- 1 Le terme « neurosciences » désigne le champ d’études du système nerveux, à différentes échelles, d (...)
1Les chercheurs en neurosciences cognitives1 occupent une part croissante de l’espace médiatique dédié aux questions d’éducation ; ils multiplient les conférences, articles et formations en direction des enseignants et investissent ainsi le milieu éducatif. Cela invite à réfléchir à la portée de leurs productions scientifiques pour les sciences de l’éducation comme pour les pratiques éducatives. Ces recherches étant très variées, le sujet ainsi posé est vaste. Nous nous proposons ici, non pas d’en débattre en toute généralité, mais d’entrer dans la discussion à partir d’un problème précis d’apprentissage scolaire qui a fait l’objet de recherches en didactique et en neurosciences cognitives.
2Il s’agit de la comparaison des nombres décimaux, qui concerne tous les professeurs enseignant les mathématiques dans les dernières années de l’école élémentaire. Après avoir expliqué pourquoi la comparaison des nombres décimaux pose problème à l’école, nous rendons compte de ces recherches en examinant, d’une part, les objectifs poursuivis et les méthodes mises en œuvre, en distinguant ce qui concerne l’apprentissage de ce qui concerne l’enseignement. Nous examinons aussi, d’autre part, la question de la diffusion du travail de recherche via la publication en direction des enseignants.
3En proposant une réflexion fondée sur l’étude d’un exemple, nous ne prétendons accéder à aucune généralité, mais nous souhaitons initier une démarche qui apportera des arguments à un débat que nous jugeons important, et qui pose à nouveau – dans le cas des neurosciences cognitives – la question des recherches interdisciplinaires impliquant les sciences de l’éducation, et celle des conditions nécessaires à leur mise en œuvre. En espérant que différents spécialistes viendront à leur tour apporter d’autres exemples et d’autres arguments.
4La comparaison des nombres décimaux pose des difficultés d’apprentissage et d’enseignement étudiées par des chercheurs en didactique des mathématiques.
5Deux grandes orientations se sont succédé en France quant à l’enseignement des nombres décimaux à l’école élémentaire depuis la fin de la deuxième guerre mondiale. La première consiste à réserver l’usage des décimaux à l’expression de la mesure des grandeurs et, en conséquence, à fixer le nombre de chiffres de la partie décimale en fonction de l’unité de mesure utilisée. Les masses sont ainsi exprimées en kilogrammes par des nombres décimaux à trois décimales (0,143 kg ou 0,250 kg), la partie décimale exprimant implicitement un nombre de grammes. Leur comparaison s’effectue alors selon une procédure qui consiste, en cas d’égalité des parties entières, à comparer les parties décimales, comme on compare deux nombres entiers : 0,143 kg < 0,250 kg car 143 < 250. La validité de la procédure dépend du respect de la notation : elle produit ici un résultat correct parce que 143 et 250 sont tous les deux des nombres de grammes, mais elle produit un résultat faux pour 0,143 et 0,25 car la convention de notation n’est pas respectée : 0,143 n’est pas supérieur à 0,25 bien que 143 soit supérieur à 25. Dans ce cadre curriculaire, la comparaison de 0,143 et 0,25 n’est pas une question que l’enseignant pouvait poser à ses élèves.
- 2 Cette première méthode n’est pas aussi efficace qu’il y paraît car les élèves modifient l’écriture (...)
- 3 Le lecteur curieux des justifications des deux procédures pourra lire les lignes suivantes. La pre (...)
6Le cadre plus récent, qui date des années 1970, consiste à enseigner les nombres sans les référer à des unités de mesure et donc, pour les nombres décimaux, sans fixer le nombre de décimales a priori. Il devient alors possible de demander à des élèves de comparer 0,143 et 0,25. Deux procédures – c’est-à-dire deux manières de faire – sont fréquemment enseignées : la première consiste à réécrire les décimaux avec le même nombre de décimales pour les comparer comme précédemment2 ; la seconde repose sur la comparaison des chiffres de même rang (les chiffres des unités de 0,143 et 0,25 sont égaux à 0, on compare donc les chiffres des dixièmes qui sont 1 et 2, 1 < 2 donc 0,143 < 0,25). Les raisons pour lesquelles ces procédures sont efficaces ne sont pas faciles à comprendre3. Certains élèves retiennent alors seulement ce que certains chercheurs en didactique des mathématiques appellent des « trucs » (Adihou & Marchand, 2014), c’est-à-dire des procédures, sans la compréhension des raisons pour lesquelles elles sont efficaces. D’autres élèves inventent même d’autres procédures, fausses, mais qui correspondent mieux à ce qu’ils comprennent des nombres décimaux et de leur comparaison. Tout cela a fait l’objet de différentes recherches.
- 4 Dans ce texte, afin d’en alléger la lecture, ont été omises les références aux tests statistiques (...)
7À la suite de travaux de Guy Brousseau (1976) sur les déficits de conceptualisation des nombres décimaux et les erreurs qui en résultent, deux auteurs français, Catherine Grisvard et François Léonard (1981, 1983, 1985), ont mené des recherches sur ces procédures de comparaison inventées par des élèves pour compenser leur déficit de conceptualisation. N’étant jamais formulées en classe, ils les ont appelées « règles implicites ». La première recherche portait sur leur identification, à partir d’un questionnaire adressé à 227 élèves de l’académie de Nice répartis quasi uniformément sur les quatre niveaux scolaires CM1, CM2, 6e et 5e (grade 4, 5, 6 et 7) d’âge moyen respectif 9 ans 11 mois, 11 ans 3 mois, 12 ans 1 mois et 13 ans 4 mois. Le questionnaire était composé de plusieurs séries de trois nombres décimaux, les élèves devant, pour chaque série, écrire les trois nombres dans l’ordre croissant. L’analyse statistique4 des réponses montre que la règle implicite la plus fréquente consiste à traiter la partie décimale comme un nombre entier. Elle conduit à écrire 0,5 < 0,75 (car 5 < 75 et le résultat obtenu est juste), mais aussi 0,143 > 0,25 (car 143 > 25 et le résultat obtenu est faux). Ils ont identifié aussi une deuxième règle implicite qui conduit à comparer les décimaux de même partie entière en tenant compte seulement du nombre de décimales, le nombre le plus petit étant celui dont la partie décimale est la plus longue : 0,5 > 0,75 car le nombre 0,5 possède une seule décimale alors que 0,75 en possède deux (le résultat obtenu est faux), mais aussi 0,143 < 0,25 car le nombre 0,143 possède trois décimales alors que 0,25 en possède deux (ici, en revanche, le résultat est juste). Cette deuxième règle implicite relève d’un autre défaut de conceptualisation, une fraction est associée à la partie décimale en tenant compte seulement de son nombre de chiffres : la fraction « millième » est associée à 0,143 (trois décimales), alors que la fraction « centième » est associée à 0,75 (deux décimales) et l’élève conclut en tenant compte seulement du fait que le millième est plus petit que le centième.
- 5 Ces propositions exigeaient notamment une acquisition approfondie du concept de fraction avant l’ (...)
8Des didacticiens des mathématiques ont expérimenté de nouveaux dispositifs cohérents d’enseignement des fractions et des décimaux (Brousseau & Brousseau, 1987 ; Douady & Perrin-Glorian, 1986). Les résultats ont contribué à faire évoluer les programmes scolaires français qui recommandent, depuis 1985 et encore aujourd’hui, l’enseignement des fractions avant celui des décimaux. Toutefois, certaines situations conçues par ces chercheurs pour construire les nombres décimaux comme une réponse à la difficulté de calculer et de comparer des fractions n’ont pas été reprises dans l’enseignement ; en cause, d’après Jeanne Bolon (1996), leur trop grande « distance » avec les ressources et les pratiques5. Nous avons alors conduit une recherche sur la comparaison des nombres décimaux pour concevoir et éprouver des moyens d’enseignement susceptibles d’enrichir les pratiques courantes dans ce contexte scolaire.
9L’objectif de cette recherche (Roditi, 2007) était de cibler les apprentissages nécessaires pour que les élèves assimilent mieux les fondements des règles de comparaison des nombres décimaux et leur éviter ainsi de recourir à des « trucs » et de produire des erreurs. Une étude a d’abord été réalisée pour repérer précisément les apprentissages qui font défaut aux élèves en difficulté pour comparer des nombres décimaux. Elle a été complétée par une enquête auprès d’adultes sachant réaliser cette tâche afin de mettre au jour certaines caractéristiques des traitements des nombres effectués. En s’appuyant sur les résultats obtenus, un dispositif d’enseignement a été conçu, il a été réalisé auprès des élèves les plus en difficulté, puis évalué.
10La première étude a porté sur 402 élèves de l’académie de Bordeaux répartis selon quatre niveaux scolaires : des classes de CM2, 6e et 5e de collège (5e, 6e et 7e année d’enseignement primaire) et des classes de lycée professionnel accueillant des élèves au parcours marqué par l’échec scolaire. Les élèves ont répondu à un questionnaire de 39 tâches sur les nombres décimaux, les taux de réussite sont indiqués dans le tableau 1.
Tableau 1. Enquête sur les acquis des élèves quant aux nombres décimaux suivant leur niveau de scolarisation
Niveau scolaire |
CM2 |
6e |
5e |
Lycée Pro |
Ensemble |
Effectif |
92 |
117 |
86 |
107 |
402 |
Âge moyen |
10 ans 7 mois |
11 ans 6 mois |
12 ans 8 mois |
18 ans 10 mois |
13 ans 5 mois |
Réussite moyenne |
82 % |
87 % |
89 % |
93 % |
88 % |
- 6 L’écart-type (déviation standard en anglais) est une mesure de la dispersion moyenne des valeurs. (...)
11Les résultats révèlent que les difficultés s’estompent progressivement avec l’âge, sans néanmoins disparaître. Le groupe des élèves dont les résultats sont inférieurs à la moyenne moins un écart-type6 – groupe qualifié de faible – a été particulièrement étudié pour la nature et l’importance des difficultés rencontrées. Le fait que les nombres à comparer soient indiqués oralement (un virgule vingt-et-un) plutôt qu’à l’écrit (1,21) accroît la difficulté, notamment pour les élèves du groupe faible davantage enclins à traiter la partie décimale comme un entier, ce que renforce leur désignation orale en français. De même, le fait qu’ils soient donnés sans contexte de référence (1,21) plutôt qu’en contexte (1,21 cm à comparer avec une autre longueur) accroît la difficulté, et plus encore pour les élèves du groupe faible. La corrélation entre la conceptualisation des nombres décimaux et la capacité à les comparer a été étudiée. La conceptualisation a été appréhendée comme la capacité à reconnaître et désigner les nombres comme valeur (monétaire par exemple), position (sur une droite graduée par exemple) ou quantité (partie hachurée d’un quadrillage ou mesure d’une masse en kg par exemple) en utilisant des représentations différentes (7,3 ou 73/10 ou 7 + 3/10). L’analyse croisée montre une corrélation positive entre conceptualisation et comparaison.
- 7 L’indicateur de facilité conjugue le temps de réaction et le taux de bonnes réponses.
- 8 Ces adultes étaient des étudiants de troisième année de licence de sciences de l’éducation, il a é (...)
12Ces résultats ont conduit à supposer que deux traitements du nombre décimal se conjuguent dans une activité de comparaison : un traitement syntaxique lié aux chiffres de l’écriture du nombre, et un traitement sémantique où le nombre est mobilisé comme valeur, comme position ou comme quantité. Une telle hypothèse rappelle des recherches menées en neurosciences cognitives sur les nombres entiers (Hinrichs, Yurko & Hu, 1981 ; Dehaene, Dupoux & Melher, 1990). Le temps de réponse et le nombre d’erreurs commises pour comparer un nombre variable à deux chiffres au nombre fixe 55 croissent avec la proximité entre le nombre variable et le nombre fixe. Il est ainsi plus « facile »7 de comparer 12 à 55 que 42 à 55 alors même que la lecture du chiffre des dizaines suffit à conclure dans les deux cas de manière analogue. Le traitement syntaxique n’explique pas cette différence, un traitement sémantique portant sur la valeur des nombres est donc mobilisé simultanément. Ces résultats ont conduit à une expérimentation analogue auprès de 40 adultes8 dont la tâche était de comparer des nombres décimaux variables au nombre fixe 0,56. Le tableau 2 indique certains résultats.
Tableau 2. Temps de réponse moyen pour comparer un nombre décimal au nombre 0,56
Nombres à comparer à 0,56
|
0,64
|
0,72
|
0,784
|
0,8
|
0,87
|
Temps de réponse (1/10 s)
|
10,1
|
9,6
|
10,4
|
9,9
|
9,4
|
13La comparaison des temps de réponse pour les nombres à deux décimales (même nombre de décimales que le nombre fixe 0,56) confirme l’effet de distance constaté sur les nombres entiers, le temps de réponse diminue lorsque les valeurs s’éloignent du nombre fixe de référence. Un traitement sémantique lié à la valeur approximative des nombres semble donc mobilisé dans la comparaison des décimaux. Le tableau montre également un effet du nombre de décimales sur la comparaison : le temps de réponse est accru lorsque le nombre de décimales diffère pour les deux nombres à comparer. Précisons que cet effet ne semble pas provenir de l’assimilation de la partie décimale à un entier. Si tel était le cas, primo le temps de réponse associé à 0,784 serait inférieur à celui associé à 0,72 puisque 784 est bien plus éloigné de 56 que ne l’est 72, et secundo le temps de réponse associé à 0,8 serait supérieur à celui associé à 0,784 puisque 784 est supérieur à 56 alors que 8 ne l’est pas. Toutefois, une recherche complémentaire pourrait identifier précisément les facteurs ayant un effet sur l’activité de comparaison.
14L’ensemble de ces résultats a guidé la conception d’un dispositif d’aide individuelle aux élèves en difficulté pour comparer deux nombres décimaux reposant sur deux séances d’une demi-heure espacées d’une semaine. Pour chaque comparaison proposée de deux décimaux, l’élève devait : indiquer le résultat de la comparaison ; argumenter son résultat en tenant compte d’une contre-suggestion exprimant la procédure correcte ou l’une des règles implicites de Grisvard et Léonard ; puis confronter son argumentation en situant approximativement les nombres sur une droite graduée et en les représentant précisément avec de la monnaie, sur une graduation ou en hachurant un quadrillage. Le dispositif a été proposé aux élèves du groupe faible et scolarisés en classes de 6e et 5e de collège. Onze élèves seulement en ont bénéficié ; pour les autres, les autorisations conjointes des chefs d’établissement et des parents d’élèves n’ont pas été obtenues. Les effets du dispositif ont été évalués grâce à deux tests passés au début de la première séance pour le premier et une semaine après la deuxième séance pour le second. Au pré-test, le taux de réussite global était de 64,4 % (sachant que des réponses justes peuvent être obtenues avec des procédures fausses). Au post-test, une seule erreur a été commise, par un seul élève, ce qui correspond à un taux de réussite de 99,4 %. Nous invitions toutefois dans l’article à considérer ces résultats positifs avec prudence : le dispositif a été mis en œuvre par une seule enseignante, hors séances ordinaires de classe, sur un faible effectif et peu de temps après la dernière séance.
15Après cette première partie consacrée aux résultats des recherches menées en didactique des mathématiques sur la comparaison des décimaux, les apports actuels des neurosciences cognitives sur cette question sont recensés dans la deuxième partie de cet article.
16Grégoire Borst, Olivier Houdé, Margot Roell et Arnaud Viarouge ont mené une étude en neurosciences cognitives sur la comparaison des nombres décimaux, la seule d’après nos recherches bibliographiques. Cette étude a donné lieu à trois publications (Roell, Viarouge, Houdé et al., 2017, 2019a, 2019b) signées par les quatre auteurs. Le troisième article est le plus récent et le plus complet. Son titre « Evidence for a visuospatial bias in decimal number comparison in adolescents and in adults » annonce la preuve d’un biais visuo-spatial dans la comparaison des nombres décimaux, biais pour lequel les auteurs invoquent une interprétation relevant des neurosciences cognitives, celle du recyclage neuronal, développée notamment par Dehaene. C’est sur ce dernier article (Roell et al., 2019b) que porte l’étude développée ici.
17L’article de Roell et al. (2019b) introduit la recherche effectuée en rappelant l’existence d’une relation étroite entre les représentations spatiales et numériques, en référence à des études menées en psychologie ou neuropsychologie. La plus classique d’entre elles est celle de Piaget, qui montre que, pour les enfants assez jeunes (jusqu’à 7 ans environ), la longueur d’une ligne de jetons est un indicateur de la quantité de jetons, indépendamment de leur espacement. Cette confusion ne perdure pas dans des conditions normales de développement et d’apprentissage. L’article signale toutefois que des adultes qui ont à comparer le nombre de points de deux lignes sont plus lents et commettent plus d’erreurs quand c’est la ligne la plus longue qui comporte le moins de points.
18Les auteurs s’interrogent sur la relation entre longueur et nombre et émettent une hypothèse qu’ils vont tenter de valider : celle d’un biais visuo-spatial dans la comparaison des nombres décimaux. Il est important ici de saisir que, contrairement aux chercheurs en didactique des mathématiques mentionnés précédemment, Roell et al. ne se proposent pas d’étudier le processus de conceptualisation des nombres décimaux. Ils cherchent à valider l’hypothèse d’un phénomène cérébral et à l’interpréter par des processus neuronaux. L’hypothèse est que la comparaison de deux nombres décimaux reposerait sur l’inhibition de la comparaison des longueurs de leurs parties décimales, le mot longueur devant ici être compris au sens géométrique.
- 9 Une des premières tâches montrant cet effet d’amorçage négatif a été développée par Tipper lui-mêm (...)
19Le travail des auteurs s’inscrit dans un courant d’étude sur l’attention sélective et en particulier dans celui dédié à l’étude des effets d’amorçage négatif (Tipper, 1985) : la performance des sujets à une tâche nécessitant le traitement d’un stimulus est altérée s’ils ont dû préalablement réaliser une autre tâche, dite d’amorce, où un stimulus analogue devait, au contraire, ne pas être traité9. L’inhibition est une explication théorique de cet effet, c’est celle que convoquent Roell et al. Dans leur article, l’hypothèse mise à l’épreuve peut en effet se formuler ainsi : si un traitement de longueur doit être inhibé pour comparer des décimaux, alors son inhibition affectera une activité effectuée immédiatement après où un autre traitement de longueur doit au contraire être activé.
20Les auteurs ont ainsi élaboré le dispositif suivant. Il s’agit d’une série d’épreuves où le sujet doit d’abord comparer deux nombres décimaux de même partie entière, et ensuite comparer deux segments de longueurs différentes. Trois cas se distinguent suivant la valeur et la longueur de la partie décimale. Dans le premier cas, le nombre le plus grand a la partie décimale la plus courte (0,131 contre 0,6 par exemple). Cela constitue un amorçage négatif puisqu’il faut ne pas tenir compte de la longueur dans la comparaison ; ce cas relève de la « condition expérimentale » dans le dispositif des auteurs. Dans le deuxième cas, les deux nombres décimaux ont des parties décimales de même longueur (0,612 contre 0,157 par exemple). Il n’y a alors pas d’activation de comparaison de longueur pour déterminer le plus grand des deux nombres ; ce cas relève de la « condition de contrôle » du dispositif. Dans le troisième cas, le plus grand des deux nombres décimaux a la partie décimale la plus longue (0,18 contre 0,642 par exemple). Tenir compte de la longueur ne gêne pas la comparaison ; ce cas relève d’une condition que les auteurs qualifient de « complémentaire ». Si la performance à la comparaison des longueurs s’avère plus faible en condition expérimentale qu’en condition de contrôle, les auteurs en déduiront que la baisse de performance a pour origine l’inhibition d’une autre comparaison de longueurs, celles des parties décimales, jugée nécessaire pour comparer les nombres décimaux sans faire d’erreur. Ils ne précisent pas le rôle de la condition complémentaire.
21Le dispositif a été soumis à 99 personnes sachant comparer des nombres décimaux (51 élèves parisiens d’âge moyen 12 ans 3 mois et 48 étudiants parisiens d’âge moyen 20 ans 0 mois). Les résultats obtenus sont synthétisés dans le tableau 3 où la performance est indiquée pour les comparaisons de nombres et pour les comparaisons de segments suivant les trois conditions : expérimentale, contrôle et complémentaire. La performance repose à la fois sur le temps de réaction (TR) et sur le pourcentage de réussite (PR).
Tableau 3. Comparaisons de nombres décimaux et effet sur la comparaison de longueurs
Conditions |
Nombre d’épreuves |
Performances nombres |
Performances segments |
Expérimentale (0,131 contre 0,6) |
24 |
TR = 1 193 ms PR = 94,5 % |
TR = 828 ms PR = 99,0 % |
Contrôle (0,612 contre 0,157) |
24 |
TR = 1 082 ms PR = 98,8 % |
TR = 802 ms PR = 98,7 % |
Complémentaire (0,642 contre 0,18) |
12 |
Pas de résultats indiqués |
Pas de résultats indiqués |
22Les résultats montrent que les participants sont moins efficaces (temps de réaction plus long et pourcentage de réussite plus faible) en condition expérimentale qu’en condition de contrôle. Ils montrent également un effet sur la comparaison des segments : la performance est altérée en condition expérimentale (temps de réaction plus long et pourcentage de réussite analogue). Les résultats en condition complémentaire ne sont pas indiqués, nous reviendrons sur cette omission dans la troisième partie de l’article. Les auteurs signalent enfin une absence de différence entre les groupes d’âge sur les pourcentages de réussite, les participants plus âgés étant un peu plus rapides.
23Les auteurs interprètent ainsi les résultats obtenus : puisque la comparaison des longueurs de deux segments est altérée par la comparaison de deux nombres décimaux quand le plus petit est celui dont la partie décimale est la plus longue, c’est que la comparaison des décimaux nécessite d’inhiber l’attention à la longueur de la partie décimale. Précisons que cette interprétation porte bien sur la longueur de la partie décimale au sens de longueur de la ligne occupée par l’écriture et non au sens du nombre de chiffres de la partie décimale. C’est pourquoi le titre de l’article mentionne un biais visuo-spatial dans la comparaison des nombres décimaux. Les auteurs postulent, en référence à leur cadre disciplinaire, que ce biais visuo-spatial résulterait d’une cooptation de circuits neuronaux dédiés au traitement de l’étendue spatiale pour la cognition numérique. Il s’agirait donc d’un chevauchement entre nombre et longueur qui s’expliquerait par des mécanismes de recyclage neuronal. Les auteurs terminent par deux implications pédagogiques du biais visuo-spatial qui sont exposées et commentées dans la troisième partie de leur article.
24Dans cette troisième partie, nous discutons quelques aspects des recherches mentionnées depuis le début du texte.
25La première discussion porte sur les choix interprétatifs effectués par Roell et al. quant aux travaux antérieurs portant sur les processus mis en œuvre par les élèves en difficulté d’apprentissage. Ils indiquent ainsi que les avis des chercheurs convergent pour attribuer les difficultés d’apprentissage des nombres rationnels à un « biais du nombre entier » :
So far, studies have mainly attributed this difficulty to a whole number bias, i.e., an overgeneralization of whole number properties to rational numbers. The whole number bias consists in using a property of whole numbers, such as “the greater the number of digits, the greater its magnitude”, to compare decimal numbers in which the smallest one has the greatest number of digits after the decimal point (e.g., 0.6 vs. 0.131) (Roell et al., 2019b).
26Le « biais du nombre entier » conduit à déclarer que le nombre 1/4 est supérieur au nombre 1/3 parce que 4 est supérieur à 3, ou que le nombre rationnel 5/12 est supérieur au nombre 3/4 du fait que 5 et 12 sont supérieurs à 3 et 4. Ce biais porte sur la valeur du nombre entier et non sur son nombre de chiffres, contrairement à ce qu’écrivent Roell et al., même si, bien sûr, parmi deux nombres entiers de longueur différente, le plus long est également le plus grand. Les recherches citées comme références sur ce biais portent toutes sur les fractions, la seule exception est celle de Grisvard et Léonard qui porte spécifiquement sur les nombres décimaux. Ce qu’en écrivent Roell et al. apparaît réducteur à double titre. D’une part la « règle implicite » est réduite à un « biais » : quand Grisvard et Léonard identifient les procédures des élèves en les référant à leurs connaissances considérées comme des moyens pour agir, Roell et al. en retiennent une déviation par rapport à une norme de performance. D’autre part, focaliser l’attention sur le nombre de chiffres de la partie décimale plutôt que sur sa valeur est réducteur quant à la capacité à rendre compte des connaissances des sujets et de leur fonctionnement cognitif. La première règle implicite de Grisvard et Léonard conduit à affirmer que 0,131 > 0,6 au motif que 131 > 6, les élèves qui l’utilisent comprennent la partie décimale comme un nombre entier et non comme une fraction (ce qui les conduirait à affirmer que 0,131 < 0,6 parce que 131/100 < 6/10). Cette règle ne conduit pas systématiquement à l’erreur (0,642 > 0,18), c’est pourquoi les élèves la construisent à partir d’exemples de comparaison dont ils interprètent mal le fondement. En outre, la règle implicite identifiée par Grisvard et Léonard qui fait référence au nombre de chiffres de la partie décimale n’est pas la première mais la seconde ; celle qui conduit à déclarer que 0,512 < 0,3 du fait qu’une partie décimale de trois chiffres correspondrait à une fraction (millième) plus petite qu’une partie décimale d’un seul chiffre (dixième). Cette règle ne conduirait pas, contrairement à l’exemple fourni par Roell et al., à affirmer que 0,6 < 0,131.
27Pourquoi ces chercheurs en neurosciences cognitives ont-ils alors ainsi interprété les résultats produits antérieurement ? Il semble qu’en remplaçant le critère portant sur la valeur de la partie décimale par un critère portant sur le nombre de ses chiffres, ils aient cherché à établir un lien plus direct entre les anciens travaux et l’hypothèse d’un biais visuo-spatial dans la comparaison des nombres décimaux. Mais comment, dans un article scientifique, les auteurs ont-ils ainsi pu mettre dans l’ombre l’effet de la valeur de la partie décimale (en tant que nombre entier) au profit d’un éventuel effet de sa longueur ? Pour le comprendre, il faut tenir compte du fait que l’article est une publication en langue anglaise dans une revue germano-américaine et que les nombres décimaux ne s’expriment pas de la même manière en français et en anglais, la partie décimale n’est pas prononcée comme un nombre entier, mais chiffre après chiffre : le nombre 2,131 s’écrit 2.131 et se prononce « two point one three one ». En lisant l’article de Roell et al. où est analysée la comparaison des nombres 0.6 et 0.131, le lecteur anglophone acceptera l’interprétation de l’erreur 0.6 < 0.131 comme un effet de la comparaison des longueurs des parties décimales (au sens du nombre de chiffres ou au sens de la longueur physique) et cela d’autant plus aisément qu’il ne dispose pas des moyens linguistiques et culturels pour comprendre l’importance du fait que les sujets soumis aux dispositifs expérimentaux étaient français, et qu’ils ont comparés 0,6 et 0,131 dans une langue où les parties décimales se prononcent exactement de la même manière que les nombres entiers. Rien n’étant expliqué dans l’article à ce sujet, il est à craindre que le lecteur anglophone ait été exposé à un biais linguistique et culturel.
28La différence est pourtant fondamentale du point de vue de l’analyse de l’erreur commise : l’élève français qui écrit 0,6 < 0,131 a-t-il pensé que l’écriture du nombre 6 est plus courte que celle du nombre 131 ? que le nombre 6 s’écrit avec moins de chiffres que le nombre 131 ? ou encore que le nombre 6 est inférieur au nombre 131 ? Ces trois interprétations relèvent de trois processus mentaux absolument différents. Pourtant, les auteurs n’envisagent pas le troisième, et cela contrairement aux résultats issus de la littérature française sur le sujet :
However, the comparison of the magnitude of two decimal numbers in which the smallest decimal number has the greatest number of digits (e.g., 0.6 vs. 0.131) might rely not only on the inhibition of the property of whole numbers such as the “greater the number of digits, the greater its magnitude,” (see35 for evidence in both adolescents and adults) but also on the inhibition of the physical lengths of the decimal numbers per se (Roell et al., 2019b).
29Écarter cette troisième interprétation conduit à envisager seulement un traitement syntaxique ou visuel de la partie décimale (nombre de chiffres ou longueur de l’écriture). Le traitement sémantique, en lien avec la valeur du nombre, n’est pas pris en compte dans les interprétations, ce qui n’est pas sans conséquence sur les résultats produits par la recherche de Roell et al. : en éducation, les aspects sémantiques sont au cœur des préoccupations des chercheurs comme des enseignants.
- 10 Si l’on note D l’existence d’un traitement des longueurs des parties Décimales et L la baisse d’ef (...)
30Roell et al. ont donc établi qu’après avoir comparé deux décimaux de même partie entière dont le plus long – quant à sa partie décimale – n’est pas le plus grand (comme 0,131 et 0,62), la performance à la comparaison de la longueur de deux segments est altérée. Ils en concluent qu’ils ont apporté la preuve d’un biais visuo-spatial dans la comparaison des nombres décimaux. Toutefois, l’analyse logique du travail effectué par les auteurs n’aboutit pas à l’existence d’un traitement visuel des longueurs des parties décimales dans l’activité de comparaison de deux nombres décimaux, on peut seulement conclure qu’il ne peut être écarté10. Le fait que la comparaison de longueurs soit affectée par celle des décimaux permet aux auteurs de ne pas renoncer à leur hypothèse, mais cela ne la valide pas pour autant. Pour suivre les auteurs dans leur conclusion, il faudrait en outre qu’il n’y ait pas d’autre traitement des nombres susceptible d’entraîner un effet sur la comparaison des longueurs. Par exemple, il faudrait exclure qu’un traitement sémantique (celui qui a été mis dans l’ombre) pourrait, lui aussi, avoir un effet sur la comparaison de longueur. Or, justement, a priori, rien ne permet de l’exclure, bien au contraire : les représentations mentales numériques et spatiales ne sont pas sans lien, les auteurs l’ont d’ailleurs rappelé dans leur article. Pour écarter le traitement sémantique comme cause des variations de performance sur les comparaisons de longueur, il faudrait donner à comparer deux décimaux de même partie entière dont le plus petit serait à la fois celui dont la partie décimale est la plus longue et celui dont la partie décimale est la plus petite, au sens de la valeur en nombre entier. Pour cela, il faudrait proposer de comparer des nombres comme 0,0003 et 0,62 ou bien agir sur les caractères utilisés pour écrire les nombres :
. La dernière piste est envisagée dans l’article, sans en indiquer le caractère indispensable pour parvenir à la preuve annoncée, le contraire est même affirmé :
Although this does not directly affect the general goal of the present study which was to demonstrate that a visuospatial bias occurs when decimal numbers are presented in a canonical way, future studies should determine more precisely the nature of this visuospatial bias. One way to do so would be to vary the length dimension and the numerosity dimension in the prime stimuli independently. That is, in a pair of decimals with different numbers of digits, the decimal with the least decimal digits would be designed to be longer (or the same length) than the decimal with the most digits (Roell et al., 2019b).
31Les auteurs n’ont pas effectué cette étude, ils ne peuvent donc en apporter les résultats. Ils auraient toutefois pu en apporter d’autres qui auraient enrichi la réflexion, ceux obtenus dans les conditions complémentaires où il n’y a pas à inhiber la comparaison des longueurs inégales, comme c’est le cas avec 0,62 et 0,711. Sans différence significative entre les résultats obtenus en condition expérimentale et complémentaire, l’argumentation en faveur de l’hypothèse d’un effet de l’inhibition de la longueur de la partie décimale serait à réviser substantiellement. Pourquoi les auteurs n’ont-ils donc pas présenté ces résultats ? L’absence cumulée de prise en compte de certains travaux, de certaines hypothèses puis de certains résultats donne au lecteur attentif de l’article de Roell et al. l’impression que ce qui ne concourt pas à la validation de leur hypothèse a été omis ; cela lui donne le sentiment de percevoir un biais de confirmation.
32Avant d’aborder les conséquences pour l’enseignement que les auteurs tirent de leurs recherches, terminons notre analyse de l’article de Roell et al. en nous interrogeant sur un outil méthodologique convoqué pour l’analyse de l’activité de comparaison, que ce soit la comparaison des nombres ou celle des longueurs.
33Comme indiqué précédemment, les données recueillies expérimentalement sur l’activité de comparaison portent sur sa rapidité (exprimée par un temps de réaction en ms TR) et sur la réussite (exprimée par un pourcentage de réussite PR). Les analyses statistiques ont été effectuées sur un indicateur synthétique de ces deux variables qui se calcule en rapportant le temps de réaction au pourcentage de réussite : TR/PR. Cet indicateur s’appelle « score d’efficacité inverse » (SEI) pour rappeler que la réussite est au dénominateur de la fraction.
34Afin d’apprécier l’information portée par cet indicateur et son intérêt pour éclairer des situations éducatives, il suffit de comparer quelques données différentes, fictives, conduisant à la même valeur de l’indicateur. Imaginons un enseignant proposant des tâches dont la réalisation est très courte et qui connaîtrait, pour chaque élève, le temps moyen en millisecondes mis pour produire ses réponses (TR) ainsi que le pourcentage de bonnes réponses (PR). Supposons enfin qu’il ait à analyser les résultats de trois élèves A, B et C : A) TR = 2 000 ms et PR = 100 % ; B) TR = 1 800 ms et PR = 90 % ; C) TR = 1 200 ms et PR = 60 %. Sans doute ses analyses le conduiront à penser que l’élève A sait réaliser la tâche enseignée, qu’il faudrait s’assurer que les erreurs de l’élève B ne relèvent que de l’étourderie, et qu’un complément d’enseignement est nécessaire pour l’élève C qui répond très rapidement, mais dont les erreurs révèlent un déficit d’apprentissage. Malgré ces analyses très différentes, les résultats des trois élèves donnent exactement le même score d’efficacité inverse : SEI = 2 000.
35Cet indicateur apparaît donc inadapté à l’étude d’une situation d’enseignement-apprentissage. Il a d’ailleurs été élaboré dans les années 1980 pour des recherches en psychologie cognitive, et les préconisations récentes quant à son utilisation exigent que le pourcentage de réussite soit supérieur à 98,5 %. Il s’agit donc d’un indicateur utile à l’étude des activités de sujets qui savent parfaitement réaliser les tâches qui leur sont proposées. Les résultats de Roell et al. étant fondés par l’utilisation de cet indicateur, une vigilance particulière s’impose aux auteurs pour en tirer des conséquences pédagogiques afin d’éviter les préconisations abusives qui pourraient en découler.
36Examinons à présent les conséquences pour l’enseignement qui ont été tirées des recherches analysées jusqu’ici par leurs auteurs eux-mêmes.
37Nombre de chercheurs ont le souci de donner à leur activité une portée praxéologique ; ils répondent à des sollicitations d’expertise et s’adressent aux professionnels concernés par leurs travaux via des ouvrages, des articles dans des revues dédiées ou des interventions en formation. C’est le cas des chercheurs concernés par cet article.
38Ainsi, Grisvard et Léonard ont publié deux articles dans une revue professionnelle (1981, 1983) qui traitent de leur recherche publiée dans une revue scientifique (1985). Dans l’article publié en 1981, ils écrivent par exemple à propos des règles implicites mobilisées dans la comparaison des nombres décimaux : « Les erreurs ne sont donc pas dues au hasard ; elles correspondent à une organisation cognitive, à une certaine “compréhension” des décimaux » (p. 48) et « On voit alors se dégager deux axes de recherche : la présentation des décimaux […] ; le problème de la mise en place, à l’école élémentaire, de règles “fausses”, pour essayer d’en comprendre les raisons et d’enrayer leur installation » (p. 58). Les auteurs sensibilisent ainsi les enseignants lecteurs sur le lien entre une erreur produite et une compréhension des notions en jeu ; ils soulignent la nécessité de mener des recherches spécifiques pour mettre au jour les processus de construction, en classe, de ces compréhensions erronées.
39De même, nous avons publié, dans une revue professionnelle (Roditi, 2008), un article qui traite de sa recherche publiée dans une revue scientifique (2007). Nous écrivons aux enseignants lecteurs : « pour des élèves, 3,14 est supérieur à 3,5 car 14 est supérieur à 5. Pour leur donner un “coup de pouce”, on leur propose souvent de “rajouter un zéro” : la comparaison porte alors sur 3,50 et 3,14. Hélas, comme en témoignent toutes les évaluations, cette aide n’est pas efficace. Elle ne l’est pas parce que, c’est notre hypothèse, elle ne change rien à la connaissance des nombres décimaux » (p. 43) et « Finalement, dans ce travail, nous avons aussi cherché à concevoir des possibles nouveaux pour l’enseignement […] l’enseignant intervient en partant de l’activité de l’élève en difficulté (ce qu’il fait, ce qu’il dit, ce qu’il pense) et en favorisant le développement et l’organisation de ses connaissances sur les décimaux » (p. 45). Ce texte informe donc les enseignants sur certains résultats de recherche et leur suggère des possibilités d’interventions en s’appuyant sur une expérimentation éprouvée de ces interventions.
- 11 « Teachers could misinterpret student’s errors as a misunderstanding of the rule to be applied whi (...)
40À la fin de leur article scientifique (2019b), Roell et al. développent deux conséquences pédagogiques de leur recherche. Premièrement, ils estiment que les professeurs doivent être informés du biais visuo-spatial qu’ils ont mis au jour afin de ne pas interpréter à tort les erreurs commises par des élèves ayant à comparer des nombres décimaux : ils pourraient (nous les citons) avoir compris la règle à appliquer, mais se tromper à cause de leur difficulté à inhiber à la fois le biais des nombres entiers et le biais visuo-spatial11. Mais les sujets qui ont participé à leur étude ne se trompent pas davantage, ils mettent seulement un peu plus de temps à répondre correctement. Au contraire, les élèves qui préoccupent les enseignants commettent des erreurs récurrentes, et, de ces élèves, la recherche Roell et al. ne dit rien. Il serait profondément regrettable que les enseignants se dispensent de tenter d’agir sur l’apprentissage du nombre décimal au motif que les erreurs de leurs élèves seraient l’effet d’un biais, inévitable, dont même ceux qui ont tout compris sont victimes.
- 12 Indiquons, à propos des enseignements de compétences méta-cognitives que, dans un article du dossi (...)
41Roell et al. suggèrent aussi que les interventions basées entièrement sur l’apprentissage des mathématiques pourraient ne pas suffire à aider les élèves, et qu’un moyen plus efficace serait de proposer une intervention méta-exécutive qui mettrait l’accent sur les mathématiques, mais aussi sur des erreurs plus génériques à éviter. L’intervention apprendrait à l’élève, en traduisant les termes des auteurs, à utiliser des alarmes exécutives (« attention, il y a un piège ! ») et à inhiber les biais de raisonnement (« activer un bloqueur de piège »). Notre recherche (Roditi, 2007) montre pourtant l’efficacité d’interventions basées entièrement sur l’apprentissage des mathématiques conjuguant une composante exécutive et une composante méta-exécutive puisque, justement, les élèves devaient formuler leurs procédures et répondre à des contre-suggestions proposées par l’enseignant visant à déconstruire les règles implicites. En dissociant l’intervention méta-exécutive de l’intervention mathématique, Roell et al. ne peuvent décrire les mathématiques autrement que comme un univers parsemé de pièges à éviter. Le but de l’enseignement nous semble au contraire de faire comprendre que toute règle mathématique possède un domaine de validité en dehors duquel elle risque de devenir inefficace. Les élèves qui comprennent les mathématiques en termes de pièges – comme en termes de trucs – adoptent des comportements types face à des tâches locales. Si cela peut sembler efficace sur le court terme, développer un tel rapport aux mathématiques ne nous semble absolument pas adapté pour les étudier sur un plus long terme12.
42Borst, qui est l’un des auteurs de l’article de Roell et al., communique également les conséquences pédagogiques tirées de l’étude dans des conférences adressées aux enseignants et à leurs formateurs ou dans des revues adressées au grand public. Le discours n’y reprend pas exactement les résultats de l’étude, leur portée est surévaluée et les suggestions deviennent des prescriptions. L’extrait suivant de l’article intitulé « Maths : une génération sacrifiée ? » consultable en ligne et publié dans Cerveau & Psycho (Borst, 2019) en témoigne :
Les enfants ont, par exemple, systématiquement des difficultés à comparer des nombres décimaux quand le plus petit des deux nombres comporte plus de chiffres après la virgule, 1,5 par rapport à 1,432. […] Dans une série d’études menées dans notre laboratoire, nous avons mis en évidence que la capacité à comparer des nombres décimaux […] repose en partie sur la capacité des enfants de 10 à 12 ans et des adultes à inhiber les propriétés des nombres entiers. […] Améliorer les compétences en mathématiques des élèves de CM2 nécessite clairement des réponses pédagogiques spécifiques, imaginées par les professeurs et informées par les connaissances les plus actuelles sur le développement de la cognition numérique et mathématique de l’enfant. Celles-ci doivent s’articuler à un enseignement explicite de métacompétences (attention, contrôle de soi, pensée critique, régulation émotionnelle), clé de la réussite dans notre système éducatif. […] L’enseignement explicite de ces implicites de l’apprentissage est le gage d’un système éducatif plus équitable où tous les élèves peuvent développer des compétences disciplinaires indépendamment du milieu social dont ils sont issus (Borst, 2019, p. 70-71).
43L’auteur n’évoque pas, dans son texte, le biais visuo-spatial pourtant au cœur de leur recherche. Il préconise en outre un enseignement explicite de méta-compétences qui serait à même de juguler la douloureuse corrélation entre origine sociale et apprentissages scolaires qui pèse tant sur le système éducatif français.
44À propos d’un contenu précis d’enseignement et d’apprentissage scolaire, trois recherches ont été mises en parallèle, deux en didactique des mathématiques et une en neurosciences cognitives. Des différences sont apparues quant aux objets étudiés et aux objectifs poursuivis. Dans la première recherche, les auteurs interrogent l’apprentissage des élèves, non comme un processus, mais comme un état, en détaillant ce qui a été appris des savoirs, que cela ait été correctement appris ou non. La deuxième recherche porte elle aussi sur l’apprentissage, mais cette fois en lien avec les activités scolaires qui y contribuent ; un dispositif pédagogique y est présenté ainsi que sa mise à l’épreuve par une évaluation de ses effets pour les élèves en difficulté. La troisième recherche s’inscrit dans un courant d’études sur l’attention sélective et sa variabilité en fonction des situations rencontrées ; le contenu scolaire en question n’est pas la cible du travail de recherche – ni son enseignement ni son apprentissage –, il constitue un contexte de mise en œuvre des fonctionnements cognitifs et des processus neuro-cérébraux étudiés.
45Notre objectif n’est pas de laisser entendre que les différences entre disciplines rendent vaines les relations scientifiques entre elles. Nous pensons au contraire que les disciplines se développent à la fois indépendamment et en ayant des interactions, ces dernières reposant sur des conditions portant à la fois sur la problématisation, la réalisation et la diffusion de la recherche. Au sujet de la comparaison des nombres décimaux, des questions restent en suspens dont le traitement bénéficierait d’un travail associant didactique des mathématiques et neurosciences cognitives. Par exemple, la question de savoir, chez ceux qui n’échouent pas aux tâches de comparaison, comment se conjuguent le traitement sémantique lié à la valeur approximative du nombre, le traitement syntaxique lié à l’écriture décimale et, si l’on reprend l’hypothèse des travaux de Roell et al., le traitement visuel lié à la longueur de la partie décimale. Les résultats qui en découleraient intéresseraient les chercheurs des deux champs disciplinaires car ils renseigneraient sur l’activité de comparaison numérique qui s’appuie sans doute à la fois et de manière imbriquée sur des savoirs mathématiques et des processus cognitifs dépendants de mécanismes neurobiologiques.
46Les exemples de recherches fructueuses mobilisant conjointement des didacticiens et des chercheurs d’autres disciplines sont d’ailleurs variés. Citons par exemple des travaux sur le calcul et la résolution de problèmes arithmétiques impliquant des chercheurs en psychologie avec une perspective cognitive et développementale (Vilette, Fischer, Sander et al., 2017) ; des analyses de la construction des inégalités scolaires menées par des didacticiens et des sociologues de l’éducation (Rochex & Crinon, 2011), des recherches sur les pratiques enseignantes à l’école croisant des approches didactiques, psychanalytiques et sociologiques (Chaussecourte, 2014) ; etc. Les interactions disciplinaires se déclinent de manières différentes (Blanchard-Laville, 2000). Elles nécessitent, pour être fructueuses, que les chercheurs partagent une ouverture aux autres champs scientifiques, avec une conscience et une reconnaissance de l’intérêt et des limites de celui auquel chacun d’eux contribue.