WALLENHORST Nathanaël & MUTABAZI Éric (dir). D’une citoyenneté empêchée à une éducation citoyenne
WALLENHORST Nathanaël & MUTABAZI Éric (dir). D’une citoyenneté empêchée à une éducation citoyenne. Lormont : Le Bord de l’eau, 2021, 230 p.
Texte intégral
1Dans la tension entre individu abstrait et reconnaissance des particularismes, la citoyenneté tend à se définir comme volonté de vivre ensemble et de participer à un projet collectif. Cette volonté joue aujourd’hui à plusieurs niveaux : national, supranational (européen) et même mondial, si l’on prend en compte la citoyenneté morale (celle des droits de l’homme) ou écologique (celle de la responsabilité envers la Planète). Pour Nathanaël Wallenhorst et Éric Mutabazi qui l’introduisent, cet ouvrage se donne pour objectif de traquer les diverses formes de citoyenneté empêchée. Des déterminations religieuses, culturelles, ethniques, nationales relèguent certains contemporains dans des citoyennetés de « seconde classe ». Mais l’exercice de la citoyenneté peut être également mis en cause par des dispositifs techniques contemporains comme les réseaux sociaux, par des formes d’irresponsabilité, propres à certaines populations ou attribuées à certains âges de la vie comme l’enfance ou la vieillesse. On voit que l’empêchement renvoie à des causes d’ordres différents et concerne divers publics. L’ouvrage ne prétend pas à l’exhaustivité, mais plutôt à l’étude de quelques cas paradigmatiques. Mais il n’en reste pas à la description, il pose la question d’une éducation à la citoyenneté tout au long de la vie et susceptible d’affronter ces empêchements.
2La première partie de l’ouvrage s’efforce d’étudier un certain nombre d’obstacles de divers ordres à la citoyenneté. Comme le suggère Fred Poché dans le premier chapitre, il faut sans doute rechercher l’unité de ces études, par-delà l’hétérogénéité de leurs objets, de leurs références théoriques et méthodologiques, dans la perspective des subaltern studies, héritées d’Antonio Gramsci et de « l’histoire par le bas » d’Edward Palmer Thompson. Il s’agit donc de penser la citoyenneté à partir des oubliés dans un contexte sociologique marqué par le délitement de la société et « les passions tristes » qui l’accompagnent : méfiance généralisée, peur de l’autre et sentiment d’impuissance.
3Le cas de l’histoire récente du Rwanda, celle de la colonisation et de l’indépendance, retracée par Éric Mutabazi, témoigne des ravages d’une citoyenneté fondée sur l’ethnicité qui divise la population en privilégiés et « subalternes », ce qui ne manque pas de soulever, en réaction, un certain nombre de « revanches ethniques », allant, sur ce cas précis, jusqu’au génocide de 1994. Dans les pays occidentaux, aux populations plus pacifiées, se manifestent d’autres types d’empêchements, certes moins sanglants mais préoccupants pour la démocratie, comme l’utilisation des réseaux sociaux dans les campagnes électorales américaine (2008) et française (2012). Pour Anaïs Theviot, ces moyens de communication visent moins la participation directe des citoyens que l’évacuation des tiers (journalistes, régulateurs) dans un face à face qui favorise la manipulation et la désinformation. D’où l’urgence d’une éducation au numérique. Jean-Yves Robin tente, lui, de comprendre le paradoxe de l’irresponsabilité des soi-disant « responsables » que sont les patrons et managers, face aux crises financières, économiques et écologiques. Cette irresponsabilité de ces « dirigeants » en fait « dirigés » par leurs actionnaires constitue un péril démocratique. Faut-il alors s’en remettre à un pouvoir autoritaire, à une technocratie, aux espoirs post-humanistes, ou plutôt réapprendre la sagesse des limites ? L’âge a également son importance dans la citoyenneté. Pour Dominique Kern, celle des plus âgés s’avère marquée par un horizon temporel spécifique, une grande hétérogénéité individuelle, une accumulation d’expériences. Ces caractéristiques invitent à des échanges inter-âges, en vue d’éviter les conflits générationnels et la relégation politique des personnes âgées.
4La deuxième partie de l’ouvrage concerne le rôle politique de l’éducation comme édification d’un monde commun marqué par la responsabilité et l’hospitalité. Jean-Marc Lamarre analyse l’idée d’éducation cosmopolite à partir du Projet de paix perpétuelle d’Emmanuel Kant. Dans un monde globalisé, cette éducation doit se fonder sur trois principes : 1) l’égale dignité de tous ; 2) la prise de responsabilité vis-à-vis des problèmes mondiaux et des droits de l’homme ; 3) l’expérience de l’interculturalité.
5Toute éducation à la citoyenneté se heurte toutefois au paradoxe de l’enfance qu’on doit à la fois protéger et armer pour l’avenir. Pour Renaud Hétier, les situations éducatives de l’Émile offrent autant d’expériences pré-politiques (le contrat, l’entraide, le conflit, la violence et la mort, l’émancipation…) qui permettent d’enraciner existentiellement la citoyenneté, d’initier progressivement l’enfant à la responsabilité sans le surcharger prématurément. C’est cette double préoccupation formatrice que l’on retrouve dans les albums de littérature de jeunesse que l’auteur a étudiés. Ces expériences nous éloignent-elles de l’éducation à la responsabilité et à la citoyenneté ? Elles permettent plutôt la transition de l’homme capable à l’homme responsable. En s’insérant dans le monde symbolique et ses épreuves, « l’enfant devient responsable à la mesure dont il sent qu’il a reçu quelque chose, au point qu’il se sente appelé à un partage » (p. 143). Passant de l’enfance à la jeunesse, Nathanaël Wallenhorst analyse le discours d’étudiants décrocheurs, « déclassés ». Comment penser, dans ce contexte, une éducation au politique ? Faut-il leur enseigner la vie, comme le suggère l’idée de Bildung, ou plutôt le monde (la culture), comme le préconise Arendt ? L’auteur propose, comme idéal éducatif, la formation d’un homo collectivus responsable et d’un homo religatus, hospitalier aux étrangers comme aux générations à venir. Les adultes sont également concernés par une formation à la citoyenneté, dans le monde du travail, de la parentalité, de la consommation. Gilles Pinte, s’appuyant sur Mézirow, interroge la place de l’expérience dans le développement de la citoyenneté des adultes en mettant l’accent sur l’émancipation, ce qui passe par un questionnement des cadres de références élaborés de manière non critique tout au long de la vie. Étant donné l’accent de la formation des adultes sur l’adaptation socio-économique, une telle perspective reste largement à construire.
6Le dernier chapitre, rédigé par François Prouteau, se centre sur la pensée de Ricœur. L’anthropologie du sujet capable atteint, chez ce philosophe, sa plus haute signification dans l’idée de responsabilité, comme imputabilité et prise en charge. Cette anthropologie articule la triple structuration de l’éthique (intuition du bien, norme morale et sagesse pratique) aux médiations institutionnelles, ce qui permet le passage de l’homme capable à l’homme citoyen. Anthropologie, éthique et philosophie politique se rejoignent, à travers une conception « dynamique, active et polémique » de la laïcité, pour fonder l’école comme institution juste pouvant former un sujet susceptible de prendre part à l’auto-transformation démocratique de la société.
7En conclusion de cet ouvrage, Jean-Pierre Boutinet interroge le temps de la citoyenneté. Si les Lumières faisaient du projet la temporalité du progrès, le projet est devenu à présent l’art de gérer les crises, dans l’agitation du « présentisme » (Hertog) et les risques de l’illibéralisme. Il importe donc de revenir sur l’espace quadruple de la citoyenneté des Lumières : 1) citoyenneté locale, basée sur la responsabilité ; 2) nationale, avec le droit de vote et d’élection ; 3) transnationale, avec l’aventure européenne ; 4) universelle, liée aux droits humains. Que deviennent ces formes de citoyenneté par temps de crise ? Fruit d’une institutionnalisation hésitante, de la Révolution aux Constitutions de 1948, puis de 1958, peinant à reconnaître les droits des femmes, la citoyenneté en France se trouve, à présent, ballottée du fait de l’individualisme, de l’affirmation identitaire, des violences, du terrorisme, etc. Faisant retour sur les chapitres de l’ouvrage, Boutinet y décèle quatre questionnements concernant la participation, la solidarité, la responsabilité, l’éducation. La citoyenneté, si elle est souvent formellement acceptée, reste imparfaite, il faut donc la sortir de son formalisme juridique pour lui donner vie dans l’idée de citoyenneté existentielle en concrétisant les quatre dimensions signalées.
8Cet ouvrage a le mérite de traiter d’une question vive, l’idée de citoyenneté, et de l’aborder dans une perspective originale, par l’idée d’empêchement. Comme pour tout travail collectif, se pose ici la question de la cohérence d’approches très dispersées. D’où un style impressionniste parfaitement assumé par les coordinateurs, mais un peu désarmant quelquefois. Néanmoins, le parti-pris de l’ouvrage creuse l’écart entre citoyenneté formelle et citoyenneté réelle, ce que semble autoriser l’idée de « citoyenneté existentielle » (Arnsperger) qui apparaît comme le concept structurant de l’ensemble et qui désigne une reconfiguration du politique autour des prises de conscience, individuelles ou collectives, impliquant des redéfinitions concrètes de la vie bonne et du bien commun. C’est donc un ouvrage stimulant en son hétérogénéité même, qui donne à repenser l’idée de citoyenneté dans ses formes concrètes et qui propose un certain nombre de pistes éducatives de formation du citoyen.
Pour citer cet article
Référence papier
Michel Fabre, « WALLENHORST Nathanaël & MUTABAZI Éric (dir). D’une citoyenneté empêchée à une éducation citoyenne », Revue française de pédagogie, 211 | 2021, 152-154.
Référence électronique
Michel Fabre, « WALLENHORST Nathanaël & MUTABAZI Éric (dir). D’une citoyenneté empêchée à une éducation citoyenne », Revue française de pédagogie [En ligne], 211 | 2021, mis en ligne le 23 septembre 2021, consulté le 09 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rfp/10623 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rfp.10623
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