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Dossier

Expériences et motifs de décrochage scolaire : entre rejet de l’école et quête du travail rémunéré

Experiences of and motives for early school leaving: Rejection of school and the quest for gainful employment
Pierre-Yves Bernard et Christophe Michaut
p. 11-22

Résumés

Cet article propose d’explorer la parole des jeunes en situation de décrochage scolaire à partir du matériau fourni par une enquête auprès d’environ 3 000 individus. L’exploitation des données (analyse de données textuelles, classifications, modélisations statistiques) permet de dégager des résultats significatifs. Le décrochage scolaire est fréquemment vécu comme la continuité d’une expérience scolaire négative, plutôt que comme une rupture accidentelle de parcours ; il traduit des expériences scolaires diverses, qui se différencient en fonction des acquis scolaires et du rapport à l’institution scolaire. Ces expériences sont variables en fonction du genre, du milieu social d’origine et du parcours scolaire, et elles ont un effet sur les perspectives de raccrochage et sur l’insertion professionnelle.

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Texte intégral

1L’expression « décrochage scolaire » est désormais largement utilisée pour désigner les ruptures de scolarité avant l’obtention d’un diplôme terminal de l’enseignement secondaire. En France, depuis plus de dix ans, la problématique du décrochage scolaire jusque-là inédite a fait l’objet de politiques et de dispositifs spécifiques (Bernard, 2019 ; Berthet & Zaffran, 2014 ; Boudesseul, 2013). Pour autant, on sait peu de choses sur ce qu’en disent les premiers intéressés, c’est-à-dire les élèves quittant précocement le système éducatif. Se désignent-ils comme « décrocheurs » ? Qu’est-ce qui les a conduits selon eux à interrompre leurs études ? Et que disent-ils de la situation dans laquelle ils sont ? Ce type d’interrogations rejoint un certain nombre de travaux sur la parole des acteurs les moins visibles du monde social, particulièrement dans le monde scolaire (Downes, 2013). Elles permettent de relativiser un discours institutionnel qui a tendance à « parler » des situations problématiques en lieu et place des individus.

2Cet article propose d’explorer cette parole des jeunes en situation de décrochage scolaire à partir du matériau fourni par une enquête auprès de près de 3 000 individus. Dans ce cadre, les personnes interrogées étaient invitées à donner les motifs de leur interruption d’étude ou de formation. L’objectif de cette étude n’est pas d’expliquer le décrochage à partir des catégories mobilisées par les jeunes, mais de comprendre comment ce décrochage est vécu, et ce qu’il nous dit de l’expérience scolaire des jeunes concernés. La première partie de l’article explicite les liens entre motifs de décrochage et expérience scolaire. Dans une deuxième partie, les méthodologies mobilisées sont présentées. La troisième partie expose les résultats de l’enquête : le décrochage scolaire est fréquemment vécu comme la continuité d’une expérience scolaire négative, plutôt que comme une rupture accidentelle de parcours, il traduit des expériences scolaires diverses, qui se différencient en fonction des acquis scolaires et du rapport à l’institution scolaire. Ces expériences sont variables en fonction du genre, du milieu social d’origine et du parcours scolaire, et elles ont un effet sur les perspectives de raccrochage et sur l’insertion professionnelle.

Expériences scolaires et motifs de décrochage

Parcours et expérience scolaires

3Défini institutionnellement comme l’interruption des études avant l’obtention d’un diplôme de fin d’études secondaires, le décrochage scolaire renvoie à des situations objectivables (la sortie du système éducatif sans diplôme) et s’inscrit dans un contexte sociétal spécifique, la généralisation de la norme des études secondaires complètes. Le décrochage scolaire peut ainsi être mesuré et analysé à partir de facteurs mettant en évidence sa variabilité selon les milieux sociaux, le genre, les acquis scolaires, etc. (Bernard, 2019).

4Pour autant, il est clair que ces ruptures de scolarité ne peuvent pas être appréhendées sans faire référence aux parcours qui y ont conduit. La notion de parcours a fait l’objet d’un effort de conceptualisation en sciences sociales, notamment autour de la notion de parcours de vie (Elder, 1998). Un parcours constitue une succession d’étapes, d’évènements, de choix, de positions occupées, et il s’inscrit toujours dans un contexte socio-historique donné. Entre autres apports, la notion de parcours offre l’intérêt d’articuler les conditions objectives de sa réalisation et les dimensions subjectives engagées par l’individu. L’individu en tant que sujet est en effet amené à s’identifier à telle ou telle position, à porter des jugements, à interpréter les situations, à agir et interagir avec les autres acteurs en fonction de ses représentations et des possibilités qu’il estime réalisables, à affirmer des choix, à affronter des épreuves, etc.

5On peut alors considérer l’expérience scolaire en tant que dimension subjective du parcours scolaire. En paraphrasant les catégories de Bénédicte Zimmerman quand elle traite de l’expérience professionnelle, l’expérience scolaire représente d’une part l’appropriation progressive de ce qui permet de définir l’enfant comme élève (« avoir l’expérience du monde scolaire ») et d’autre part une mise à l’épreuve de cette appropriation au regard de ce que demande l’institution (« faire l’expérience du monde scolaire ») (Zimmerman, 2011). Ces deux dimensions sont difficilement séparables, dans la mesure où la mise à l’épreuve de l’élève est quasiment constante dans l’univers scolaire, notamment en ce qui concerne les comportements attendus à l’école, et qu’elle nourrit l’intériorisation des normes et des attitudes qui constituent le « métier » d’élève (Perrenoud, 1994). L’enfant perçoit très tôt qu’être élève suppose d’adopter une posture (être assis, relativement immobile, silencieux, etc.) et que cette posture est mise à l’épreuve plus ou moins régulièrement par le regard du maître. À cet égard, l’expérience scolaire constitue une forme de socialisation (Dubet & Martuccelli, 1996). On verra plus bas combien cette expérience est prégnante dans le témoignage des élèves qui ont décroché.

L’expérience du décrochage

6Le décrochage scolaire peut être objectivé dans le parcours d’un élève, notamment à partir de critères administratifs (par exemple absentéisme chronique, non-affectation dans un établissement, repérage dans les outils de suivi du décrochage). Mais il constitue aussi une expérience subjective au double sens mentionné plus haut : l’élève fait l’expérience du décrochage en tant que tel (par exemple à la suite d’une exclusion définitive d’un établissement), ce qui traduit également une expérience antérieure (par exemple les relations conflictuelles avec les enseignants). Demander à un élève le motif de son décrochage permet alors d’accéder à cette expérience (par exemple « j’ai été exclu parce que je me suis pris la tête avec un enseignant »).

7Il ne faut bien sûr pas confondre ces motifs auto-rapportés avec des facteurs explicatifs, dans la mesure où ceux-ci peuvent échapper complètement aux jeunes concernés. La recherche sur les facteurs de décrochage scolaire montre notamment le caractère déterminant des difficultés d’apprentissage, ce qu’on ne retrouve guère dans les quelques travaux existants sur les motifs de décrochage (Bernard & Michaut, 2014, 2016). Soulignons également que, par le biais du motif, l’expérience est saisie à un moment t. Elle dépend à la fois de la situation actuelle du jeune, des perspectives qui s’offrent à lui, et des autres expériences qu’il a pu connaître après le décrochage. En d’autres termes, l’expérience se transforme dans la durée, y compris pour des étapes achevées du parcours de vie, au gré des reconstructions opérées avec le temps.

Les motifs de décrochage : scolaires et non scolaires

8Les motifs donnés par les jeunes peuvent se rapporter à l’expérience scolaire, mais également à d’autres expériences de vie. Par exemple, la rupture scolaire peut être attribuée à des difficultés familiales ou à la nécessité d’exercer un emploi pour subvenir à ses besoins. On peut donc distinguer les motifs selon qu’ils sont « internes » ou « externes » à l’institution scolaire (Parent & Paquin, 1994). D’une manière générale, l’évocation de motifs non scolaires du décrochage révèle la perméabilité des différents parcours de vie. Le parcours scolaire d’un individu s’inscrit dans un ensemble de contextes, et notamment l’environnement familial dont on connaît les effets importants sur la réussite ou l’échec scolaire (Le Pape & van Zanten, 2009). Cette perméabilité s’exerce de deux manières. Pour reprendre les termes qu’utilise Fabienne Berton à propos des parcours professionnels (2017), elle peut prendre la forme d’une contamination, quand par exemple des difficultés dans l’environnement familial affectent négativement le parcours scolaire des individus. Mais les relations entre sphères de vie peuvent jouer dans le sens de la compensation, quand par exemple un jeune en difficulté scolaire cherche dans le monde du travail des sources de valorisation.

9Les motifs externes à l’institution scolaire se rapportent le plus souvent à des évènements qui constituent une rupture (« accidents de la vie ») ou à des situations contingentes, alors que les motifs internes inscrivent davantage l’expérience du décrochage scolaire dans la continuité des expériences scolaires antérieures.

10Au niveau interne, les motifs scolaires de décrochage peuvent être de nature très différente. L’expérience scolaire est à la fois une expérience du rapport aux autres, élèves et enseignants, une expérience du rapport à l’institution, à travers les règles que celle-ci impose et de la forme qu’elle donne aux activités d’apprentissage (programmes scolaires, méthodes pédagogiques), une expérience des épreuves scolaires (réussite ou échec, possibilités de choix d’orientation plus ou moins ouvertes), et enfin une expérience du sens donné aux activités d’apprentissage. On peut imaginer que les motifs de décrochage peuvent se rapporter à l’une de ces dimensions ou à plusieurs d’entre elles dans des configurations qui peuvent être très diverses.

Intériorisation du jugement scolaire et critique de l’institution

11Les motifs de décrochage renvoient aussi à la façon dont les individus intériorisent l’expérience scolaire ou, au contraire, la perçoivent comme étrangère. Si on suit le modèle de Dubet et Martuccelli (1996), la socialisation scolaire suppose l’intériorisation de normes et d’attitudes, plaçant l’expérience scolaire dans une logique d’intégration. Mais deux autres logiques sont inhérentes à l’expérience scolaire dans ce modèle : d’une part l’apprentissage des possibilités de jouer de ces normes, dans une logique stratégique, d’autre part la constitution de dispositions, de goûts et de préférences, dans une logique de subjectivation. Quand cette construction subjective répond aux attentes de l’institution, c’est un véritable habitus scolaire qui se met en place, qui génère les dispositions au travail scolaire permettant la réussite. En particulier, un certain nombre de traits de personnalité sont attendus comme relevant de dispositions personnelles, véritablement incorporées, notamment l’autonomie et la motivation (Lahire, 1995). L’expérience du décrochage scolaire peut alors être vécue de deux manières opposées. D’un côté, elle peut être ressentie comme une disqualification personnelle, quand l’élève explique son décrochage scolaire par une incapacité. Il manifeste ainsi une forme de conformité à l’ordre scolaire, en reconnaissant la légitimité du jugement négatif qui lui est accolé, notamment quand ce jugement porte sur sa personnalité même. D’un autre côté, le décrochage scolaire peut être l’aboutissement d’une opposition à cet ordre scolaire. Cette opposition peut s’être manifestée par une expérience de la déviance scolaire, c’est-à-dire des comportements qui vont au-delà du jeu admis sur l’application des normes scolaires (manquer volontairement des cours, conflits avec les enseignants, etc.). Elle peut par ailleurs porter sur le sens donné aux apprentissages scolaires ou aux méthodes pédagogiques, le motif de décrochage portant alors sur la légitimité même de la forme scolaire telle qu’elle a été vécue par l’élève. De ce point de vue, les motifs reposant sur des critiques adressées à l’institution scolaire (l’inutilité du savoir scolaire par exemple, ou encore le manque de pédagogie des enseignants) expriment une mise à distance vis-à-vis des exigences de l’école. Le processus de subjectivation dans ce cas peut articuler rejet de l’institution et attrait vers d’autres sphères de vie, notamment à travers le marché du travail. On le voit dans ce dernier cas, on peut concevoir des configurations de motifs de décrochage associant motifs internes et externes au monde scolaire.

12Les motifs de décrochage scolaire permettent ainsi d’approcher l’expérience scolaire des élèves, selon que ces motifs se rapportent ou non au monde scolaire, selon qu’ils révèlent une intériorisation des exigences scolaires ou au contraire une mise à distance du monde scolaire, et plus généralement selon les principes d’articulation de ces motifs entre eux.

Une enquête quantitative sur les motifs de décrochage scolaire

13Pour saisir les motifs de décrochage scolaire, nous avons choisi de développer une méthodologie quantitative, en recueillant les données à partir d’un questionnaire (voir encadré). Nous souhaitions en effet observer un certain nombre de régularités dans le choix des motifs et la façon dont ils s’articulent, afin d’accéder à des formes types d’expériences du décrochage scolaire. Il s’agissait également d’analyser ces régularités au regard de données plus objectives, notamment les caractéristiques sociologiques des individus (genre, milieu social d’origine), mais aussi les caractéristiques des parcours scolaires (redoublements, niveau de formation atteint au moment du décrochage scolaire).

L’enquête MODS 2015

L’enquête MODS 2015 s’inscrit dans un programme de recherche (Territoires et décrochages scolairesa) qui consiste à interroger la construction et les usages des données statistiques sur le décrochage scolaire, à identifier les actions publiques mises en œuvre et à évaluer l’influence des territoires sur les risques de décrochage scolaire. Cette enquête se donne pour principal objectif d’établir les motifs avancés par les jeunes eux-mêmes pour expliquer leur décrochage scolaire, motifs qui sont mis en relation avec leurs caractéristiques sociodémographiques, leur expérience scolaire et les contextes (établissements, territoires) dans lesquels ils étaient au moment où ils ont interrompu leurs études. La population des jeunes en situation de décrochage a été établie à partir d’une plateforme interministérielle (Système Interministériel d’Échange d’Informations - SIEI) qui a pour objectif de repérer les élèves en décrochage. Il s’agit de tous les élèves remplissant les conditions suivantes : élèves âgés de plus de 16 ans le jour de l’observation ; qui ont été scolarisés l’année scolaire N-1/N ou l’année scolaire en cours dans un système de formation initiale (Éducation nationale ou Enseignement agricole), dans un établissement public ou privé, pendant au moins 15 jours ; qui ne sont pas scolarisés le jour d’observation défini pour la campagne SIEI, ni dans l’Éducation nationale, ni dans l’Enseignement agricole, ni en apprentissage ; qui n’ont pas réussi leur examen de fin de formation ; qui n’ont pas obtenu un diplôme de niveau baccalauréat ou un diplôme professionnel de niveau V ou IV.

Un tirage aléatoire de 13 000 noms a été réalisé à partir des fichiers SIEI. L’échantillon de répondants est composé de 2 946 jeunes ayant accepté d’aller jusqu’au terme du questionnaire, soit un taux de réponse de 22,7 %. La représentativité de l’échantillon a été testée à partir des trois variables suivantes : genre, académie et statut du dernier établissement scolaire fréquenté.

Le questionnaire a été administré entre avril et octobre 2015 par voie téléphonique (15 minutes par entretien en moyenne). Il comprend 91 questions (identification, interruption d’études, parcours scolaires, motifs de décrochage, caractéristiques sociodémographiques). Il s’est en moyenne écoulé 13 mois entre le signalement du décrochage et l’enquête, mais cette durée dépasse 15 mois pour un quart des enquêtés.

a. Ce programme est financé par l’Agence nationale de la recherche, sous la référence ANR-14-CE30-0009-01.

14Pour saisir les motifs de décrochage scolaire, deux approches ont été mobilisées dans l’enquête.

« Pourquoi avez-vous interrompu vos études ? »

15Une première approche a consisté à demander aux personnes interrogées le ou les motifs de leur décrochage. Afin de s’assurer que les catégorisations institutionnelles aient le moins d’influence possible dans la formulation des réponses données, la question posée (« pourquoi avez-vous interrompu vos études ? ») ne comportait volontairement aucune référence au décrochage ou à ses dérivés (décrocher, décrocheur). La question était posée en début d’entretien, là encore pour éviter les biais méthodologiques éventuellement provoqués par l’effet des questions qui suivaient sur le parcours scolaire.

16L’objectif assigné à cette première approche était d’identifier des types de discours sur le décrochage. Dans cette perspective, le corpus des réponses (N = 2 946) a fait l’objet d’une analyse statistique du discours (Montgomery, 1995) à partir d’une lemmatisation du corpus. Une première analyse a permis de dégager plusieurs registres de discours selon les termes utilisés pour décrire les motifs de décrochage. En nous attachant au sens des mots et des expressions regroupées, nous avons distingué six registres, désignés sous les appellations suivantes : dispositions, motivation, capacité, rejet, travail, problèmes personnels. Une deuxième étape de traitement de ces données a consisté à indexer chaque réponse en fonction de six registres de discours afin de mesurer la fréquence de chaque type de discours. Notons que ces registres ne sont pas mutuellement exclusifs, une réponse individuelle pouvant relever de plusieurs registres simultanément. Par exemple, « je suis tombée enceinte, et j’ai pris un travail parce que le résultat c’est qu’il y avait une bouche à nourrir » relève des registres « problèmes personnels » et « travail ». L’hypothèse de travail était que ces registres manifestaient le vécu subjectif du décrochage, et notamment l’importance donnée à l’intériorisation de la disqualification scolaire ou à la critique de l’institution scolaire.

Vingt-trois motifs de décrochage

17Une seconde approche a cherché à identifier de manière plus exhaustive les motifs de décrochage scolaire correspondant à l’expérience de chacun des jeunes interrogés. À cette fin, une liste de 23 propositions figurait dans le questionnaire, chaque jeune étant invité à se prononcer sur ces propositions en indiquant sur une échelle de Likert leur accord ou leur désaccord. L’intérêt de cette liste de motifs réside dans la possibilité donnée aux jeunes d’indiquer des raisons auxquelles ils ne pensent pas spontanément. Les énoncés ont été choisis au vu de la littérature existante en distinguant les motifs « externes » et « internes » à l’institution scolaire. Quatre composantes externes ont été identifiées, chacune décomposée par deux propositions :

  • Monde du travail : « je voulais avoir une activité professionnelle » ; « je voulais gagner de l’argent » ;
  • Environnement social : « mon entourage ne montrait pas d’intérêt pour mes études » ; « personne ne m’aidait à faire mes devoirs » ;
  • Conditions matérielles pour suivre des études : « mon lieu d’études (ou de formation) était trop éloigné de mon domicile » ; « mes études (ou ma formation) coûtaient trop cher » ;
  • Problèmes personnels et de santé : « j’avais beaucoup de problèmes personnels » ; « j’ai été malade/j’ai eu un accident/j’attendais un enfant ».

18Auxquelles s’ajoutent sept composantes internes (une à trois propositions) :

  • Épreuves scolaires : « le travail demandé par les enseignants était trop difficile » ; « j’avais peur d’échouer » ;
  • Rapport au travail scolaire : « les méthodes d’enseignement utilisées par les professeurs ne me convenaient pas » ; « j’avais l’impression de perdre mon temps à l’école » ; « j’en avais marre de l’école » ;
  • Rapport aux savoirs scolaires : « je trouvais les cours inintéressants » ; « je ne voyais pas l’utilité de ce que j’apprenais à l’école » ;
  • Relations avec les enseignants : « je ne m’entendais pas avec les professeurs » ; « les professeurs étaient injustes avec moi » ;
  • Rapport aux autres et climat scolaire : « je ne m’entendais pas avec les autres élèves » ; « les autres élèves ne m’aidaient pas dans mon travail » ; « je ne me sentais pas en sécurité dans mon établissement » ;
  • Rapport à l’orientation : « je n’ai pas obtenu la formation que je souhaitais suivre » ; « la formation que je suivais ne m’offrait pas de débouchés » ;
  • Rapport aux normes scolaires : « j’ai été exclu de ma dernière formation ».

19L’objectif était de faire apparaître des configurations de motifs propres à certains groupes d’individus, d’où le choix d’une méthode de recueil quantitative permettant de réaliser des classifications et des analyses statistiques multivariées. L’hypothèse centrale de ce travail est que chaque configuration de motifs traduit une expérience spécifique du décrochage scolaire. Ces expériences peuvent être ensuite caractérisées sociologiquement en mobilisant les variables sociologiques disponibles. Pour ce faire, l’analyse des motifs s’est faite en deux temps : une classification ascendante hiérarchique (méthode de Ward) aboutissant à retenir cinq classes distinctes a été réalisée. Chaque classe a ensuite fait l’objet d’une modélisation par régression logistique binaire de manière à identifier les variables indépendantes significativement associées à la probabilité d’appartenance à la classe considérée.

Discours des jeunes et formes d’expériences scolaires

Ce que les jeunes disent de leur décrochage : entre disqualification scolaire et rejet de l’école

20Que nous disent les jeunes à la question ouverte « pourquoi avez-vous interrompu vos études ? » ? Avant d’aborder la question des registres de discours et de leur interprétation, quelques éléments saillants peuvent être dégagés de l’ensemble des réponses.

21Le premier est la quasi-absence de la terminologie du décrochage dans le discours des jeunes quand ils expliquent leur arrêt de scolarité. Seul le verbe « décrocher » est utilisé, mais seulement dans huit réponses sur 2 946, soit 0,3 % de l’échantillon. Les personnes concernées ne se reconnaissent pas spontanément dans la catégorie institutionnelle qui leur est attribuée. Plusieurs hypothèses peuvent être avancées pour expliquer ce résultat. La première est celle de l’expérience d’une situation vécue comme singulière, et qui ne peut pas être réduite à une catégorie générale. Toutefois, de fréquentes réponses ne comportent pas ces éléments singuliers. Nombreuses sont au contraire celles qui expriment une lassitude générale de l’école, formulée de manière assez fréquente par le mot « marre ».

22Une deuxième hypothèse doit donc être envisagée, celle de la connotation jugée négative de l’expression « décrochage scolaire », parce qu’elle place la responsabilité de la rupture au niveau de la personne.

23Un autre résultat apparaît sur l’ensemble du corpus, la fréquence des discours négatifs. Un peu plus de moitié des réponses contiennent une proposition négative, comme par exemple, « j’aime pas l’école », « ce n’était pas fait pour moi, je n’étais pas à ma place », « je ne pouvais pas écouter les cours, c’était impossible, j’ai arrêté ». Le discours sur l’arrêt des études est largement, mais pas uniquement, un discours de la disqualification : les jeunes expliquent leur décrochage par des manques de diverses natures comme on va le voir dans la caractérisation selon les registres de discours.

24Sur les six registres que nous avons identifiés, trois se réfèrent clairement à des ressources attendues pour la réussite scolaire (dispositions, motivation et capacité). Elles ont en commun d’être généralement considérées comme des caractéristiques intrinsèques des personnes. Le jugement des enseignants, en particulier, a tendance à expliquer les résultats des élèves par ce type de ressources (Pansu, Dompnier & Bressoux, 2004 ; Merle, 2018). Les discours recueillis dans notre enquête reposant sur ces registres sont presque exclusivement négatifs : ils expriment donc des manques d’une ou plusieurs de ces trois ressources.

25Le premier registre, que nous avons désigné comme celui des dispositions, est essentiellement celui d’un rapport négatif à l’école : « ben l’école c’est pas ce qui m’intéresse ». Il est présent dans 34,4 % des réponses. On y retrouve souvent l’expression de l’ennui et de l’inutilité : « Ça me plaisait pas, les cours surtout ça m’ennuyait », « ça me plaisait pas, pour moi je trouvais ça inutile et je préférais partir dans la voie de l’apprentissage ».

26Parfois ce manque de disposition se rapporte à une orientation particulière : « parce que c’était pas ma voie. On m’avait mis là dedans, en 1re ES, alors que c’était pas du tout ma voie, je voulais faire une 1re ST2S ». Ce registre peut être mobilisé pour exprimer une préférence positive, mais toujours implicitement en opposition à ce que le jeune perçoit du monde scolaire. Il en est ainsi de l’appétence pour la pratique, mise en opposition aux apprentissages scolaires jugés trop théoriques : « je préfère la pratique au théorique ». Dans ce registre des dispositions, un objet et une posture reviennent régulièrement dans les motifs invoqués : la chaise et la position assise. Ils symbolisent pour nombre de jeunes l’activité scolaire : « ça m’énervait de rester assis sur une chaise à rien faire et j’ai trouvé du travail ». Comme on le voit dans cette réponse, chaise et position assise sont les représentations d’une expérience scolaire de la passivité (« rien faire »), par opposition à l’activité qui, elle, se situe, selon eux, dans le monde du travail.

27Le second registre est celui de la motivation. Il concerne 33,9 % des réponses. Il est fréquemment utilisé négativement, pour manifester l’absence de motivation à poursuivre une formation : « je ne sais pas, je ne savais pas ce que je voulais faire… ». Cette démotivation est souvent associée au découragement après un échec, une orientation subie, ou l’absence d’employeur quand le jeune avait un projet de contrat d’apprentissage. Ce registre peut également exprimer un projet alternatif à l’école, ce qui place cette fois-ci l’expérience du décrochage scolaire non comme un manque, mais comme un moyen de réaliser un projet : « j’ai arrêté parce que je veux devenir forain comme mes parents ».

28Le troisième registre, celui des capacités, est moins fréquent que les deux précédents (13 %). Il est celui qui traduit le plus fortement l’intériorisation de la disqualification scolaire. Il légitime le décrochage scolaire comme incapacité à atteindre un certain niveau attendu par la formation : « parce que j’arrivais plus à suivre le niveau, ça a commencé à être dur, donc j’ai arrêté ».

29Ce registre peut également exprimer une incapacité à se conformer aux attitudes prescrites dans le monde scolaire : « c’est compliqué, j’arrivais pas trop à tenir en place, soit je dors, soit je fous le bordel en cours ».

30Ces trois registres sont assez proches au sens où, d’une part, ils se rapportent à des motifs scolaires, d’autre part, ils sont convoqués pour exprimer des carences, des défaillances, bref pour formuler l’inadéquation entre soi et les attentes perçues de l’institution scolaire. Les jeunes expriment alors une forme de ressentiment vis-à-vis d’une institution qui ne les a pas compris, ou dont ils ne perçoivent pas le sens. Ces registres révèlent de ce fait la possibilité de chercher ailleurs, et en particulier dans le monde du travail, une forme de valorisation.

31Le registre du rejet, bien que scolaire, met au contraire la notion de conflit dans l’appréciation que porte l’élève sur son décrochage. Présent dans 10,1 % des réponses, il se fonde explicitement sur un rejet, soit de l’élève par l’école, soit de l’école par l’élève. C’est le registre utilisé quand le décrochage fait suite à une exclusion : « Ils m’ont viré pour abandon scolaire, je n’allais pas assez en cours pour eux ».

32C’est également dans ce registre qu’on retrouve l’épuisement ressenti en raison d’un parcours scolaire mal vécu : « parce que je n’arrivais pas à supporter les cours, je n’arrivais pas à supporter ».

33Loin de conforter la légitimité du jugement scolaire, les jeunes mobilisent ce registre pour dénoncer un décrochage scolaire subi. La dénonciation peut également être plus large et dépasser le cas particulier du jeune qui s’exprime, dans une forme de ressentiment nettement plus explicite que dans les registres précédents : « ça m’a dégoûté de voir ce qui se passait dans ce bahut. J’ai vu la différence entre le lycée général et professionnel, on est trop mal considéré, on se sent en échec, et on nous compare tout le temps aux élèves du lycée général, en nous disant que c’est eux la réussite. Les mecs de la mécanique n’avaient même pas accès au CDI ».

34Les deux derniers registres se situent à l’extérieur du monde strictement scolaire, et traduisent des expériences qui contaminent ou au contraire compensent le parcours scolaire (Berton, 2017). Il s’agit tout d’abord du registre du travail, au sens du travail rémunéré et des expériences en emploi, y compris sous forme de stages. Ce registre est présent dans près d’un quart (23,7 %) des réponses. Il regroupe en fait des discours assez divers sur les motifs de décrochage. Tout d’abord le motif de décrochage peut se situer dans le contrat de travail lui-même, pour les jeunes qui décrochent de formation en alternance. Un autre type de discours porte sur la difficulté de concilier travail rémunéré et études, le décrochage scolaire étant alors le résultat d’un arbitrage qui se fait au détriment du parcours scolaire, notamment pour des raisons financières : « j’ai été obligé de travailler, j’ai trouvé du travail dans une boîte de nuit, mon absentéisme a augmenté, c’était trop dur de continuer ».

35Enfin, pour beaucoup de jeunes, le monde du travail rémunéré est vu comme une alternative positive à l’école : « bah en fait je suis pas trop école, je préfère avoir un travail plutôt que d’aller à l’école ».

36Un dernier registre est celui des problèmes personnels (12,6 % des réponses). Il s’agit des réponses qui mettent en avant des difficultés familiales ou de santé, des accidents de parcours.

37D’une manière générale, ces derniers motifs se rapportent davantage à des points de rupture qu’à la continuité d’une expérience plus longue. Toutefois, ils sont nettement moins fréquents que les motifs qui se fondent sur des qualités attendues par l’école, et qui relèvent d’éléments plus stables. Autrement dit, les jeunes expliquent davantage leur décrochage par une expérience scolaire antérieure que par des ruptures provoquées par des évènements ponctuels.

Expériences du décrochage scolaire et attrait pour l’activité professionnelle

38L’autre outil méthodologique mobilisé dans le cadre de cette étude est l’ensemble des vingt-trois propositions de motifs de décrochage scolaire sur lesquelles les personnes interrogées étaient invitées à exprimer leur accord ou leur désaccord au regard de leur propre expérience. Comme nous l’avons vu plus haut, il s’agissait ici de mettre en évidence des formes d’expériences scolaires à partir de ces items. Certains motifs proposés font l’objet d’un accord très important : « j’en avais marre de l’école » (65,8 % d’accord sur l’ensemble de l’échantillon), « je voulais avoir une activité professionnelle » (67,8 %), « je voulais gagner de l’argent » (61,3 %). Ces chiffres montrent le caractère assez général de la lassitude vis-à-vis de l’école pour les jeunes en décrochage, quels que soient par ailleurs les autres motifs choisis (Bernard & Michaut, 2014).

39Ils nous révèlent également l’attrait que représente le marché du travail pour ces jeunes. On connaît pourtant les difficultés d’insertion auxquelles font face les jeunes les moins qualifiés. Elles sont confirmées par l’enquête, où seulement 29,1 % des personnes interrogées sont en emploi au moment de l’interrogation, soit un an en moyenne après la rupture de scolarité (Bernard & Michaut, 2018b). Cet attrait pour le marché du travail pourrait manifester un sentiment d’inutilité de l’école pour accéder à l’emploi, sentiment lui-même produit par la dévalorisation scolaire que ces jeunes ont connue (Zaffran & Vollet, 2017). Le fort taux d’accord avec les propositions se rapportant au travail (environ les deux tiers des personnes interrogées) contraste avec le score plus faible de référence au travail obtenu sur la question ouverte (environ un quart des personnes interrogées), comme nous l’avons vu plus haut. Cet écart pourrait être interprété comme la marque d’une faible estime de soi caractéristique du décrochage, quand il s’agit d’exprimer spontanément une situation vécue comme un échec.

40Pour autant, cet attrait du travail s’articule avec des motifs différents selon les individus, dessinant ainsi des formes d’expérience du décrochage scolaire qu’une classification des motifs fait clairement apparaître (Bernard & Michaut, 2016). La classification réalisée à partir des 23 motifs proposés fait apparaître 5 classes contrastées, dont 3 laissent une large place à l’attrait du marché du travail. Les classes ne se différencient pas en fonction d’une seule catégorie de motifs, à l’exception de l’une d’entre elles, clairement construite sur les motifs d’attrait du marché du travail. Elles reposent plutôt sur un ensemble parfois important de motifs divers.

41Une première classe regroupe les jeunes en situation de « décrochage discret », en référence à la classification de Janosz pour désigner des élèves qui, bien que rencontrant des difficultés scolaires, se conforment fortement aux normes scolaires et sont persuadés de l’intérêt des apprentissages scolaires (Janosz, Le Blanc, Boulerice et al., 2000). Ce groupe représente 27,2 % de l’échantillon. Les jeunes évoquent plus souvent que dans les autres classes une formation non choisie (28,2 %), les problèmes personnels (27,2 %) et la peur de l’échec (26,7 %). Mais dans l’ensemble les individus de ce groupe rejettent assez massivement les motifs proposés, ce qui manifeste en creux un certain attachement à l’univers scolaire : ces décrocheurs discrets sont quasiment unanimes (90 %) pour rejeter la proposition « je ne voyais pas l’utilité de ce que j’apprenais à l’école ».

42À l’opposé de cette classe, une classe que nous avons qualifiée de « rejet de l’institution scolaire » et qui regroupe 14,4 % de l’échantillon se caractérise par un choix majoritaire d’un grand nombre de motifs proposés. Dix motifs sont ainsi approuvés à plus de 50 % par les individus de cette classe. Outre « marre de l’école » (92,2 %), le souhait d’une activité professionnelle (87,2 %) et la volonté de gagner de l’argent (80,3 %), on y trouve tous les motifs en rapport avec l’école en tant qu’institution, et notamment le rapport avec les enseignants : le sentiment de perdre son temps à l’école (89,6 %), les cours et les méthodes d’enseignement jugés inintéressants (82,2 %) ou inadaptés (75,8 %), des apprentissages scolaires jugés inutiles (73 %), des professeurs avec lesquels il est difficile de s’entendre (85,3 %) et qu’on juge injustes (56,6 %). Ces motifs de décrochage sont autant de motifs de rejet d’une institution prise dans son ensemble. À cela s’ajoute un motif lié à l’orientation contrainte : ils sont 55,2 % d’accord avec l’item « je n’ai pas eu l’orientation que je souhaitais ». Enfin, les membres de ce groupe sont les plus nombreux (14,2 %) à évoquer l’exclusion comme motif de décrochage, ce qu’on retrouve dans de nombreuses réponses à la question ouverte.

43Assez proche de cette classe, une troisième regroupant 26,4 % des individus se caractérise toutefois par l’absence de motifs liés aux relations avec les enseignants. Si l’impression de perdre son temps (84,7 %) et le sentiment que les cours sont inintéressants (65,4 %) y sont des motifs majoritaires, auxquels s’ajoutent les motifs habituels valorisant le marché du travail et la lassitude de l’école, les méthodes d’enseignement ne sont pas ici en cause, et les répondants n’expriment pas de « mésentente » avec les enseignants. C’est donc une forme de « désengagement scolaire » qui se manifeste ici, au sens de retrait de l’école par désintérêt pour les contenus de ce qu’apporte l’école, sans que ce désengagement se traduise par des comportements conflictuels. Ce n’est d’ailleurs pas l’orientation subie que les répondants de cette classe citent majoritairement, mais plus souvent une déception sur le contenu de la formation. On peut supposer que le désengagement peut également s’appuyer sur des orientations en dehors de l’école. C’est en effet dans ce groupe qu’on retrouve l’expression de projets alternatifs dans la question ouverte : « je vais ouvrir une entreprise de tatouage percing ».

44Le quatrième groupe, représentant 24,3 % de l’échantillon, se caractérise par la prééminence des motifs liés au marché du travail sur tous les autres motifs, d’où la dénomination choisie : « travailler d’abord ». Il est également le seul où le motif « je voulais gagner de l’argent » arrive en tête, avec 92,5 %, suivi du souhait d’avoir une activité professionnelle, et un très général « marre de l’école ». Cette structure de motifs reflète une forte nécessité du travail comme source de revenus, et l’incompatibilité entre ce choix du travail et la poursuite des études. Les individus du groupe sont très majoritairement en désaccord avec tous les autres motifs, ce qu’on peut interpréter comme l’expression d’un certain attachement à l’institution scolaire, à l’instar du groupe « décrochage discret ».

45Une dernière classe, moins nombreuse que les autres (7,7 %), se caractérise au contraire par un nombre important de motifs : neuf motifs y trouvent un écho majoritaire. Mais à la différence de la classe « rejet de l’institution scolaire » structurée par des motifs en rapport avec l’institution, les raisons évoquées se rapportent davantage à des considérations d’ordre personnel (« j’avais des problèmes personnels » : 74,4 % ; « j’avais peur de l’échec » : 65,9 %), ou relationnels (absence d’aide des autres élèves : 67,3 %, absence d’aide de l’entourage : 53,3 %, mésentente avec les autres élèves : 50,2 %). Cette classe appelée « problèmes personnels » regroupe les individus qui internalisent fortement les raisons de leur décrochage scolaire, soit dans les termes du manque, de disposition, de capacité ou de motivation, soit en termes d’accidents de parcours.

L’effet des caractéristiques sociales et du parcours scolaire sur l’expérience du décrochage

46Au-delà d’une simple description des motifs, il s’agit d’identifier les variables significativement associées à chaque classe de motifs grâce à une modélisation statistique permettant de raisonner « toutes choses égales par ailleurs ». En effet, il est indispensable de procéder à une analyse multivariée dans la mesure où les conditions du décrochage et les caractéristiques des jeunes sont multifactorielles (Bernard, 2019). Pour chacune des cinq classes, une régression logistique a été réalisée à partir des caractéristiques sociales (genre, nationalité, catégories socioprofessionnelles du père et de la mère) et scolaires (redoublement au cours de la scolarité, dernier niveau de formation, assiduité, sanction disciplinaire, régularité du travail personnel) (voir tableau 1).

Tableau 1. Régressions logistiques des classes de motifs de décrochage scolaire

Rejet de l’institution scolaire Décrochage discret Désengagement scolaire Travailler d’abord Problèmes personnels
Garçon (réf. Fille) 0,824* 0,855* 1,395*** 1,17* 0,589***
Né en France (réf : né à l’étranger) 1,159 0,599*** 1,862*** 0,869 1,23
Profession du père (réf : Ouvrier)
Agriculteur-Artisan-Commerçant ou Chef d’entreprise 0,833 0,918 1,425** 0,717** 1,356
Cadre ou Profession intermédiaire 0,968 1,071 1,248 0,77* 0,855
Employé 0,82 0,948 1,124 0,907 1,501**
Sans activité professionnelle ou non renseigné 1,031 0,893 1,049 0,937 1,298
Profession de la mère (réf : Ouvrière)
Agricultrice-Artisan-Commerçante ou Chef d’entreprise 1,061 1,303 0,999 0,711 1,003
Cadre ou Profession intermédiaire 1,393 0,723* 1,007 0,894 1,497
Employée 1,175 0,985 1,025 0,868 1,046
Sans activité professionnelle ou non renseigné 0,93 1,157 0,969 0,833 1,241
Redoublement durant la scolarité (réf : aucun) 1,295** 0,795*** 0,952 0,991 1,445**
Dernier niveau de formation (réf : VI-VBIS Professionnel, CAP 1re année ou 2de professionnelle)
VI-VBIS Collège (6e à 3e) 0,907 1,478** 1,331 0,77 0,372***
V GT (2de et 1re générale ou technologique) 0,93 1,419 1,552** 0,416*** 0,731
V PRO (CAP2, BEP2, 1re professionnelle) 1,088 1,056 1,002 1,112 0,637*
IV PRO (Terminale professionnelle) 0,683* 0,969 1,103 1,593*** 0,434***
IV GT (Terminale générale ou technologique) 1,131 1,325 1,044 0,908 0,516**
Séchait les cours durant sa dernière formation 2,137*** 0,56*** 1,421*** 0,672*** 1,951***
Conseil de discipline au cours de la scolarité 1,612*** 0,936 0,874 0,863 0,945
Travaillait irrégulièrement au collège 1,855*** 0,5*** 1,507*** 1,026 0,964
R2 de Nagelkerke (en %) 7,5 9,9 4,9 4,3 4,8

Lecture : les coefficients correspondent aux odds ratio (OR). Par exemple, les garçons appartiennent significativement plus (OR > 1) que les filles à la classe « désengagement scolaire » et significativement moins (OR < 1) à la classe « problèmes personnels ». Les seuils de significativité des coefficients sont respectivement de 1 % (***), 5 % (**) et 10 % (*).

47Les modélisations révèlent que les garçons font preuve d’un désengagement scolaire plus fréquent que les filles et, dans une moindre mesure, d’une volonté plus prononcée d’entrer dans la vie active. À l’inverse, les filles se trouvent davantage dans la catégorie des jeunes en situation de « décrochage discret » et manifestent un moindre rejet du travail et des normes scolaires. Elles rencontrent également plus de problèmes personnels qui sont liés notamment à un environnement social plus précaire (Bernard & Michaut, 2018a). Les travaux de l’équipe de Laurier Fortin vont dans le même sens en montrant que le risque de décrochage des filles est plus souvent associé à des difficultés personnelles et familiales que celui des garçons (Fortin, Royer, Potvin et al., 2004). Les élèves nés à l’étranger se trouvent moins fréquemment dans la classe des désengagés scolaires mais plus souvent dans celle des décrocheurs discrets. Rappelons que c’est dans cette classe que les jeunes sont les moins nombreux à déclarer en avoir « marre de l’école ». Ils sont surtout confrontés à de grosses difficultés scolaires, en particulier dans le travail personnel à réaliser et, en outre, ils ne cherchent pas à rejoindre précocement le marché du travail. Ce résultat recoupe celui des travaux portant sur les parcours scolaires des élèves immigrés (Brinbaum, Farges & Tenret, 2016) : aspirations scolaires plus fortes que les natifs, préférence pour les formations générales et technologiques au détriment de la voie professionnelle. Précisons toutefois qu’il existe une variété de situations selon le pays d’origine et la place de l’éducation dans l’histoire familiale (Ichou, 2018). Les motifs évoqués ne sont pas non plus indépendants de la profession des parents. Les enfants dont le père est ouvrier justifient davantage que ceux des autres catégories sociales leur interruption par le souhait d’intégrer la vie active alors que les enfants d’indépendants vont plutôt mettre en cause le fonctionnement du système scolaire (cours inintéressants et inutiles, travail trop difficile).

48Sur le plan scolaire, le redoublement au cours de la scolarité – un facteur déterminant de risque de décrochage (Galand, Lafontaine, Baye et al., 2019) – est plus fréquent parmi ceux qui rejettent l’institution scolaire et ceux qui ont rencontré des problèmes personnels. Le dernier niveau de formation est significativement associé à chaque classe de motifs. Les sortants du collège sont les moins lassés de l’école (décrochage discret), ceux d’une première année de CAP ou de seconde professionnelle évoquent plus de problèmes personnels, ceux d’une seconde ou d’une première générale ou technologique font preuve d’un désengagement scolaire plus important, et les élèves de terminale professionnelle sont attirés par la vie active. Enfin, d’autres facteurs d’expérience scolaire caractérisent ces différentes classes : une faible assiduité et un travail personnel irrégulier sont plus fréquents chez ceux qui rejettent ou se désengagent de l’institution scolaire alors que c’est tout le contraire chez les décrocheurs discrets. Au final, ces expériences scolaires variées auront des conséquences sur le devenir des décrocheurs : plus cette expérience est positive, plus est grande la probabilité d’occuper un emploi (Bernard & Michaut, 2018b).

49Pour conclure, les différents résultats présentés à partir des données de MODS 2015 dessinent les contours des expériences scolaires des jeunes en situation de décrochage. Retenons tout d’abord que les jeunes en rupture scolaire ne se reconnaissent pas spontanément dans la désignation de « décrocheur », ce qui est un des indices de l’écart important entre la structuration de l’action publique autour de ce terme et la réception de cette action par les bénéficiaires potentiels (Berthet, Brizio & Simon, 2018). Leur expérience de la rupture scolaire est vécue globalement sur le registre de la disqualification, notamment à partir des catégories légitimes du monde scolaire : pour beaucoup ils ont le sentiment de ne pas avoir les capacités, les dispositions ou la motivation attendues par l’école. Mais pour eux ces manques sont aussi ceux de l’école, dans ce qu’elle ne leur a pas permis de réaliser leurs projets ou n’a pas répondu à leurs attentes, d’où l’expression fréquente et plus ou moins explicite d’un fort ressentiment vis-à-vis de l’institution scolaire. Mais de là également se construit une forte aspiration à la valorisation dans le monde du travail rémunéré. Pourtant, celui-ci est peu accueillant pour les jeunes sans diplôme. Il l’est d’autant moins que l’expérience scolaire qui a précédé le décrochage a été difficile. L’enquête MODS 2015 montre que le positionnement sur des motifs de décrochage scolaire nous renseigne assez bien à ce sujet, en permettant de dégager une typologie des expériences scolaires, variables selon l’ampleur des difficultés d’apprentissage rencontrées avant le décrochage, le degré d’engagement dans la formation et le rejet ou non des normes scolaires.

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Pour citer cet article

Référence papier

Pierre-Yves Bernard et Christophe Michaut, « Expériences et motifs de décrochage scolaire : entre rejet de l’école et quête du travail rémunéré »Revue française de pédagogie, 211 | 2021, 11-22.

Référence électronique

Pierre-Yves Bernard et Christophe Michaut, « Expériences et motifs de décrochage scolaire : entre rejet de l’école et quête du travail rémunéré »Revue française de pédagogie [En ligne], 211 | 2021, mis en ligne le 04 janvier 2025, consulté le 09 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rfp/10414 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rfp.10414

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Pierre-Yves Bernard

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