1Peut-on (ré)concilier « jouer » et « apprendre » ? Éric Sanchez et Margarida Romero reviennent sur une question dont l’évidence est rarement discutée dans les travaux académiques – et encore moins dans les travaux francophones – alors qu’elle abonde dans les publications professionnelles – autrement foisonnantes – qui s’intéressent aux jeux vidéo et à leurs relations aux apprentissages, à travers la figure du serious game (jeu sérieux) ou autour de la notion de gamification. Ainsi, « examiner au regard des résultats de la recherche », dans un format court, les « mythes et réalités » (titre de la collection) qui entourent les relations, pour le moins complexes, entre jeu et apprentissage relève de la gageure en s’adressant à la fois à des professionnel.les et à des chercheur.es.
2Au terme de l’ouvrage synthétique, on s’accorde avec les auteur.es sur l’objectif d’un examen documenté des « mythes » recensés, qui en montre les limites tout en ouvrant des pistes de recherche pour les années futures. Même si certains mythes analysés paraissent moins robustes (sur l’enfance, la compétition, l’évaluation, l’intelligence artificielle) que d’autres, le livre apporte principalement des éclairages sur la conception, et en particulier de dispositifs numériques, visant des apprentissages ; deux éléments qui traversent l’ouvrage sur lesquels nous revenons ci-dessous. Ensuite, on se demandera dans quelle mesure la dimension ludique tient un rôle prépondérant dans les expériences d’enseignement étudiées.
3Malgré une documentation internationale fournie témoignant d’une connaissance étendue de la littérature anglophone, le premier élément que l’on peut pointer concerne le choix du type de jeux qui sont traités dans l’ouvrage : il y a une nette focalisation sur des « jeux numériques », ainsi que sur des dispositifs conçus et utilisés dans un contexte formalisé par des orientations éducatives. Qu’en est-il d’autres types de jeux ? Que ce soit le « faire-semblant », les assemblages et constructions ou les jeux physiques (rough-and-tumble) telle la bagarre ? Si le « jeu symbolique » est évoqué une fois, on ne peut que regretter l’absence de citation d’études portant sur d’autres formes de pratiques ludiques qui pourraient alimenter les analyses actuelles de modalités numériques. Par exemple, l’article de Lillard, Lerner, Hopkins et al. (2013) réinterroge les contributions – supposées « cruciales » – au développement des jeunes enfants du jeu de faire-semblant en le considérant parmi d’autres voies possibles (équifinalité), voire comme un épiphénomène qui résulte – et occulte – d’autres processus autrement importants. En va-t-il de même pour les jeux vidéo, « sérieux » ou non ?
4Cette perspective permettrait de revisiter la causalité – non prouvée, comme le soulignent Sanchez et Romero à plusieurs reprises – de l’usage des serious games sur les apprentissages (chap. 9 : « On apprend [mieux] en jouant »). Ainsi, on appréhenderait à nouveaux frais l’insistance, en conclusion, de « considérer la manière dont l’enseignant ou le formateur l’intègre dans un scénario pédagogique » et ce qui touche à la conception de ces dispositifs « ludicisés » (objectifs d’apprentissage adaptés, intégration dans un scénario pédagogique…). Finalement, à quoi tiennent les apprentissages ? À lire ces propositions, l’importance accordée au dispositif et à sa conception semble « accessoiriser » la dimension ludique de l’expérience, soit un épiphénomène, vu les résultats mitigés et « les effets […] très dépendants du contexte » (chap. 4 : « La ludicisation permet d’améliorer les apprentissages »). À l’inverse, les auteur.es insistent tout au long du livre sur les enjeux qui entourent cette conception du dispositif et spécialement sur le débriefing, jugé « nécessaire au transfert des apprentissages ». En somme, que les situations s’adossent (ou non) aux « qualités intrinsèques » du jeu relevées, il s’agit toujours de concevoir des situations didactiques qui simulent (numériquement) les problèmes à résoudre dans un contexte d’enseignement. S’il suffisait de prendre part à un jeu pour apprendre un contenu, la séquence de débriefing qui clôt le dispositif ludique n’aurait aucune importance. Autrement dit, est-ce que l’apprentissage découle de la dimension ludique de l’expérience vécue ou des réflexions partagées et de la réflexivité déployée ensuite ? Comment peut-on différencier un exercice ou un entraînement reposant sur une situation fabriquée, limitée à certains facteurs manipulables par les élèves, d’un jeu effectivement « joué » ? Cette question essentielle renvoie aux travaux s’interrogeant sur la frontière entre deux cadres d’expériences secondaires que sont la simulation et le jeu (Brougère, 1999), mais l’ouvrage n’apporte pas de réponse définitive.
5Comme le rappellent les auteur.es dès l’introduction, pour qu’il y ait jeu, encore faut-il qu’il y ait des joueurs et des joueuses, c’est-à-dire des personnes qui jouent, au-delà de l’étiquette « jeu » appliquée à un dispositif. En ce sens, on ne peut que les rejoindre lorsqu’est indiquée l’importance de prendre en compte la subjectivité des personnes et de leurs interprétations des situations vécues. Or, cette dimension évoquée n’est presque jamais traitée, que ce soit dans les travaux cités comme dans les expériences rapportées par les deux auteur.es. Même si les dispositifs sont (bien) conçus et des apprentissages (potentiels) dispensés, sont-ils joués ? Il s’avère que l’ouvrage ne donne que peu d’indices sur les réceptions – probablement socialement contrastées – de ces « jeux » annoncés, et ne fait pas de liens avec le peu de travaux qui s’y intéressent ces dernières années. Ces dispositifs sont-ils perçus et cadrés comme de tels objets pour jouer ? Quel(s) effet(s) de leur insertion dans un cadre éducatif ? ou de leur conception vers des apprentissages académiques (plus ou moins affichés) ? Cette orientation peut-elle limiter l’adoption d’une attitude ludique par les participant.es ? Et en dehors du cadre scolaire d’une classe, est-ce que les mêmes dispositifs sont encore utilisés ? et si oui, en résulte-t-il des apprentissages ? Enfin, constate-t-on aussi une attitude ludique chez ces personnes et les mêmes usages ? Ces questions sont loin d’être triviales, car si les dispositifs nommés « jeux » ne sont pas joués, peut-on encore les considérer comme tels ? Quand Sanchez et Romero concluent qu’« on apprend en réfléchissant sur son expérience de jeu », on peut encore se demander si les résultats obtenus sont liés à une dimension ludique ou, plus simplement, à un entraînement sur un exerciseur, des outils de simulation ou au débriefing…
6Même partielle, la synthèse réalisée par l’ouvrage est bienvenue. Si on peut noter des avancées dans la compréhension des relations entre dispositifs numériques ludiques et apprentissages, les questions soulevées ici montrent encore la complexité et peut-être la permanence d’une « ambiguïté » du jeu (Sutton-Smith, 1997). Elle semble d’ailleurs s’obscurcir avec la profusion sémantique actuelle (gamification, serious game, serious play, ludification, ludicisation…) difficile à démêler, qui témoigne de la vigueur de la « rhétorique du progrès » qui institue le jeu en un moyen essentiel du développement des enfants. Elle s’en trouve renforcée par les renouvellements technologiques (numériques) récents et leur marchandisation (chap. 1 : « Le jeu est une idée nouvelle ») sous couvert d’innovation salvatrice, quand bien même les évidences sont battues en brèche. Il n’y a plus qu’à espérer que les travaux suivants, adossés à ce livre, se poursuivront avec d’autant plus de précautions.