigne (expansion) et avec une constante prise de risque, des propositions corporelles allant au-delà de ce qui est maîtrisé par sa classe. Y poursuit d’ailleurs l’exploration complexe de son mouvement. Notre objet n’est pas de questionner (et encore moins de juger) les choix de L : nous voudrions maintenant apporter des éléments d’éclairage sur l’activité de Y – élève au cœur de cet incident critique didactique – en nous appuyant sur des extraits des auto-confrontations simple et croisée auxquelles il a participé.
43Revoyant le premier extrait (minute 34, jeu d’apprentissage 1) lors de l’auto-confrontation simple (ACS), Y déclare spontanément :
En fait, à ce moment-là, je pensais qu’elle tape sur le truc et, genre… on danse comme on veut tout en suivant le truc ; mais en fait non, là il fallait juste marcher. Au même rythme que le tambour. [mime] boum boum boum boum. Moi je faisais pas ça moi, dès qu’elle faisait boum, je sautais, je faisais un peu…
Cher 2 : L, là, elle parle du groupe. Mais tu es d’accord avec L quand elle te dit que toi tu danses seul et puis qu’il y a le groupe… Y a un truc que je ne comprends pas.. Tu peux ne pas être d’accord avec ce que dit L. […]
Y : Parce que les autres, ils faisaient pas comme moi. Eux, ils marchaient. Parce que c’est ça qu’elle avait dit L. Mais moi je sautais.
Cher 2 : Ah, elle a dit ça, j’ai pas entendu, ou j’ai oublié… on l’entend dire ça « il faut marcher » ?
Y : euh... je sais pas...
Cher 2 : Elle dit que toi tu fais un solo, c’est ça ?
Y : Oui parce qu’en fait je ne suivais pas les autres.
Cher2 : Et l’idée c’était de faire comme les autres ?
Y : Oui, c’est pour ça qu’elle dit que je fais un solo. Parce qu’il y a que moi qui sautais et tous les autres marchaient.
Cher1 : Et toi quand tu te vois sauter comme ça, qu’est-ce que ça te…
Y : Ben, pour moi je suis bien [sourit]… mais j’étais trop sur ma bulle et je faisais pas ce que la consigne elle disait de faire.
44Dans cet extrait d’ACS nous voyons Y dans un rapport de remise en question de ses choix. Il se souvient clairement de l’incident et explique qu’il ne respectait pas la consigne sans pour autant se souvenir si L avait demandé de marcher. Cependant, à côté de cette remise en question, l’ACS permet aussi à Y d’affermir ses choix tout en les interrogeant, de montrer sa réflexion sur son travail, considérant qu’il est « bien » mais « trop dans sa bulle », satisfaction spontanée de sa divergence teintée de pression à la conformité.
45Puis, revoyant l’extrait 2 (minutes 42-46, jeu d’apprentissage 2), Y dit :
Elle a dit les airs, c’est pour ça que je saute.
Cher 2 : C’est sauter ça ? [arrête la vidéo] Ce que tu fais c’est sauter ?
Y : Parce qu’en fait, il faut sauter.
Cher 2 : Parce que moi si je saute ça donne pas ça ! [rit] Tu vas voir un lampadaire qui fait ça [geste vertical de la main) !
Y : Parce qu’en fait, L dit qu’il faut sauter et en même temps genre synchroniser son corps avec la musique. En fait, genre, je saute et à chaque fois que j’atterris ben il faut que je ressaute [mime] bam bam bam.
Cher 2 remet la vidéo en route et Cher 1 dit : « Tu fais que ça là ? »
Y ne parvient pas à répondre.
46Ici, les chercheurs tentent de permettre à Y de verbaliser son interprétation de la consigne et sa proposition divergente complexe, mais Y n’y parviendra que lors de l’auto-confrontation croisée (ACC) avec son camarade F qui dit en voyant Y :
F : En fait, il fait plusieurs mouvements. En fait Y il fait pas comme tout le monde.
Cher 1 rit.
F : C’est pas en mal. C’est original. Y a que lui qui fait ça. Et pas les autres.
Y : Parce qu’en fait moi, dès que je saute je me dis dans ma tête ben il faut aller le plus haut possible parce que c’est le ciel. Dès que je fais ça [mime avec ces doigts sur la table les temps levés] je vois que ça marche mais je me dis qu’il y a une autre possibilité pour aller plus haut, voilà… et c’est… y a plus... le fun.
47Y reste sur son interprétation plus créative de la consigne. Il reconnaît la façon convergente de répondre à l’exercice (« je vois que ça marche ») mais cherche d’autres possibilités pour aller plus haut « parce que c’est le ciel ». Ici, on voit qu’Y assume sa prise de risque (Lubart, 2003) alors même qu’aucune évaluation positive ne vient l’encourager (en dehors de celle de F pendant l’ACC), et le facteur conatif (personnalité et motivation d’Y) vient contrebalancer le facteur environnemental. Nous pensons que cette motivation découle aussi du mouvement lui-même et de l’état de présence qu’il vit, des sensations ainsi procurées (« plus de fun »), l’implication corporelle de Y révélant des indices d’une intensité expérientielle notable (amplitude du mouvement, variations gravitaires et de flux, regard absent) sur laquelle ce jeune élève de REP+ a du mal à mettre des mots.
48Pour les autres élèves, c’est l’interprétation des attentes de L qui paraît prédominer avec un engagement corporel ne dépassant pas les automatismes usuels (marche, sautillés).
49Dans cette discussion, nous tenterons de répondre à une question : qu’apporte une analyse didactique de l’ordinaire à la compréhension de la créativité de l’élève en danse ? L’analyse didactique dans une démarche clinique du didactique (Leutenegger, 2000) telle que développée dans cet article n’a pas de vocation de généralisation mais permet clairement de mettre en lumière certaines dimensions potentiellement généralisables en extrayant « une argumentation de portée plus générale, dont les conclusions pourront être réutilisées pour fonder d’autres intelligibilités » (Passeron & Revel, 2005, p. 9).
- 9 Nous le précisons à nouveau car certains considèrent que la conformité serait l’apanage de l’ensei (...)
50L’analyse didactique de moins de 12 minutes de cette séance de danse fait apparaître une véritable tension entre conformité et divergence : la situation d’improvisation « se balader en se synchronisant avec une pulsation » peut mener les élèves à simplement marcher ou à produire des mouvements dansés complexes et créatifs. C’est bien l’interprétation de la consigne mais aussi et surtout les traits valorisés par L qui amèneront les élèves à l’un ou l’autre de ces possibles. Alors que les travaux pointent souvent les ruptures de contrat par les élèves (Amade-Escot, 1998, 2004 ; Amade-Escot & Léziart, 1996 ; Garnier, 2003) et souvent en lien avec une résistance à l’autorité, nos analyses font apparaître au contraire une rupture de contrat par L, artiste intervenante9, qui modifie son système d’attentes de façon extrême lors de transactions didactiques espacées de seulement 12 minutes. Le jeu sur le contrat didactique peut ramener aux enjeux de savoirs ou être une simple convention de classe ; il comporte une facette épistémologique et une facette sociale (Hersant, 2014). Dans cet épisode, il nous est difficile de savoir laquelle prime.
- 10 « Ce n’est pas un solo Cassie ! Regarde autour de toi ! Bon Dieu Cassie ! Tu modifies la chorégrap (...)
- 11 « Stop ! Vous êtes aussi froide qu’un glaçon ! Mademoiselle, vous serez sur scène ce soir et vous (...)
51Or, cette tension entre convergence (unisson, conformité) et divergence (expérience, créativité, interprétation dansée), loin d’être un évènement isolé dont L serait entièrement responsable, renvoie à une problématique en danse et dans la formation des danseurs, si emblématique qu’elle est illustrée dans deux films de façon diamétralement opposée : alors que le chorégraphe de Chorus Line (réalisé par Atteborough, 1985) reprend la danseuse Cassie10 parce qu’elle interprète trop personnellement la chorégraphie, celui de Ballerina (réalisé par Summer et Warin, 2016) demande à la jeune Camille – qui interprète Clara dans Casse-Noisette – de faire davantage que seulement suivre la chorégraphie11. Loin d’être triviale, cette illustration dans des fictions sur la danse montre que cette tension entre conformité et divergence est un problème majeur du milieu didactique en danse. Les deux interprètes croient bien faire, mais ce n’est pas ce que l’on attend d’elles à ce moment précis. Danser, dans la pratique de référence de haut niveau, c’est parfois être conforme, parfois être unique. Mais, dans les enseignements artistiques, pour que l’élève novice respecte le contrat et co-construise activement les savoirs – tant ceux permettant la conformité que ceux relevant de la divergence –, le système d’attente, le contrat didactique donc, gagne à être clarifié et partagé à chaque jeu d’apprentissage. Ainsi, l’élève pourrait construire distinctement et conjointement des savoirs, jouant ensuite à l’envi entre conformité et divergence.
52De plus, cet épisode et les auto-confrontations associées montrent que Y, malgré sa personnalité et sa motivation, navigue entre satisfaction et doute. En effet, tant son implication corporelle (analyse de son mouvement) que sa propre analyse de son activité montrent qu’il assume pleinement sa proposition divergente et qu’elle lui donne satisfaction, tant en termes de résultat (« je suis bien ! ») qu’en termes de ressenti (« le fun »). Pourtant, la régulation du premier jeu (minute 34’25) n’a duré que quelques secondes mais a laissé sa trace : lors de l’auto-confrontation, le souvenir est vif et, si Y persiste dans sa divergence, il demeure convaincu de ne pas avoir respecté la consigne. C’est sa tolérance à l’ambiguïté (Zenasni, Besançon & Lubart, 2008) qui permet à Y de poursuivre, en maintenant prise de risque et lâcher-prise et en naviguant entre inconfort du collectif et bien-être de l’expérience intime (Capron Puozzo & Cavalla, 2018). Nous pensons qu’il n’est pas insensé de supputer qu’un autre élève, avec une autre personnalité ou moins pris dans son expérience du mouvement, aurait abandonné son processus créatif au profit d’une réponse corporelle conforme. Si nous croisons ces analyses à celle de Lubart (2003), nous reconnaissons ici la force particulière du facteur conatif. Nous remarquons aussi dans quelle mesure la créativité perçue comme une « aptitude » se construit, au moins en partie, dans des transactions ordinaires, situées, variées, que l’analyse didactique permet de mettre en lumière.
- 12 Extrait de la conférence donnée le 14 mai 2019 au Collège de France, minute 31’45’’ (Lubart, 2019) (...)
53Si l’analyse d’un évènement ordinaire ne prétend pas à une quelconque généralisation, nous avons cependant montré dans cet article que nous pouvions contribuer à l’avancée de la compréhension de la créativité et de son développement en proposant des pistes de réflexion. Tout d’abord, nous avons montré comment la dimension environnementale dépasse de loin le simple contexte – la présence d’un artiste par exemple. L’impact environnemental réside dans des interactions infimes et nombreuses que seule l’analyse micro-didactique permet de révéler. En particulier, l’impact des fluctuations de contrat didactique, le plus souvent inconscientes chez les enseignants ou artistes intervenants, a été ici illustré. La navigation incessante entre attente de conformité et attente de plus que la seule conformité est peut-être l’un des impensés didactiques et pédagogiques les plus présents dans l’institution scolaire en général. Ainsi, la créativité, parfois célébrée, souvent gênante et gênée, est peu à peu mise de côté par les élèves qui ne savent pas ou plus ce qu’on attend d’eux. Enfin, l’analyse didactique, centrée sur les interactions mais aussi et surtout sur les transactions relatives à des savoirs précis, peut contribuer à affiner la compréhension de la créativité comme processus spécifique dans une pratique artistique donnée : être créatif lors d’une improvisation dansée renvoie à une activité particulière qui ouvre d’autres perspectives aux modèles centrés sur le cognitif et le langagier. Comme le dit Lubart lui-même, « la réalité est plus compliquée, si on trace l’activité, que nos modélisations » (2019)12. La complémentarité entre recherches expérimentales et compréhensives apparaît ici dans toute sa richesse et sa complexité.