1Les devoirs à la maison sont l’objet de nombreux travaux américains et britanniques depuis le début du xxe siècle (pour une synthèse, voir Cooper, 2015 ; Hallam & Rogers, 2018). Leurs conclusions sont concordantes sur les effets de contexte positifs avec, au niveau établissement et au niveau classe, une quantité de travail à la maison positivement liée à la réussite des élèves, au moins dans le secondaire (les travaux anglo-saxons sur les devoirs en primaire étant par ailleurs moins nombreux). En revanche, de nombreuses recherches pointent, au niveau individuel, une relation négative entre temps passé à la réalisation des devoirs et réussite scolaire, qu’elles expliquent pour une large part par la plus grande rapidité de travail des meilleurs élèves et par leur capacité à avancer en classe le travail demandé pour le cours suivant. Les chercheurs ont aussi mis quantitativement en évidence la tendance des devoirs à la maison à accroître les écarts sociaux de réussite. En France, les travaux sur la question du travail scolaire hors l’école se sont multipliés récemment (Kakpo, 2012 ; Rayou, 2010 ; Glasman & Besson, 2004). Les chercheurs ont notamment mis en évidence les processus par lesquels les « devoirs à la maison » contribuent au creusement des inégalités sociales de réussite. Ils soulignent en particulier le défaut d’explicitation aux élèves des attendus et les faibles médiations de la part des enseignants. Or, la « continuité culturelle », qui peut faciliter la compréhension des attentes des enseignants, et les ressources familiales disponibles, en temps et en compétences pour aider à la réalisation des devoirs, sont très inégalement distribuées selon les contextes familiaux (Rayou, 2010). Ces travaux constatent ainsi unanimement le caractère inégalitaire d’une pratique pourtant ordinaire et peu remise en cause.
- 1 Sur ce point, le travail qualitatif mené par Félix (2002) montre l’importance, pour le secondaire, (...)
2Mais si les effets pervers des devoirs à la maison en termes d’équité éducative ont été montrés, c’est essentiellement au prisme de l’accompagnement du travail des élèves, par les parents et les acteurs des divers dispositifs d’aide aux devoirs. Ainsi, certains points cruciaux restent encore peu explorés, comme les stratégies de réalisation des devoirs selon les disciplines1 ou la place du numérique dans ces activités. Les phénomènes de concurrence entre activités électives et travail scolaire ont également été peu analysés (Barrère, 2011). Par ailleurs, une large part des recherches en France porte sur le primaire, où la question est plus polémique (Glasman & Besson, 2004), alors que les attentes des enseignants concernant le travail hors la classe s’accroissent au fur et à mesure de l’avancée dans le cursus scolaire (Barrère, 2003).
- 2 Opération soutenue par l’État dans le cadre du volet e-FRAN du Programme d’investissement d’avenir (...)
3Le travail présenté dans cet article, issu de la recherche e-FRAN IDÉE2, vise à mieux comprendre la participation des devoirs à la maison à la production des inégalités sociales de réussite. Les devoirs renvoient à une désignation usuelle par les acteurs du travail hors école pour l’école. Elle tient compte à la fois de la pluralité des prescripteurs possibles et d’un contenu qui ne répond pas nécessairement à la distinction leçons/devoirs propre à l’Éducation nationale. Cet article propose d’analyser, pour une cohorte d’élèves de 5e, les liens entre : l’engagement dans le travail scolaire hors la classe, en termes de temps passé et de modalités mises en œuvre, les caractéristiques des adolescents et de leur contexte socio-familial et scolaire, et les résultats scolaires. La différenciation du soutien familial au travail scolaire hors la classe est également abordée.
- 3 Un anonymat en deux temps rend possible ce suivi de cohorte. Dans un premier temps, des listes de (...)
4Le choix du niveau de classe de 5e vise à appréhender des habitudes installées de travail personnel, ce que n’aurait pas permis une recherche portant sur des élèves de 6e. Ce choix tient également au suivi de cohorte prévu, avec une nouvelle passation du questionnaire auprès des mêmes élèves en classe de 3e3.
5Enfin, l’enquête propose un focus spécifique sur trois disciplines : les mathématiques et l’histoire-géographie, déjà retenues par Félix (2002) en raison de leurs places particulières dans la tradition scolaire avec des demandes institutionnelles très différenciées, auxquelles s’ajoute l’anglais, choisie pour la profusion et la diversité des ressources, en ligne notamment, susceptibles de venir étayer le travail à la maison.
L’enquête par questionnaire
Les contraintes de l’enquête de terrain, avec l’impératif de trouver des établissements dont la direction et les équipes pédagogiques étaient volontaires pour s’impliquer dans l’organisation de la passation de questionnaires et le recueil de données complémentaires, ne permettaient pas de construire un échantillon d’élèves interrogés représentatif des collégiens bretons. Néanmoins, l’échantillon a été pensé en vue d’offrir une représentation suffisante des principales catégories d’établissements et d’élèves. Ainsi, 1 685 élèves de 5e ont été interrogés dans 16 collèges de Bretagne, dont 3 collèges d’enseignement privé et 4 collèges en éducation prioritaire, situés en zones urbaines, périurbaines et rurales et avec des recrutements sociaux différenciés (voir annexe 1). La passation des questionnaires a été exhaustive par établissement (ensemble des classes de 5e) et par classe (ensemble des élèves de la classe). Elle a été réalisée en classe, par les chercheurs. Le questionnaire comprenait des items liés aux pratiques de loisirs, aux activités numériques en particulier (durée, contenus), à la scolarité (rapport aux disciplines, niveau scolaire, place de l’école dans la communication intra-familiale, etc.), à la réalisation des devoirs à la maison dans les trois disciplines : mathématiques, histoire-géographie et anglais (durée des devoirs, types, modalités de réalisation, aides, etc.) et enfin un recueil de données sociodémographiques.
Après la passation du questionnaire, des données complémentaires ont été recueillies auprès des établissements : données sociales et moyennes générales et par discipline étudiée des élèvesa. Pour prendre en compte le milieu social, l’indice de position sociale (IPS) construit par Rocher (2016) a été calculé à partir des PCS des parentsb. En effet, la catégorie socioprofessionnelle du responsable légal de référence, utilisée dans la plupart des travaux sociologiques français, est susceptible de rendre imparfaitement compte du positionnement social et des ressources culturelles de la famille. L’indice élaboré par Rocher propose une synthèse de plusieurs dimensions des ressources et comportements familiaux associés au croisement des PCS des parents : le diplôme des deux parents ; les conditions matérielles (revenus, nombre de pièces du logement, partage de chambre, équipements) ; l’environnement et les pratiques culturels (nombre de livres, temps de télévision, activités sportives, sorties culturelles, etc.), le rapport des parents à la scolarité de l’enfant (ambitions, implication, etc.). Le calcul de l’indice intègre l’effet moyen de chacune de ces variables sur la réussite scolaire (à partir des données d’une enquête menée en 2008 auprès de près de 30 000 élèves) et aboutit à une échelle continue unidimensionnelle. Celle-ci ne peut rendre compte de l’articulation des différentes dimensions qui fondent le positionnement social, contrairement à d’autres travaux adoptant une approche catégorielle (Cayouette-Remblière & Ichou, 2019). Mais l’IPS indique combien le milieu familial est favorable à la réussite scolaire, ce qui en fait un indicateur pertinent pour analyser les liens entre travail scolaire et résultat obtenus. La fiabilité des réponses au questionnaire est attestée par les taux de réponse globalement élevés et la quasi-absence de réponses aberrantes ou manifestement contradictoires.
a. Les listes de classe en version papier associant un numéro de questionnaire à chaque nom d’élève ont permis d’associer pour chaque élève des données complémentaires.
b. Il faut ici noter que les PCS des parents à partir desquelles cet indice est calculé reposent sur les déclarations des parents au moment de l’inscription dans les formulaires administratifs de collège et sont ensuite codées par des agents non spécialistes de la statistique publique. Néanmoins, des travaux ont montré qu’il ne faut pas surestimer la mauvaise qualité de ces données produites au sein des établissements scolaires et que leur traitement en seulement trois catégories, comme c’est le cas dans cet article, réduit les effets de la qualité moyenne de l’information (Merle, 2013).
- 4 Dans les tableaux, les deux dernières modalités sont groupées en raison des faibles effectifs de l (...)
6L’enquête propose une évaluation du temps passé à la réalisation des devoirs. Glasman et Besson insistent sur l’incertitude de la mesure du temps de travail personnel des collégiens, très variable selon les rapports de recherche (2004). Les écarts constatés posent la question de la pertinence des critères de mesure du temps de travail. Dans notre questionnaire, l’estimation du temps a été cadrée par les items de réponse : « Moins d’une 1/2 h », « Entre 1/2 h et 1 h », « Entre 1 h et 2 h », « Entre 2 h et 3 h », « Plus de 3 h »4. Le temps passé au travail à la maison n’a pas été mesuré par un indicateur global du temps passé pour l’école hors l’école mais par discipline (mathématiques, histoire-géographie, anglais) et dans deux types de situations : entre deux cours d’une même discipline et avant une évaluation en classe (voir tableaux 1 et 2). Les déclarations par les élèves de leur temps de travail traduisent une réalité multiple : le temps réel passé sur l’activité, mais aussi l’intensité de l’effort consenti ou la charge mentale représentée par cette activité, effectuée avec plus ou moins d’application et de continuité. L’enregistrement déclaratif prend ainsi en compte un temps global que l’élève lie au travail demandé. Ce ne sont ainsi pas les temps déclarés en eux-mêmes qui sont les plus pertinents à étudier, mais les écarts entre les déclarations des élèves selon les catégories d’analyse (objets du travail et caractéristiques socio-scolaires des adolescents).
7Le temps ordinaire déclaré de travail à la maison entre deux cours est inférieur à une demi-heure pour plus des deux tiers des élèves de 5e, quelle que soit la discipline étudiée (tableau 1). Mais à la veille d’une évaluation (tableau 2), les proportions s’inversent : plus des deux tiers des élèves déclarent travailler plus d’une demi-heure, jusqu’à deux heures et plus pour 10 à 13 % d’entre eux. Conformément aux travaux qualitatifs antérieurs (Barrère, 2003), l’enquête montre le ciblage du travail des élèves sur la préparation des évaluations en classe.
- 5 Les déclarations de temps de travail par classe et par établissement ne sont pas détaillées ici.
8L’examen du temps passé à la réalisation des devoirs en fonction des caractéristiques socio-scolaires des adolescents (tableau 1) indique que le sexe et l’origine sociale sont peu discriminants. Un résultat se démarque néanmoins : en mathématiques, les filles déclarent travailler plus longtemps que les garçons, ce qui confirme le caractère genré du rapport à cette discipline en particulier (Duru-Bellat, 2017). Il est aussi à noter qu’en histoire-géographie, les temps de travail inférieurs à une demi-heure concernent moins les élèves de milieux populaires et davantage les élèves des milieux les plus favorisés. Le temps de travail déclaré est également peu en rapport avec les caractéristiques des établissements. Ainsi, hormis en mathématiques où les élèves des collèges publics déclarent plus souvent que leurs camarades scolarisés dans le privé travailler moins d’une demi-heure entre deux cours, le secteur du collège et sa tonalité sociale (IPS moyen faible, moyen ou fort, voir annexe 1) ne sont pas liés aux temps de travail déclarés. De même, la composition scolaire des classes (academic mix) semble avoir peu d’effet. Quelle que soit la discipline, les temps de travail ne sont pas significativement différents dans les classes homogènement faibles, homogènement fortes et dans les autres classes. Si les écarts interétablissements et interclasses peuvent parfois être importants5, les résultats suggèrent que c’est davantage le fruit des différences de choix pédagogiques entre enseignants qu’un effet de contexte d’établissement ou de classe. Le résultat en mathématiques dans les collèges privés peut être interprété à l’aune de l’histoire scolaire de cette discipline qui s’est, depuis les années 1960, peu à peu imposée comme référence pour évaluer l’excellence scolaire (Prost, 1983). Elle est ainsi désormais perçue comme prédominante pour la sélection dans les filières prestigieuses (Terrail, Baruks, Kambouchner et al., 2016). Ceci pourrait orienter les comportements de travail des élèves du privé, quand le choix de ce secteur d’enseignement tient avant tout à des ambitions en termes de réussite scolaire (van Zanten, 2009).
9Si les caractéristiques sociodémographiques des élèves et le contexte sont faiblement liés au temps de réalisation des devoirs, les corrélations entre le temps de travail et les résultats scolaires, mesurés ici par le positionnement de la moyenne de l’élève par rapport à la moyenne de sa classe dans la discipline considérée, sont en revanche fortes et contredisent l’idée largement partagée que « le travail est la clé de la réussite scolaire » (Rayou, 2004). Que ce soit en mathématiques, en histoire-géographie ou en anglais, les élèves les plus forts scolairement sont plus nombreux à déclarer travailler moins d’une demi-heure entre deux cours. Inversement, les élèves obtenant des résultats plus faibles sont surreprésentés parmi les élèves déclarant travailler plus d’une heure. Ces résultats vont dans le sens des travaux anglo-saxons précédemment cités. Si les recherches antérieures ont déjà montré combien l’explication des inégalités de performances par des différences de travail, usuellement associé au mérite, relevait d’une fiction nécessaire à l’articulation des principes d’égalité et de mérite dans une école démocratique (Dubet, 2004), cette recherche montre qu’il existe bien une corrélation entre temps de travail et résultats, mais contraire au principe « méritocratique » affirmé de valorisation des efforts individuels. Comme le soulignent les études de cas de Félix (2002, p. 382), certains élèves faibles scolairement consacrent beaucoup de temps à une « tentative désespérée de reconstruire un milieu pour l’étude à la maison », ce qui n’empêche pas leurs enseignants d’être convaincus de leur totale absence de travail.
Tableau 1. Part des élèves déclarant travailler moins d’une demi-heure et plus d’une heure pour réaliser leurs devoirs à la maison entre deux cours, selon la discipline, les caractéristiques socio-scolaires des élèves et les caractéristiques des collèges (en pourcentages)
|
En mathématiques |
En histoire-géographie |
En anglais |
Moins d’1/2 h |
Plus d’1 h |
Moins d’1/2 h |
Plus d’1 h |
Moins d’1/2 h |
Plus d’1 h |
Taux de réponse |
96 |
94 |
92 |
Sexe |
Masculin |
72 |
6 |
75 |
6 |
73 |
6 |
Féminin |
66 |
8 |
72 |
6 |
70 |
6 |
Position sociale* |
Populaires |
67 |
9 |
69 |
7 |
69 |
7 |
Moyennes |
70 |
6 |
73 |
6 |
72 |
6 |
Les plus favorisées |
69 |
6 |
78 |
3 |
74 |
5 |
Résultats scolaires** |
Faibles |
63 |
13 |
65 |
7 |
67 |
12 |
Moyens |
68 |
7 |
75 |
6 |
70 |
5 |
Forts |
81 |
1 |
77 |
3 |
81 |
3 |
Secteur du collège |
Public |
71 |
7 |
74 |
6 |
72 |
6 |
Privé |
65 |
8 |
72 |
5 |
71 |
7 |
Tonalité sociale du collège*** |
IPS faible (REP) |
69 |
9 |
75 |
7 |
69 |
6 |
IPS moyen |
72 |
6 |
73 |
6 |
74 |
6 |
IPS fort |
65 |
8 |
73 |
5 |
68 |
7 |
Niveau moyen des élèves de la classe et disparité de leurs compétences : academic mix**** |
Classes homogènes faibles |
73 |
8 |
74 |
8 |
67 |
8 |
Autres classes |
70 |
7 |
73 |
5 |
72 |
6 |
Classes homogènes fortes |
63 |
9 |
72 |
5 |
70 |
7 |
Total échantillon |
69 |
7 |
74 |
6 |
71 |
6 |
Lecture : 72 % des garçons enquêtés déclarent passer moins d’une demi-heure pour faire leurs devoirs de mathématiques entre deux cours de cette discipline. Afin d’améliorer la lisibilité du tableau, la colonne « entre 1/2 h et 1 h » pour chaque discipline n’est pas affichée. Quand, pour le tableau complet, les résultats sont significatifs au seuil de 5 %, les pourcentages les plus éloignés de la valeur théorique sont en gras (soulignés si supérieurs ; en italique si inférieurs).
Légende : * : la catégorie « populaires » correspond au quartile inférieur de l’IPS de Rocher, la catégorie « les plus favorisées » au quartile supérieur ; ** : moyenne standardisée annuelle dans la discipline concernée par rapport à la moyenne standardisée de la classe dans cette discipline (plus ou moins un écart-type) ; *** : voir l’annexe 1 pour le détail de la catégorisation à partir de l’IPS moyen ; **** : voir l’annexe 2 pour le détail de la catégorisation des classes en fonction de l’academic mix.
10L’analyse des réponses des élèves à la question « Combien de temps passes-tu en général pour préparer un contrôle ? » en fonction de leurs caractéristiques socio-scolaires (tableau 2) met en évidence des liens entre temps de travail et catégories d’élèves modifiés par rapport à l’analyse du temps consacré aux devoirs entre deux cours. Si l’absence globale de lien significatif avec le milieu social est retrouvée, le sexe est cette fois très discriminant, non seulement en mathématiques mais aussi en histoire-géographie et en anglais, avec des filles déclarant des temps de travail supérieurs. Les différences selon le contexte d’établissement sont significatives en mathématiques, avec des élèves des collèges REP déclarant consacrer un temps moindre à la préparation des évaluations. En revanche, les déclarations des élèves des secteurs public et privé sont similaires, quelle que soit la discipline considérée. Les temps de préparation des évaluations sont également liés au contexte de classe, avec des élèves des classes homogènement fortes déclarant travailler davantage en mathématiques et en histoire-géographie. Concernant les liens entre résultats scolaires et temps de préparation des contrôles, les résultats sont contrastés. En mathématiques, il est à nouveau remarquable que les élèves forts scolairement déclarant un temps de préparation des contrôles de plus de deux heures soient fortement sous-représentés et ceux déclarant un temps de moins d’une demi-heure sur-représentés (et inversement pour les élèves faibles scolairement). Cette tendance est moins nette pour l’anglais et est inversée en histoire-géographie, discipline que les élèves perçoivent comme exigeant essentiellement des efforts de mémorisation-restitution, conformément aux représentations sociales communes (Mével & Tutiaux-Guillon, 2013, p. 20-21). Ces résultats suggèrent que certains élèves ont déjà développé en milieu de 5e les stratégies sélectives de travail que les travaux antérieurs décrivent pour la fin de collège et le lycée (Barrère, 2003). Si concentrer son travail sur la préparation des évaluations est une attitude très partagée, certains, parmi les plus forts scolairement, semblent, de plus, doser leurs efforts selon les disciplines et la « rentabilité » du travail fourni. Cette stratégie concerne plus particulièrement les mathématiques, dans les collèges favorisés et dans les classes de fort niveau, où est déjà en germe la réussite selon le « modèle canonique d’excellence fondé sur la compétition, le diktat des mathématiques, l’investissement exclusif sur la carrière » (Marry, 2004, p. 61).
Tableau 2. Part des élèves déclarant travailler moins d’une demi-heure et plus de deux heures pour la préparation d’une évaluation selon la discipline, les caractéristiques socio-scolaires des élèves et les caractéristiques des collèges (en pourcentages)
|
En mathématiques |
En histoire-géographie |
En anglais |
Moins d’1/2 h |
Plus de 2 h |
Moins d’1/2 h |
Plus de 2 h |
Moins d’1/2 h |
Plus de 2 h |
Taux de réponse |
95 |
94 |
91 |
Sexe |
Masculin |
37 |
9 |
31 |
9 |
32 |
8 |
Féminin |
24 |
15 |
18 |
17 |
22 |
12 |
Position sociale |
Populaires |
31 |
11 |
28 |
10 |
28 |
11 |
Moyennes |
30 |
13 |
22 |
14 |
25 |
10 |
Les plus favorisées |
30 |
12 |
25 |
13 |
30 |
9 |
Résultats scolaires |
Faibles |
29 |
17 |
32 |
11 |
30 |
14 |
Moyens |
27 |
13 |
22 |
14 |
25 |
10 |
Forts |
45 |
2 |
23 |
14 |
29 |
6 |
Secteur du collège |
Public |
31 |
12 |
24 |
14 |
26 |
11 |
Privé |
28 |
11 |
24 |
10 |
28 |
8 |
Tonalité sociale du collège |
IPS faible (REP) |
43 |
8 |
29 |
14 |
32 |
10 |
IPS moyen |
31 |
12 |
25 |
12 |
26 |
10 |
IPS fort |
26 |
14 |
21 |
14 |
26 |
10 |
Niveau moyen des élèves de la classe et disparité de leurs compétences : academic mix |
Classes homogènes faibles |
36 |
14 |
25 |
16 |
26 |
12 |
Autres classes |
31 |
11 |
26 |
12 |
27 |
10 |
Classes homogènes fortes |
21 |
18 |
12 |
15 |
23 |
10 |
Total échantillon |
30 |
12 |
24 |
13 |
27 |
10 |
Lecture : 37 % des garçons répondants déclarent passer moins d’une demi-heure pour préparer un contrôle de mathématiques. Afin d’améliorer la lisibilité du tableau, les colonnes « entre 1/2 h et 1 h » et « entre 1 h et 2 h » pour chaque discipline ne sont pas affichées. Quand, pour le tableau complet, les résultats sont significatifs au seuil de 5 %, les pourcentages les plus éloignés de la valeur théorique sont en gras (soulignés si supérieurs ; en italique si inférieurs).
11Afin d’analyser les stratégies des adolescents face aux devoirs à la maison, une analyse factorielle sur les variables indicatrices des modalités de travail des élèves a été menée. Elle a permis de dégager de grands axes de différenciation des formes de travail. Ensuite, des profils de travail scolaire hors la classe ont été définis, par une méthode de classification sur les mêmes variables.
12Le questionnaire établit un recensement des pratiques de travail à la maison, en ciblant trois disciplines : les mathématiques, l’histoire-géographie et l’anglais. Les 29 variables ordinales exploitées dans les analyses présentées dans cet article sont issues des données d’enquête et sont présentées en annexe 3. Les variables retenues permettent tout d’abord une mesure du temps de travail à la maison des élèves, habituellement et lors des temps de préparation des évaluations en classe (cf. précédemment). Certaines variables portent par ailleurs sur la fréquence du recours à différents modes de réalisation des tâches scolaires (apprentissage par cœur, recherche d’information dans le manuel, sur internet, questions à l’entourage, récitation, etc.).
13L’analyse factorielle en composantes principales vise à mettre en évidence les proximités statistiques entre les différentes pratiques et représentations des élèves et de dégager les grands axes de différenciation. Pour les données qualitatives ordinales telles que les variables de l’enquête exploitées, avec des relations non linéaires, l’analyse en composantes principales non linéaires (ACPNL) est appropriée. La procédure CATPCA (CATegorical Principal Components Analysis) du logiciel SPSS, utilisée pour les analyses, remplace les valeurs des catégories des variables par une quantification optimale pour chacune des dimensions, en respectant l’ordre des modalités. L’ACPNL permet de repérer des groupes de variables corrélées entre elles et d’identifier pour chaque groupe un facteur commun latent, caractéristique des fréquences et formes de travail des élèves.
- 6 Pour la procédure CATPCA, le nombre de dimensions retenu doit être défini préalablement à l’analys (...)
14Plusieurs essais ont conduit à retenir une ACPNL à six facteurs extraits 6 (voir annexe 3 pour le détail de l’analyse). Ensuite, par la rotation des axes factoriels, on obtient une structure de relations répondant aux caractéristiques suivantes : une composante est fortement corrélée avec quelques variables et peu corrélée avec les autres ; une variable est fortement corrélée avec une seule composante (ou deux). Enfin, on donne une signification aux composantes en examinant les corrélations entre chaque composante et les variables originales.
15Les facteurs issus de l’ACPNL distinguent les composantes suivantes.
- 7 Les coefficients de corrélation supérieurs en valeur absolue à 0,5 sont retenus pour la caractéris (...)
16Le premier facteur explique 14 % de la variance globale. Ce facteur est positivement très corrélé7 aux déclarations « lire plusieurs fois le cours » et « répéter le cours » en anglais et en histoire-géographie, ainsi qu’« apprendre par cœur » dans les trois disciplines considérées. Cette composante de l’ACPNL traduit la propension à s’imprégner de ce qui a été vu en cours par répétition, voire rabâchage. Il s’agit de se donner les moyens de retenir pour pouvoir restituer. Les élèves s’inscrivent ainsi dans une lecture à la fois traditionnelle et rassurante de l’école, qui a été souvent objet de critiques (Isambert-Jamati, 1985), mais qui n’est pas sans gain scolaire, car la maîtrise des mots de l’enseignant donne l’image d’un élève sérieux, qui joue le jeu. Dans la suite de cet article, le syntagme « travail par imprégnation » désignera ces modalités de travail.
17Le deuxième facteur explique 13 % de la variance. Il est corrélé à toutes les variables traduisant le recours à une aide de l’entourage dans les trois disciplines pour la réalisation des devoirs : « être aidé par ses parents », « se faire interroger » et « poser des questions ». Cette composante est donc indicatrice de la mise à contribution de l’entourage pour la réalisation des devoirs, que l’aide apportée soit sollicitée par les élèves ou qu’elle s’impose à eux (l’aide des parents en particulier n’est pas nécessairement souhaitée par les adolescents).
18Le troisième facteur explique 12 % de la variance. Il est positivement très corrélé aux six variables indicatrices des temps de travail, habituels et avant une évaluation, pour les trois disciplines étudiées. Le temps consacré aux devoirs est ainsi le deuxième axe majeur de différenciation de pratiques.
19Le quatrième facteur explique 8 % de la variance. Il est positivement très corrélé aux déclarations de pratiques de recherche dans le manuel et sur internet en anglais et en histoire-géographie, à celles de tenue d’un répertoire en anglais. Cet axe indique ainsi une tendance des élèves à chercher à approfondir ce qui est fait en classe, dans les disciplines histoire-géographie et anglais.
20Le cinquième facteur explique 7 % de la variance. Ce facteur n’est très corrélé qu’à des variables concernant les devoirs en mathématiques. Il s’agit du fait d’essayer de comprendre le cours et de poser des questions à son entourage, ainsi que des pratiques de recherche dans le manuel et sur internet afin de trouver des réponses aux questions que l’on se pose. Cet axe traduit donc pour les mathématiques la recherche d’approfondissement que le quatrième facteur traduit pour les autres disciplines de l’étude. Il est intéressant de noter qu’une différenciation des pratiques est plus spécifiquement liée aux mathématiques. Ce résultat renvoie au statut particulier de cette discipline dans la définition de l’excellence, comme indiqué précédemment.
- 8 Constat sur le terrain lors de la restitution des données de l’enquête auprès de groupes d’enseign (...)
21Les facteurs 4 et 5 font ainsi état des efforts déployés par les élèves pour comprendre, donner du sens aux cours, articuler leurs connaissances. Le travail hors l’école intégrant la recherche de ressources répond à un monde des connaissances disponibles où les tâches intellectuelles se réalisent dans un environnement de ressources utilisables, traditionnelles et nouvelles, avec la multiplication des ressources en ligne. Il répond également à un appel à une mutation de la forme scolaire, initié par des groupes d’influence et une partie des chercheurs en éducation, où « l’élève doit quitter sa position de passivité pour adopter une posture d’apprenant actif et réflexif et devenir “nomade” de la connaissance » (Verhoeven, 2015). Pourtant, ce travail non prescrit n’est pas toujours valorisé par les enseignants. Ceux-ci appréhendent volontiers le recours spontané aux ressources numériques comme un moyen d’évitement de l’effort d’apprentissage des connaissances plutôt qu’un moyen d’accéder aux connaissances ; une recherche des réponses plutôt qu’une recherche de compréhension de l’exercice, etc.8
22Enfin, le sixième facteur explique 6 % de la variance. Il est corrélé au fait de « recopier le cours » en anglais et en histoire-géographie ». Cet axe traduit ainsi des pratiques appliquées de reprise des cours.
- 9 La méthode des nuées dynamiques cherche, par itérations successives allouant des individus à des c (...)
23Suite à l’ACPNL qui a permis de dégager des axes structurant la différenciation des pratiques de devoirs à la maison, la mise en œuvre d’une méthodologie statistique de classification permet de poursuivre l’analyse, en proposant une typologie des élèves selon leurs modalités de réalisation des devoirs. Une analyse par nuées dynamiques9 avec quatre classes a été retenue dans la mesure où, parmi les différentes méthodes testées (classification hiérarchique ascendante et nuées dynamiques avec 3, 5 et 6 classes), elle est apparue la plus pertinente, par sa robustesse et par l’intelligibilité des types obtenus, en cohérence avec les facteurs de l’ACPNL.
24La typologie comporte donc quatre classes. L’analyse de variance entre ces classes pour les 29 variables de l’ACPNL permet de repérer quelles formes de travail caractérisent plus spécifiquement chaque profil.
25Le profil 1 est caractérisé par la faiblesse du travail à la maison. Pour toutes les modalités de travail interrogées, les réponses fournies par les élèves de ce profil indiquent les pratiques les plus rares. Ils sont aussi peu aidés par leur entourage.
26Les profils 2 et 3 ont des temps de travail dans la moyenne de l’échantillon et non significativement différents. En revanche, leurs formes de travail diffèrent, avec plus de travail par imprégnation et moins d’aides par l’entourage pour le profil 2 que pour le profil 3. Leur usage des ressources mathématiques diffère également, avec des recherches moins fréquentes, autant dans le manuel qu’en ligne pour le profil 2.
27Le profil 4 se distingue quant à lui par des déclarations de temps de travail très supérieures aux autres profils et des formes de travail variées. Ces élèves semblent essayer de mettre à profit tout ce qui est à leur disposition pour réussir. Le seul domaine dans lequel ils ne se distinguent pas de tous les autres est l’aide apportée par les parents, domaine dans lequel leurs déclarations sont semblables aux élèves du profil 2.
28Si cette typologie obtenue statistiquement est robuste, le profil 1 recouvre des réalités hétérogènes au regard des connaissances antérieures sur le travail des élèves. Il confond en effet les élèves travaillant peu parce qu’ils n’ont pas besoin de travailler davantage pour obtenir de bons résultats ou parce qu’ils font le minimum pour maintenir un niveau acceptable (Barrère, 2011) et les élèves résignés ou qui anticipent la possibilité de résultats faibles et cherchent à se préserver d’une étiquette renvoyant à leur incapacité (Merle, 2018). Afin de mieux rendre compte des différentes modalités de travail des élèves, ce profil a donc été subdivisé en fonction des résultats d’une variable qui n’avait pas pu être intégrée dans la classification statistique en raison de son caractère nominal. Elle est issue des réponses à la question « Pour faire tes devoirs (coche une seule réponse) » : 1. « Tu fais souvent plus que ce qui est demandé » ; 2. « En général, tu ne fais pas tous tes devoirs » ; 3. « Tu vas le plus vite possible pour faire autre chose ensuite » ; 4. « Tu vas vite pour certaines matières et tu t’appliques pour d’autres » ; 5. « Tu prends le temps qu’il faut pour être sûr d’avoir bien compris et tout fait correctement ». Les élèves ayant choisi les items 2 ou 3 sont regroupés (profil 1a). Un deuxième groupe est formé des élèves ayant choisi les items 1, 4 ou 5 (profil 1b). Les 29 élèves n’ayant pas répondu à cette question sont exclus de l’analyse.
29Cinq profils de travail à la maison sont ainsi au final distingués pour l’analyse. L’analyse de variance permet de différencier les formes de travail pour ces profils. Afin de permettre les rapprochements avec les travaux antérieurs, la caractérisation des profils est enrichie du croisement avec les résultats scolaires obtenus dans les trois disciplines étudiées (voir tableau 3).
Tableau 3. Moyennes annuelles standardisées dans les trois disciplines étudiées par profil de travail
|
Peu investis (1a) |
Diligents (1b) |
Scolaires traditionnels (2) |
Scolaires engagés (3) |
Bûcheurs (4) |
Total |
Mathématiques |
-0,21 |
0,29 |
0,23 |
-0,12 |
-0,18 |
0 |
Histoire-géographie |
-0,39 |
0,20 |
0,24 |
-0,08 |
-0,07 |
0 |
Anglais |
-0,30 |
0,24 |
0,25 |
-0,12 |
-0,10 |
0 |
Total |
Moyenne |
-0,3 |
0,24 |
0,24 |
-0,11 |
-0,12 |
0 |
Part de l’échantillon (%) |
11 |
17 |
23 |
28 |
21 |
100 |
Lecture : la moyenne standardisée annuelle en mathématiques des élèves du profil « peu investis » est de -0,21 (pour une moyenne de l’échantillon de 0). Quand les résultats sont significatifs au seuil de 5 %, les pourcentages les plus éloignés de la valeur théorique sont en gras (soulignés si supérieurs ; en italique si inférieurs).
30Le profil « 1a » se caractérise par le temps très faible consacré aux devoirs et par la rareté de mise en œuvre des pratiques de travail proposées dans le questionnaire. Quelle que soit la pratique en question, les élèves répondent dans leur très grande majorité la mettre en œuvre moins de deux fois par mois. Les seules pratiques un peu moins rares, avec environ un quart des élèves les déclarant hebdomadaires voire quotidiennes, sont les efforts pour comprendre le cours en mathématiques, l’aide des parents en mathématiques et en anglais et la recherche de réponses aux questions que l’on se pose sur internet en mathématiques. Le croisement avec les notes obtenues indique par ailleurs la grande faiblesse scolaire des élèves appartenant à ce profil, en général et dans les trois disciplines étudiées. Ils seront dénommés « peu investis ». Ils ne représentent que 11 % des élèves.
31Également issu de la première classe de l’analyse par nuées dynamiques, le profil « 1b » est logiquement marqué par des pratiques de devoirs limitées, en temps et dans les modalités mises en œuvre. Il se distingue néanmoins significativement (test du khi2) du profil « peu investis » sur plusieurs aspects, spécifiquement la fréquence des temps de travail supérieurs à une demi-heure (notamment avant les évaluations) et le recours plus fréquent au « travail par imprégnation ». On note également un recours différencié aux ressources en mathématiques, avec un moindre usage d’internet que les « peu investis » et un recours plus fréquent au manuel. Par ailleurs, les élèves appartenant à ce profil obtiennent des résultats supérieurs à la moyenne dans les trois disciplines étudiées. C’est particulièrement le cas en mathématiques, discipline dans laquelle ils obtiennent en moyenne des résultats très supérieurs aux autres. Ces élèves, qui représentent 17 % de l’échantillon, seront appelés « diligents », au sens de ceux qui s’acquittent bien et rapidement d’une tâche. Ce profil soutient l’hypothèse de Johsua et Félix (2002), selon laquelle l’essentiel des apprentissages des bons élèves de collège se déroule en classe, pour certains au moins.
32Le profil 2 regroupe des élèves avec un temps de travail dans la moyenne, des modalités de travail largement marquées par le « travail par imprégnation » et peu d’aide de l’entourage pour les devoirs. Ce profil se distingue aussi par de très bons résultats scolaires, comparables à ceux des « diligents » (légèrement en dessous en mathématiques et meilleurs en histoire-géographie). Les formes de travail adoptées par ces élèves valorisent le lien direct avec le travail en classe et les ressources fournies par les enseignants. Ces observations justifient la qualification de « scolaire » pour ce profil. Néanmoins, les pratiques déclarées par ces élèves manifestent peu d’« autonomie » au sens des « pratiques d’engagement » valorisées par l’école aujourd’hui où les apprentissages devraient « se réaliser sous une forme réflexive […] et non mécanique ou routinière (par cœur, par la répétition “comme un perroquet”) » (Dürler, 2015). Leur travail, fondé essentiellement sur l’« imprégnation », et leur faible sollicitation des ressources humaines et numériques qui les entourent, justifient l’appellation « scolaires traditionnels » qui concerne 23 % des élèves interrogés.
- 10 La moyenne générale pour l’échantillon dépasse 14 sur 20. Les résultats proches de la moyenne de l (...)
33Le profil 3 présente sur bien des aspects un profil « moyen », aussi bien concernant les temps de travail que le « travail par imprégnation » ou les résultats obtenus dans les trois disciplines étudiées, qui peuvent être qualifiés de moyens-faibles. C’est l’usage des ressources pour apprendre à la maison qui les distingue. Les résultats indiquent une forte sollicitation par ces élèves de tous les types de ressources dont ils peuvent disposer. Habituellement, quand ils font leurs devoirs, les élèves du profil 3 posent des questions, se font interroger, se font aider, cherchent dans les manuels et sur internet des réponses à leurs interrogations. Si leurs résultats sont sous la moyenne10, le terme « scolaire » se justifie par les efforts qu’ils mettent en œuvre pour répondre aux attentes. Leur attitude les rapproche par ailleurs des attentes de l’institution en termes d’« engagement ». Ils seront donc qualifiés de « scolaires engagés » et représentent 28 % de l’échantillon.
34Enfin, le profil 4 regroupe les élèves qui déploient leurs efforts dans toutes les directions sur des temps longs. Si leurs résultats scolaires sont meilleurs que ceux des « peu investis », ils sont très en deçà des moyennes de classe en mathématiques, et comparables à ceux des « scolaires engagés » en anglais et en histoire-géographie. Ce profil de collégiens fait suite aux écoliers buvant « le calice jusqu’à la lie » de Perrenoud (2018) et préfigure les « forçats » du lycée décrits par Barrère en 2003. Bautier et Rayou (2013, p. 26) montrent que le travail personnel de certains, « souvent minimisé par les enseignants, dépasse largement ce qui paraît nécessaire car beaucoup d’élèves en difficulté essaient désespérément de comprendre chez eux et sans aide efficace ce qu’ils n’ont en fait pas compris une première fois en classe ». Ces élèves seront ici qualifiés de « bûcheurs ». Ce profil correspond à 21 % des enquêtés.
35Des croisements entre les profils de travail hors la classe des élèves et leur sexe, leur milieu social et les caractéristiques de leur collège et de leur classe permettent de compléter l’analyse (tableau 4). Il apparaît tout d’abord que les « diligents », les « scolaires traditionnels » et les « scolaires engagés » se recrutent également indifféremment parmi les filles et les garçons ; être « scolaire engagé » ou « bûcheur » n’est pas non plus lié au milieu social. En revanche, le profil « bûcheurs » concerne significativement davantage les filles et le profil « peu investi » les garçons. Par ailleurs, les « diligents » sont plus souvent de milieu favorisé quand les « peu investis » et, dans une moindre mesure, les « scolaires traditionnels » sont plus souvent de milieu populaire.
36Ensuite, les résultats des croisements des profils de travail avec les caractéristiques des établissements et des classes confirment le peu de lien entre les modalités de travail des élèves et les contextes de scolarisation. Ainsi, les profils sont indépendants du contexte d’établissement (secteur du collège, tonalité sociale du collège). Concernant le contexte de classe, seule une surreprésentation des « peu investis » dans les classes homogènement faibles est à noter. Le constat d’un faible lien entre contexte scolaire et profils de travail interroge. En effet, les travaux antérieurs ont montré que les pratiques pédagogiques étaient liées au contexte, avec notamment des attentes différenciées des enseignants selon le niveau des classes et une adaptation du curriculum réel, moins ambitieux dans les classes concentrant les élèves en difficulté (Duru-Bellat, 2014). Afin de poursuivre l’interrogation du lien entre modalités de travail des élèves et pratiques enseignantes contextualisées, nous avons cherché à classifier les classes selon les profils de travail des élèves les composant. Mais aucune grande logique de différenciation des classes selon les modalités de travail mises en œuvre par les élèves n’a pu être dégagée.
Tableau 4. Caractéristiques socio-scolaires par profil de travail (en pourcentages)
Lecture : 16 % des garçons répondants sont catégorisés « peu investis ». Parmi les « peu investis, 67 % sont des garçons. Quand les résultats sont significatifs au seuil de 5 %, les pourcentages les plus éloignés de la valeur théorique sont en gras (soulignés si supérieurs ; en italique si inférieurs). Le soulignement en pointillés indique que le test du khi2 est significatif pour la case concernée mais qu’il n’est pas significatif pour le tableau complet.
Légende : les pourcentages en colonne sont indiqués entre parenthèses.
- 11 Les corrélations limitées entre les profils et les caractéristiques sociales habituellement sollic (...)
37La caractérisation des formes de travail des élèves a permis de dégager cinq profils de travail liés au sexe et aux performances scolaires des adolescents. L’analyse montre que ces profils dépendent en revanche peu du contexte social, qu’il soit familial ou scolaire. Pour poursuivre la compréhension de la différenciation des formes de travail des élèves, les profils ont été croisés avec d’autres items du questionnaire, étudiant les formes de médiations sollicitées (humaines versus numériques notamment) pour la réalisation des devoirs à la maison. Sans pouvoir « expliquer » la différenciation des formes de travail11, ces analyses offrent une intelligibilité des cinq profils en les mettant en lien avec l’expérience scolaire adolescente à 12-13 ans, telle qu’elle se traduit hors de l’enceinte du collège.
- 12 La variable « aide par les parents » est liée aux profils par définition car elle fait partie des (...)
38L’examen des aides régulières (au moins une fois par semaine) apportées aux élèves pour les devoirs indique des différences notables entre les profils (voir figure 1). Les « bûcheurs » sont surreprésentés quels que soient les aidants : parents (92 %)12, famille autre (58 %), copains (42 %), personnel scolaire (33 %), autres adultes, dans le quartier ou lors de cours privés (15 %). Les « scolaires engagés » sont également surreprésentés pour l’aide des parents (95 %) et ont un recours plus fréquent que la moyenne à l’aide des autres membres de leur famille (43 %), du collège (26 %), des copains (35 %). Les résultats des « scolaires engagés » et, encore plus, des « bûcheurs » indiquent que l’aide des parents pour les devoirs n’est pas un gage d’efficacité. Cette aide pourrait même contribuer à expliquer le désajustement entre temps de travail et résultats. Les travaux antérieurs ont en effet montré que certains parents incitent leurs enfants à engager un travail lourd mais totalement discordant avec les intentions pédagogiques des enseignants, comme rechercher systématiquement les mots inconnus dans le dictionnaire en phase d’apprentissage de la lecture ou apprendre par cœur des leçons qui n’ont pas été comprises (Kakpo, 2012). Un examen approfondi des différentes formes d’aide apportées aux élèves par leurs parents serait nécessaire à la compréhension fine des processus à l’œuvre. À l’opposé, les « peu investis » sont moins souvent aidés (42 % seulement aidés par leurs parents, 17 % par le collège). C’est également le cas pour les deux profils les plus performants scolairement. Par rapport aux « bûcheurs », les « diligents » et les « scolaires traditionnels » déclarent ainsi deux fois moins être aidés par leurs parents, trois fois moins par le reste de leur famille, deux fois moins par le collège, deux fois moins par les copains.
39Il était aussi demandé aux élèves, pour les trois disciplines étudiées, s’ils avaient recours à l’aide d’« amis, de réseaux ou de communautés sur internet » ou de « forums ou de sites collaboratifs ». 324 élèves ont répondu solliciter chaque semaine un tel type d’aide. Une fois encore, les « bûcheurs » sont surreprésentés avec 25 % d’entre eux répondant positivement pour 12 % des « diligents » et 16 % des « scolaires traditionnels ». Si la réussite scolaire de ces deux derniers profils peut évidemment être à l’origine du moindre recours par ces élèves à un soutien, numériquement médiatisé ou non, pour leurs devoirs, d’autres hypothèses peuvent être avancées, en termes de moindre appétence pour le travail collaboratif par exemple. Pour les « scolaires traditionnels », les réponses à la question « Pour bien faire tes devoirs, tu dois » vont dans ce sens, avec 60 % d’entre eux qui plébiscitent le travail solitaire comme condition première de devoirs bien faits (pour une moyenne de l’échantillon de 49 %).
- 13 Le socle commun de connaissances, de compétences et de culture de 2015, qui identifie les connaiss (...)
40Les réponses des « peu investis » concernant l’aide au travail personnel apportée par des communautés en ligne méritent une attention particulière. En effet, alors que ces élèves déclarent être peu soutenus pour leurs devoirs, ils sont surreprésentés parmi les élèves recevant de telles aides, avec une fréquence similaire aux « scolaires engagés » et un peu inférieure aux « bûcheurs ». Nous avons vu précédemment que les enseignants considèrent peu les recherches des élèves sur internet, souvent appréhendées comme des échappatoires au travail. L’hétérogénéité des profils d’élèves habitués de ces pratiques va à l’encontre d’une telle vision globalisante. Si la fréquence du recours aux aidants en ligne déclarée par les « peu investis », éloignés des normes scolaires tant par leur temps de travail que par leurs résultats, pourrait conforter un point de vue pessimiste, ce n’est pas le cas des pratiques des « scolaires engagés » et des « bûcheurs ». Par ailleurs, il est à noter que les « peu investis » déclarent très significativement plus souvent que les autres que « travailler à plusieurs élèves » est nécessaire pour « bien faire ses devoirs » (16 %, pour 10 % en moyenne). Leurs échanges entre pairs sur internet pourraient ainsi répondre, au-delà de fins utilitaires voire récréatives possibles, à une appétence particulière pour l’apprentissage coopératif, peu développé chez les élèves alors que fortement promu par les textes institutionnels13.
Figure 1. Aides régulières reçues par les élèves
Lecture : 3 % des élèves du profil « bûcheurs » ne sont pas aidés pour faire leurs devoirs ou alors de façon irrégulière.
41Le travail scolaire hors l’école est profondément ancré dans la tradition scolaire et tend à « étendre son empire » (Rayou, 2010, p. 10). Mais si les apprentissages externalisés sont appropriés comme nécessité par les enseignants, les élèves et leurs parents (Glasman & Besson, 2004), le temps et les ressources mobilisés pour réaliser les travaux imposés ou suggérés restent largement un impensé scolaire, à l’origine de nombreuses idées reçues. Celles-ci sont parfois anciennes, comme l’inconsistance du travail des élèves faibles scolairement, ou plus récentes, comme la nuisibilité des usages communicationnels numériques pour les devoirs scolaires. Les rares travaux scientifiques existants ont très peu investigué la question du partage de connaissances par les adolescents sur les réseaux sociaux, alors que se propage l’idée que ces réseaux sont avant tout un support aux sociabilités et au divertissement, au détriment de l’engagement scolaire (Asterhan & Bouton, 2017). Certaines recherches sont par ailleurs susceptibles de renforcer cette idée. Ainsi, Kalenkoski et Pabilonia (2017) montrent, en étudiant les données d’emploi du temps de jeunes Américains scolarisés dans le secondaire, que les devoirs ne sont une activité exclusive que sur environ la moitié du temps que les élèves leur consacrent, quand le reste est concurrencé par les usages numériques. Par ailleurs, d’autres recherches ont montré que les élèves qui consultent Facebook pendant leurs devoirs obtiennent en moyenne des notes plus faibles (Rosen, Carrier & Cheever, 2013).
42Pourtant, les stratégies de travail que développent les élèves ne visent pas uniquement à alléger le fardeau que représentent les devoirs pour eux. Ces stratégies sont également le produit de l’interprétation par les élèves de cadres normatifs hétérogènes liés aux contextes, aux disciplines, aux enseignants (Barrère, 2003 ; Grimault-Leprince, 2011 ; Perrenoud, 2018), ainsi qu’au « cadrage » des activités d’apprentissage produit par les formes, supports et dispositifs pédagogiques (Bonnéry, 2011). L’expérience scolaire adolescente est tiraillée entre des contingences nombreuses et parfois contradictoires et il incombe aux élèves d’y trouver de la cohérence et du sens (Dubet & Martucelli, 1996). Les stratégies de travail hors école pour l’école participent à cette entreprise. Mais elles visent parfois la réalisation de tâches perçues comme des fins en elles-mêmes (Bautier & Goigoux, 2004) ou ne se développent pas dans un milieu didactique adéquat pour l’étude, reconstruit à la maison à partir de celui co-construit en classe (Johsua & Félix, 2002), ce qui peut expliquer le décalage entre le temps consacré aux devoirs et les résultats obtenus. Ainsi, pour une moitié des élèves enquêtés, les « scolaires engagés » et les « bûcheurs », les efforts importants pour répondre aux attentes perçues ne sont pas en rapport avec les résultats. C’est particulièrement vrai en mathématiques pour les « bûcheurs ». Les efforts de ces élèves en histoire-géographie s’avèrent moins vains, avec des résultats dans cette discipline proches de la moyenne de l’échantillon pour les deux profils, tout en restant inférieurs. À l’opposé, le travail engagé par les élèves est parfois dévolu à l’obtention de bonnes notes (Barrère, 2003), avec une concentration des efforts sur la préparation des évaluations et des formes de travail choisies pour leur rentabilité immédiate. C’est le cas pour les « diligents », dont les caractéristiques sociales et les comportements de travail suggèrent la combinaison d’une position d’« héritiers » (Bourdieu & Passeron, 1970) et d’un rapport utilitariste à l’école (Perrenoud, 2018). Leurs réponses à la question « Pourquoi travailles-tu ? » viennent conforter cette dernière hypothèse. Ils sont ainsi sous-représentés parmi les élèves choisissant « tout à fait d’accord » pour les items « parce que je veux apprendre de nouvelles choses » et « parce que c’est intéressant » (13 et 10 % quand 38 et 31 % des « bûcheurs » retiennent ces items). En revanche, « pour avoir de bonnes notes ou les félicitations » et « pour pouvoir exercer plus tard le métier que j’ai envie de faire » recueillent le maximum de « tout à fait d’accord » chez les « diligents ». C’est en mathématiques que leur stratégie est la plus rentable, avec la meilleure moyenne des cinq profils, quand ils obtiennent des résultats légèrement inférieurs aux « scolaires traditionnels » en histoire-géographie et en anglais. Des informations sur les comportements et attitudes en classe des « diligents », non disponibles dans l’enquête, permettraient d’approfondir ces résultats, en analysant l’articulation entre travail en classe et travail à la maison. Le niveau étudié, la classe de 5e, est sans doute aussi à prendre en compte. Les travaux antérieurs (Barrère, 2003) vont dans le sens d’une probable augmentation du temps de travail de ces élèves au fur et à mesure de l’avancée dans le cursus pour préserver leur réussite scolaire. Ceci est sans doute encore plus vrai dans l’académie de Rennes, terrain de l’enquête. Qualifiée d’« académie de toutes les réussites » dans un rapport de l’inspection générale en 2000, elle obtenait à nouveau en 2017, année de la passation du questionnaire, les meilleurs résultats de France au baccalauréat général, avec un taux de réussite de 97,1 %. Au final, les « bûcheurs » et les « diligents » montrent, chacun à leur manière, le désajustement du rapport temps de travail/résultat. On pourrait certainement retourner l’argument. Sans l’intensité de leurs efforts, les résultats des « bûcheurs » pourraient être encore plus faibles et, avec plus de travail, les résultats des diligents seraient encore meilleurs. Il n’en reste pas moins que la note « équivalent-travail » réclamée par les élèves comme appropriation conséquente à l’injonction au travail (Dubet, 1991) ne correspond pas à la réalité vécue.
43Le profil des « peu investis » est connu, tant des chercheurs que des enseignants, pour qui la présence de ces élèves distants des exigences d’engagement dans les apprentissages permet d’asseoir un dédouanement global de la responsabilité de l’institution en matière d’échec scolaire (Barrère, 2003). Toutefois, ils ne représentent que 11 % des élèves, soit deux ou trois élèves par classe. Par ailleurs, l’enquête indique chez ces élèves une inclination particulière pour les pratiques de coopération entre pairs, numériques notamment, qui laisse à penser que des pistes favorables au réinvestissement scolaire de ces élèves restent peu exploitées.
44Les profils « scolaires », « engagés » et « traditionnels », apportent quant à eux un éclairage inédit à la question du travail des élèves. Ainsi, les méthodes pédagogiques, appuyées sur les programmes, ont des attentes nouvelles en termes de « compréhension » et d’« appropriation » des savoirs, quand la « mémorisation-restitution » est de moins en moins valorisée (Johsua, 1999). Les pratiques des « scolaires engagés » sont celles qui répondent le plus à ces nouvelles normes. Mais ils côtoient les « scolaires traditionnels », qui interprètent les attentes de l’école sur un mode mémorisation-restitution et se voient mieux récompensés en termes de résultats. « Apprendre à réussir, c’est aussi apprendre le bon usage du bachotage » (Perrenoud, 2018, p. 116). « Scolaires engagés » et « scolaires traditionnels » proposent ainsi deux interprétations du travail scolaire inégalement valorisées.
45De façon générale, les profils dégagés dans cet article réinterrogent les modalités de l’engagement-motivation et le sens des apprentissages, lorsque les résultats des élèves ne traduisent pas leurs efforts pour répondre aux exigences scolaires telles qu’ils les interprètent. « Travaillez sinon vous serez orientés » résumait A. Prost (1985). L’école française produit une injonction permanente au travail des élèves, que ce soit dans une volonté de mise en ordre des adolescents ou dans une affirmation d’égalité méritocratique des chances (Dubet, 2004). Meuret et Bonnard (2010) voient cette injonction varier dans son intensité en fonction du degré de religiosité à l’échelle d’un système éducatif. Mais le désajustement efforts/résultats peut rapidement saper « l’optimisme des élèves en difficultés » (Charlot, Bautier & Rochex, 1992). L’exploitation par certains élèves des ressources qu’ils ont à leur disposition, bien que semblant très volontaire, n’entraîne pas les effets escomptés en termes de résultats. Quand l’école continue à récompenser par la note le travail utilitaire et répétitif que par ailleurs elle réprouve, et peine à valoriser les formes de travail qu’elle promeut, on peut s’interroger sur le maintien dans la durée du fort engagement de certains élèves dans un travail personnel peu « rentable ». Ces résultats interrogent les fonctionnements scolaires. Les efforts de travail des « scolaires engagés » et des « bûcheurs » semblent, entre autres, pénalisés par une difficulté à repérer des ressources pertinentes, numériques en particulier, ce qui pourrait sans doute être davantage accompagné dans le cadre scolaire. Une plus grande réflexion en classe sur les coopérations entre pairs hors temps scolaire permettrait aussi sans doute à celles-ci d’évoluer vers de réels apprentissages coopératifs, quand les collaborations entre élèves ont tendance à se limiter au partage du produit du travail de certains (Asterhan & Bouton, 2017).
46Enfin, un autre résultat notable de cette recherche est le faible lien entre les profils des élèves et leur contexte social de travail, à l’école et en famille. Le milieu social n’est discriminant que pour les « peu investis » et les « diligents », et tous les profils sont indépendants de la tonalité sociale du collège, alors que pour l’échantillon d’enquête, conformément aux travaux antérieurs, les notes obtenues dépendent fortement de la catégorie sociale de l’élève. Par ailleurs, un seul profil est lié à la composition scolaire de la classe, avec une surreprésentation des « peu investis » dans les classes faibles. Ainsi, il semble que ce n’est pas tant dans un contexte socialement ou scolairement différencié qu’à travers leurs expériences singulières que les élèves interprètent l’éventail des attentes et des exigences scolaires pour définir leurs réponses, en termes d’efforts consentis et de formes de travail.