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2025

L’agrément d’Anticor : retour sur un combat juridique

Eric Alt et Sandrine Messaoudene

Résumé

Anticor a été privée de son agrément pendant 440 jours. Cette situation reflète un contexte politique dégradé en matière de lutte contre la corruption. Cependant, le combat s’est principalement joué devant les tribunaux. Même si certaines procédures n’ont pas encore reçu de solution définitive, un retour d’expérience est aujourd’hui possible. Il met en évidence l’importance des ressources mobilisées par l'association pour reconquérir le simple droit d’agir en justice.

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Texte intégral

1Contrairement à ce qui est observé dans de grandes démocraties proches, la lutte contre la corruption en France se heurte à de nombreux obstacles juridiques. Ainsi, le procureur peut choisir de poursuivre, de mettre en œuvre une procédure alternative aux poursuites ou de classer une affaire sans suite: il applique le principe de l’opportunité des poursuites. Certes, les procureurs sont incités à donner une réponse pénale au plus grand nombre d’infractions. Cependant, l’opportunité des poursuites peut faire obstacle à un petit nombre de cas considérés comme sensibles, en raison de leurs implications politiques ou financières. À l’inverse, dans des pays comme l’Allemagne, l’Italie ou l’Espagne, le principe de légalité des poursuites impose aux procureurs de saisir un juge dès qu’ils ont connaissance d’une infraction.

2Le lien hiérarchique entre le parquet et le ministère de la Justice peut aussi constituer un frein dans certains dossiers politiques ou économiques. Certes, la loi du 25 juillet 2013 proscrit l’intervention du ministre de la Justice dans les affaires individuelles. Cependant, cette interdiction est nuancée par le statut hiérarchique du parquet, comme l’a souligné le Conseil constitutionnel dans sa décision relative à l’article 5 de la loi organique du 22 décembre 1958 : « Les magistrats du parquet sont placés sous la direction et le contrôle de leurs chefs hiérarchiques et sous l’autorité du garde des Sceaux, ministre de la Justice. À l’audience, leur parole est libre ». Le Conseil a estimé que ces dispositions concilient de manière équilibrée l’indépendance de l’autorité judiciaire avec les prérogatives du Gouvernement prévues par l’article 20 de la Constitution. Cependant, Anticor a pu constater qu’il s’agit d’un équilibre précaire quand les intérêts du pouvoir en place sont concernés.

3Enfin, pour se constituer partie civile, une victime doit démontrer un préjudice direct et personnel. Or, les infractions liées à la probité touchent l’ensemble des citoyens, rendant difficile pour une association de se constituer partie civile dans ce domaine.

I/- L’action associative, un apport incontestable à l’œuvre de justice

4Le scandale résultant de l’affaire Cahuzac a créé l’opportunité d’une intervention législative qui a, parmi de nombreuses autres dispositions, instauré un droit d’agir pour les associations de lutte contre la corruption.

Avant la loi du 6 décembre 2013 : un recevabilité appréciée au cas par cas

5Le droit d’agir d’une association pour la défense d’un intérêt collectif est ancien. Le mouvement débute en 1915 avec les associations de travailleurs et les associations antialcooliques, reprend dans les années 40 au profit des associations familiales et des fédérations de chasseurs et de pêcheurs, ralentit jusqu’aux années 70 durant lesquelles sont habilitées les associations de lutte contre le racisme et de lutte contre le proxénétisme, puis s’intensifie dans les années 80 en s’ouvrant aux champs de la consommation, de la santé, de l’environnement, mais aussi à des valeurs touchant à la dignité humaine.

  • 1 Rapport de Pierre Albertini au nom de l’office parlementaire d’évaluation de la législation, « l’ex (...)

6L’habilitation la plus récente, inscrite à l’article 2-25 du Code de procédure pénale, permet à des associations d’agir en ce qui concerne les agressions et les atteintes à la vie ou à l’intégrité des agents chargés d’une mission de service public. Le code de procédure pénale contient désormais 25 articles relatifs à ces habilitations1.

7D’autres habilitations figurent dans différents codes, par exemple pour les associations de défense des consommateurs (article L.21-1 du code de la consommation), les associations de défense de l’environnement (article L. 141-1 du code de l’environnement) ou les associations familiales (article L. 211-3 du code de l’action sociale et des familles). Ces différents droits d’agir se caractérisent toutefois par une grande hétérogénéité. Toutes les associations ne sont pas soumises à un agrément pour agir. Et parmi celles qui le sont, les conditions de délivrance de cet agrément sont diverses.

8Antérieurement à la loi du 6 décembre 2013, les associations de lutte contre la corruption étaient soumises au droit commun de la procédure pénale. L’article 2 du code de procédure pénale leur était applicable et elles devaient démontrer un préjudice direct et personnel. Cependant, la chambre criminelle de la Cour de cassation adoptait une jurisprudence extensive sur cette question dans une décision du 9 novembre 2010.

  • 2 Cass, Crim., 9 novembre 2010, n°09-88.272.

9Dans cette affaire, dite « des biens mal acquis », les juges du fond avaient déclaré irrecevable la plainte avec constitution de partie civile de l’association Transparence International France. Ils considéraient que l’objet social de l’association, tenant à la prévention et à la lutte contre la corruption, était trop large pour démontrer un préjudice réellement direct et personnel. La chambre criminelle a censuré cette décision et jugé recevable la constitution de partie civile de l’association, retenant que les délits poursuivis étaient de nature à causer à l’association un préjudice direct et personnel en raison de la spécificité de sa mission2.

  • 3 Voir par ex. « L’arrêt sur les biens mal acquis ouvre des perspectives pour les ONG anticorruption  (...)

10Cette jurisprudence extensive avait déjà été appliquée à des associations non agréées, mais jamais à des associations de lutte contre la corruption. Cette décision, bien que non publiée au Bulletin de la Cour, a été largement commentée et interprétée comme un message adressé au législateur3. Toutefois, elle imposait encore la démonstration au cas par cas de l’intérêt à agir.

Après la loi du 6 décembre 2013 : une présomption de recevabilité, soumise à l’obtention d’un agrément

11La loi du 6 décembre 2013 crée l’article 2-23 du code de procédure pénale, qui dispose que toute association agréée déclarée depuis au moins cinq ans à la date de la constitution de partie civile, se proposant par ses statuts de lutter contre la corruption, peut exercer les droits reconnus à la partie civile en ce qui concerne un liste d’infractions : manquement à la probité, corruption et trafic d’influence, recel ou blanchiment de ces infractions et corruption électorale.

  • 4 Décret du 12 mars 2014, n°2014-327, relatif aux conditions d’agrément des associations de lutte con (...)

12Cet article ne comporte aucune précision sur les conditions d’agrément et renvoie à un décret en Conseil d’État. Ce décret est intervenu le 12 mars 20144. Il prévoit que l’association doit répondre à cinq conditions : elle doit exister depuis au moins cinq ans, démontrer une activité effective et publique de lutte contre la corruption et les atteintes à la probité, avoir un nombre suffisant de membres, avoir une activité désintéressée et indépendante et, enfin, avoir un fonctionnement régulier et conforme à ses statuts, présentant des garanties permettant l’information de ses membres et leur participation effective à sa gestion. En outre, le décret donne au Garde des sceaux la compétence pour délivrer cet agrément, attribué pour une durée renouvelable de trois ans.

  • 5 Assemblée nationale, Mission « flash » sur la capacité des associations à agir en justice, 8 décemb (...)

13Les associations agréées jouissent des mêmes droits qu’une partie civile classique. Entendus par une mission parlementaire en 2021, le procureur général de la Cour de cassation, François Molins, a souligné qu’il convenait d’envisager le rôle de ces associations dans une relation de complémentarité avec le parquet, et non de concurrence. Les autres magistrats entendus, dont Christophe Soulard, aujourd’hui président de la Cour de cassation, confirmaient « l’apport incontestable de ces associations dans l’œuvre de justice »5.

  • 6 Pierre Lascoumes, Une démocratie corruptible, Seuil, 2011.

14Cet apport tient à ce que le fonctionnement normal des institutions laisse beaucoup d’angles morts : de nombreux rapports d’inspections, de chambres régionales des comptes, d’articles de presse ne sont pas exploités sur le plan pénal. Ensuite, la corruption est une étiquette posée avec succès sur un abus de pouvoir : « Pour qu’une réaction sociale soit possible, il faut qu’elle soit perçue, rendue visible et qu’elle ait mobilisé des acteurs »6 et les associations travaillent dans ce sens. Enfin, répartie sur tout le territoire, Anticor peut soutenir des lanceurs d’alerte et porter les faits qu’ils divulguent en justice. Le rôle des association de lutte contre la corruption va donc au-delà d’un simple appui juridique à l’autorité judiciaire.

II/- Un arrêté mal motivé : le contentieux de l’annulation de l’agrément du 2 avril 2021

15Le premier agrément d’Anticor avait été délivré en 2015. Il a été renouvelé une première fois en 2018. En 2021, une campagne, relayée par certains articles de presse, met en cause l’agrément d’Anticor. Cependant, 2 avril 2021, M. Castex signe l’arrêté de renouvellement : M. Dupond-Moretti, alors mis en cause par Anticor pour prise illégale d’intérêts, avait du se déporter.

16Mais le contexte est marqué par des tensions au plus haut niveau de l’exécutif. Les initiatives de l’association Anticor dans les dossiers concernant le secrétaire général de l’Élysée, le ministre de la justice, un ancien président de l’Assemblée nationale et aussi dans le volet russe des affaires d’un garde du corps du Président ont été peu appréciées. L’arrêté, délivré la veille de l’expiration du précédent agrément, porte la marque de ces tensions. Il fait état d’un contentieux civil opposant l’association à d’anciens membres, « dont l’issue n’est pas encore connue », de l’absence de transparence d’un don, de l’absence de formalisation des procédures d’information du Conseil d’administration. Mais la motivation se conclut dans ces termes : « toutefois (…) l’association a, dans le cadre de la procédure d’instruction de sa demande de renouvellement d’agrément, manifesté l’intention de recourir à un commissaire aux comptes pour accroître la transparence de son fonctionnement financier, ainsi qu’une refonte de ses statuts et de son règlement intérieur ». L’arrêté a donc été attaqué et annulé par le juge administratif.

  • 7 Conclusions de M. Puigserver sous l’arrêt CE, 6 novembre 2024, n°490435.

17Lorsque l’affaire est venue devant le Conseil d’État, le rapporteur public a qualifié la motivation de l’arrêté de « curiosité administrative », d’autant plus que la motivation d’un arrêté n’est pas obligatoire. Il ne savait à quoi imputer de tels « états d’âme »7. En effet, il est surprenant que le secrétariat général du gouvernement ait approuvé la publication au Journal officiel d’un arrêté ainsi rédigé. L’annulation pouvait cependant être discutée.

Une large acception de l’intérêt à agir

  • 8 Ibid.

18La première question posée par le recours tenait à l’intérêt à agir d’anciens adhérents en litige avec l’association. La cour administrative d’appel avait admis qu’un ancien membre avait un intérêt suffisant à agir lorsque le bon fonctionnement interne de l’association, qui était l’objet du différend, était aussi une condition de l’agrément. Un tel raisonnement appelait la critique : il semblait confondre les effets de l’agrément (l’exercice des droits de la partie civile) et les conditions de l’agrément (le bon fonctionnement interne de l’association). Reconnaître à un ancien membre d’une association le droit d’agir, c’était aussi admettre une forme d’action populaire, c’est-à-dire un droit ouvert à tous. Plus encore, les dissensions internes à une association relèvent du juge judiciaire et non de la juridiction administrative8. Cependant, le Conseil d’État a jugé : « Eu égard à l’objet et à la portée de l’agrément contesté, dont la délivrance est notamment subordonnée, en vertu de l’article 1er du décret du 12 mars 2014, au fonctionnement régulier et désintéressé de l’association, la cour administrative d’appel n’a pas commis d’erreur de droit ni inexactement qualifié les faits qui lui étaient soumis en jugeant que d’anciens adhérents justifiaient d’un intérêt personnel suffisamment direct et certain leur donnant qualité pour demander l’annulation pour excès de pouvoir de la décision d’agrément qu’ils attaquaient ». C’est donc, en cette matière, une acception particulièrement large de l’intérêt a agir qui a été retenue.

Juge de l’excès de pouvoir et juge de pleine juridiction

  • 9 CE Sect. 30 avr. 2003, n° 230804, Syndicat professionnel des exploitants indépendants des réseaux d (...)
  • 10 CE, 19 mai 2021, n° 435109, Cne de Rémire-Montjoly.

19La seconde question portait sur le fait que les juridictions du fond n’avaient pas recherché si les conditions d’agrément avaient été satisfaites. Si la rédaction de l’arrêté appelait son annulation, le juge de l’excès de pouvoir pouvait aussi statuer comme juge de plein contentieux. En effet, le juge administratif peut, si cela lui est demandé, non seulement annuler la décision qui lui est soumise, mais également substituer son appréciation à celle de l’autorité dont la décision est mise en cause. Il aurait donc pu vérifier si, à la date de délivrance de l’agrément, l’association satisfaisait aux conditions requises9. Cette possibilité avait été longuement envisagée par le rapporteur public devait la cour administrative d’appel, qui concluait que les conditions pour obtenir l’agrément étaient réunies. A défaut, le juge pouvait aussi prendre en compte le fait que la Première ministre avait, en défense de l’arrêté pris par son prédécesseur, produit une lettre devant la juridiction administrative, affirmant que les conditions pour délivrer l’arrêté de 2021 étaient alors remplies, ce qui pouvait être considéré comme une demande implicite de substitution de motifs de l’arrêté10. Cependant, d’une part, le Conseil d’État considère que le juge du fond, juge de l’excès de pouvoir, pouvait s’abstenir de vérifier si les conditions de l’agrément étaient réunies. D’autre part, la Première ministre se bornait à soutenir que ces conditions de délivrance de l’agrément étaient remplies, sans faire valoir que la décision dont l’annulation était demandée aurait pu être justifiée par un motif de droit ou de fait autre que ceux initialement indiqués. Autrement dit, le juge de l’excès de pouvoir peut effectuer un contrôle de pleine juridiction, mais ne commet pas une erreur de droit s’il omet de la faire. Il ne peut en revanche admettre une substitution de motifs implicite.

Annulation par voie de conséquence

  • 11 TA, 20 décembre 2024, n°2225186/6-1.

20Par ailleurs, l’association Anticor disposait également de l’agrément prévu par la loi du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique. Il avait été délivré à Anticor par la Haute autorité de transparence de la vie publique (HATVP) par délibération du 4 octobre 2022. Il permettait seulement à l’association de saisir cette autorité. Le 20 décembre 2024, le tribunal administratif de Paris a considéré que la HATVP s’était fondée sur l’agrément du 2 avril 2021 pour délivrer son propre agrément. L’annulation était dès lors inexorable11. Celle-ci n’a cependant aucune incidence, car la HATVP peut être saisie par de nombreuses autorités et même, de façon informelle, par toute personne disposant d’informations sur les manquements de personnes soumises à des obligations de transparence.

III/- La portée de l’annulation : un contentieux encore pendant devant le juge judiciaire

21L’agrément donnant à l’association un intérêt à agir devant les juridictions pénales, la perte de celui-ci a nécessairement des conséquences. Cela appelle trois observations.

  • 12 Crim., 7 sept. 2021, n° 19-87.036.
  • 13 Crim., 11 avr. 2002, n° 02-80.778.

22En premier lieu, la perte de l’agrément a des conséquences limitées sur l’action publique concernant les affaires en cours. En effet, la Cour de cassation juge que « l’irrecevabilité de l’action civile portée devant le juge d’instruction conformément aux dispositions de l’article 85 du code de procédure pénale ne saurait atteindre l’action publique, laquelle subsiste toute entière et prend sa source exclusivement dans les réquisitions du ministère public tendant après la communication prescrite par l’article 86 du même code à ce qu’il soit informé par le juge d’instruction »12. Et lorsque le réquisitoire introductif vise une plainte avec constitution de partie civile irrecevable, ce document, valant plainte simple, suffit à fonder ce réquisitoire13.

  • 14 Crim., 31 janvier 2018, n°17-80.659.

23En deuxième lieu, sans agrément, une association ne peut plus exercer les droits de la partie civile en faisant la démonstration de son intérêt à agir. La jurisprudence précitée des « biens mal acquis » a été abandonnée : désormais, la Cour de cassation juge que l’article 2-23 du code de procédure pénale limite l’exercice de l’action civile pour les associations agréées de lutte contre la corruption aux seules infractions visées par ce texte. Cette décision a été rendue dans une affaire où Anticor souhaitait se constituer partie civile dans une affaire concernant des infractions au code électoral, pour lesquelles elle n’est pas agréée14.

  • 15 Crim., 13 mars 2024, n°22-83.689.

24En troisième lieu, la portée de la rétroactivité d’une annulation ou d’un retrait de l’agrément n’est pas définitivement tranchée. Deux affaires sont actuellement pendantes. Dans la première, les débats devant la chambre des appels correctionnels avaient eu lieu en 2021 et le délibéré rendu le 30 mars 2022, plus d’un an avant l’annulation. La Cour de cassation a jugé que la constitution de partie civile de l’association Anticor, antérieure à l’arrêté annulé, était recevable mais que l’arrêt attaqué encourait l’annulation en ce qu’il a fait droit aux demandes de l’association, au motif qu’à cette date, celle-ci ne bénéficiait plus, par l’effet rétroactif du jugement annulant son renouvellement, de l’agrément lui permettant de solliciter la réparation d’un préjudice15.

  • 16 Crim., 6 septembre 2022, no 20-86.225.
  • 17 Par ex . Com., 29 janvier 2020, pourvoi n° 18-22.137 ; 1re Civ., 14 avril 2010, pourvoi n° 09-11.21 (...)

25L’association Anticor, n’ayant pas été convoquée aux débats devant la Cour de cassation, a fait opposition à cet arrêt, dans lequel il est fait application d’une jurisprudence récente16 Cette jurisprudence se distingue cependant de celle des chambres civiles, qui jugent que l’intérêt au succès ou au rejet d’une prétention s’apprécie au jour de l’introduction de la demande en justice et l’intérêt d’une partie à interjeter appel doit être apprécié au jour où a été formé l’appel, dont la recevabilité ne peut dépendre de circonstances postérieures qui l’auraient rendu sans objet17.

26Dans une autre affaire, l’arrêt de la chambre correctionnelle a été rendu le 21 septembre 2023, postérieurement à l’annulation. La partie condamnée n’avait pas invoqué devant la cour d’appel le moyen tiré de la perte de l’agrément. La Cour de cassation devra dire s’il s’agit d’un moyen nouveau, qui ne pourrait être invoqué pour la première fois devant elle.

IV/- Le recours contre les refus d’agrément : l’arbitraire du pouvoir

Recours en excès de pouvoir

27Anticor demande un nouvel agrément dès la fin juin à Mme Borne, alors Première ministre. Celle-ci se tait pendant près de six mois, avant de considérer, peu avant Noël, qu’elle se trouve potentiellement en situation de conflit d’intérêts : elle est impliquée dans le dossier de concessions des autoroutes, signalé au parquet par Anticor. Elle transmet alors le dossier à Mme Colonna, ministre des affaires étrangères. Celle-ci ne répond pas, ce qui vaut refus implicite de délivrer l’agrément.

  • 18 Ce contentieux est encore pendant au moment où ces lignes sont écrites.

28Le 2 janvier 2024, Anticor demande au ministère des affaires étrangères de lui communiquer les motifs de sa décision de refus, c’est-à-dire les justifications en droit et en fait qui l’ont conduit à refuser le renouvellement de l’agrément. Le 9 février 2024, en l’absence de réponse, Anticor dépose un recours contre la décision de refus18.

Recours en référé

29Le 26 janvier 2024, l’association dépose une nouvelle demande d’agrément au Premier ministre. Celle-ci ne reçoit aucune réponse et l’instruction est prolongée de deux mois le 26 mai. Le 26 juillet, un nouveau refus implicite est acquis.

30Le même jour, sur le fondement de l’article 521-1 du code de justice administrative, Anticor saisit le juge des référés aux fins de suspension de ce refus implicite. Le 9 août 2024, la juridiction droit à cette demande. Elle suspend le refus implicite et enjoint au Premier ministre de réexaminer la demande d’agrément dans un délai de quinze jours. Le juge administratif caractérise l’urgence : l’absence d’agrément paralyse l’activité judiciaire de l’association et l’expose au remboursement de dommages et intérêts perçus dans des procédures en cours. L’ordonnance énonce également qu’aucune justification n’a été fournie, et que le Premier ministre s’est limité à contester l’urgence de la requête sans s’expliquer sur les raisons pour lesquelles il maintenait son refus.

31Cependant, au terme des quinze jours, le Premier ministre ne défère pas aux demandes du juge. Saisi à nouveau, le juge des référés rend une ordonnance en date du 4 septembre 2024, par laquelle il ordonne à celui-ci d’étudier la demande d’agrément sous astreinte de 1000 euros par jour.

32C’est ainsi que le 5 septembre 2024, au dernier jour de ses fonctions de Premier ministre démissionnaire, M. Attal délivre un nouvel agrément à l’association.

V/- Une faute de l’État : le contentieux de l’indemnisation

  • 19 CE Sect., 26 janvier 1973, Driancourt, n° 84768, Lebon 78 ; CE 30 janv. 2013, n° 339918.
  • 20 Ce contentieux est encore pendant au moment où ces lignes sont écrites.

33Comme on l’a vu, l’annulation de l’arrêté du 2 avril 2021 a pour origine une erreur de droit dans la rédaction de l’arrêté du 2 avril 2021. Anticor n’aurait pas été recevable à contester la légalité de cet arrêté, dont le dispositif lui était favorable. Dans ses conclusions aux fins d’indemnisation, l’association rappelle qu’à chaque étape du litige devant la juridiction administrative, elle a documenté le fait qu’elle respectait au 2 avril 2021 les conditions d’agrément prévues par le décret de 2014. Or, en vertu de la jurisprudence constante du Conseil d’Etat sur la responsabilité pour faute de l’administration à la suite de l’édiction d’un acte administratif illégal19, la mauvaise rédaction de l’arrêté du 2 avril 2021 constitue une faute de l’État. L’association a évalué son préjudice à 179 816 euros.20

Conclusion : pour une réforme de la procédure d’agrément

34Cette chronologie démontre que la procédure d’agrément des associations de lutte contre la corruption est profondément politique alors qu’elle ne devrait être que juridique. Cela tient au fait que la compétence pour délivrer à l’agrément appartient au gouvernement. Et même si l’association ne peut que saisir la justice, cela peut contrarier le pouvoir en place.

35Cette question n’est pas propre à l’association Anticor. L’agrément de l’association Sherpa a été accordé dix-huit mois après le dépôt de la demande initialement transmise au ministère de la Justice en mars 2018. L’association avait également formé un recours en excès de pouvoir à l’encontre de la décision de refus implicite d’agrément.

  • 21 Collectif, Le Monde, 19 avril 2021.
  • 22 Le Nouvel Obs, 12 janvier 2024.
  • 23 Agrément d’Anticor : un subit accès de sagesse qui ne rachète pas une année d’arbitraire gouverneme (...)

36Comme l’écrivait un collectif de personnalités politiques et de juristes, membres de l’Observatoire de l’éthique publique : « Tant que le primat gouvernemental sur la procédure d’habilitation perdurera, un conflit d’intérêts, avéré ou non, sera toujours suspecté »21. De même, un collectif de 176 personnalités du monde artistique et intellectuel, signant un appel de soutien à Anticor, écrivait : « Le contre-pouvoir ne doit plus dépendre du pouvoir »22. Pour Transparency International, «l’attitude du gouvernement multipliant les refus implicites et les manœuvres dilatoires était indigne d’un régime démocratique »23

  • 24 Session du 3 juillet 2023.

37La nécessité de faire évoluer les conditions de délivrance de l’agrément a été largement reconnue par les parlementaires lors des débats sur la loi d’orientation et de programmation du ministère de la justice. Le gouvernement d’alors a cependant donné un avis défavorable et la majorité de l’époque ne l’a pas adopté24. Par ailleurs, la mission d’information flash sur les conditions d’agrément des associations pour agir en justice, envisageait des améliorations possibles, comme le transfert du pouvoir d’octroyer l’agrément au Défenseur des Droits, qui bénéficie d’une indépendance garantie par la constitution.

38Cela dit, la question de l’action citoyenne contre la corruption ne saurait être limitée aux conditions de délivrance d’un agrément. Ce contentieux n’a fait que mettre en évidence l’absence d’impartialité de l’État, l’arbitraire administratif et la faiblesse des contre-pouvoirs. Et cela malgré les leçons que la France réserve au monde entier. En effet, au moment où la ministre des affaires étrangères refusait implicitement le renouveler l’agrément d’Anticor, le site internet du ministre des affaires étrangères célébrait l’action de la France dans la lutte contre la corruption. Il soutenait même que notre pays « place la société civile au cœur de la lutte contre la corruption ».

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Notes

1 Rapport de Pierre Albertini au nom de l’office parlementaire d’évaluation de la législation, « l’exercice de l’action civile par les associations », XIe législature, n° 1583, 6 mai 1999.

2 Cass, Crim., 9 novembre 2010, n°09-88.272.

3 Voir par ex. « L’arrêt sur les biens mal acquis ouvre des perspectives pour les ONG anticorruption », Le Monde, 9 novembre 2010.

4 Décret du 12 mars 2014, n°2014-327, relatif aux conditions d’agrément des associations de lutte contre la corruption en vue de l’exercice des droits reconnus à la partie civile.

5 Assemblée nationale, Mission « flash » sur la capacité des associations à agir en justice, 8 décembre 2021.

6 Pierre Lascoumes, Une démocratie corruptible, Seuil, 2011.

7 Conclusions de M. Puigserver sous l’arrêt CE, 6 novembre 2024, n°490435.

8 Ibid.

9 CE Sect. 30 avr. 2003, n° 230804, Syndicat professionnel des exploitants indépendants des réseaux d’eau et d’assainissement.

10 CE, 19 mai 2021, n° 435109, Cne de Rémire-Montjoly.

11 TA, 20 décembre 2024, n°2225186/6-1.

12 Crim., 7 sept. 2021, n° 19-87.036.

13 Crim., 11 avr. 2002, n° 02-80.778.

14 Crim., 31 janvier 2018, n°17-80.659.

15 Crim., 13 mars 2024, n°22-83.689.

16 Crim., 6 septembre 2022, no 20-86.225.

17 Par ex . Com., 29 janvier 2020, pourvoi n° 18-22.137 ; 1re Civ., 14 avril 2010, pourvoi n° 09-11.218, Bull. 2010, I, n° 97.

18 Ce contentieux est encore pendant au moment où ces lignes sont écrites.

19 CE Sect., 26 janvier 1973, Driancourt, n° 84768, Lebon 78 ; CE 30 janv. 2013, n° 339918.

20 Ce contentieux est encore pendant au moment où ces lignes sont écrites.

21 Collectif, Le Monde, 19 avril 2021.

22 Le Nouvel Obs, 12 janvier 2024.

23 Agrément d’Anticor : un subit accès de sagesse qui ne rachète pas une année d’arbitraire gouvernemental, TI communiqué du 10 septembre 2024.

24 Session du 3 juillet 2023.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Eric Alt et Sandrine Messaoudene, « L’agrément d’Anticor : retour sur un combat juridique »La Revue des droits de l’homme [En ligne], Actualités Droits-Libertés, mis en ligne le 11 mars 2025, consulté le 21 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/revdh/22370 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/13g8v

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Auteurs

Eric Alt

Administrateur d’Anticor

Sandrine Messaoudene

Elève avocate

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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