Semion Anissimovitch FAL’KNER, Le Papier-monnaie dans la Révolution française, une analyse en termes d’économie d’émission
Semion Anissimovitch FAL’KNER, 2021 (1919), Le Papier-monnaie dans la Révolution française, une analyse en termes d’économie d’émission, Serge Aberdam, Laure Desprès et Alexis Berelowitch (éds), Alexis Berelowitch (trad.), Paris, Classiques Garnier, 530 p.
Texte intégral
1Ce livre est le couronnement de deux tours de force. Le premier eut lieu entre 1916 et 1919, car écrire et achever un travail de synthèse de cette ampleur, en pleine guerre mondiale et civile, force l’admiration. Semion Anissimovitch Fal’kner a livré une enquête dense, précise, et un apport théorique original sur l’histoire des assignats depuis leur mise en place jusqu’à leur destruction. L’économiste analyse les faits monétaires sans négliger les aspects sociaux et politiques de son objet. Les sources secondaires françaises et allemandes de la fin XIXe siècle sont mobilisées avec soin, leur maîtrise impressionne. Le second tour de force eut lieu en 2021, car achever la traduction et l’édition d’un tel ouvrage en pleine pandémie fut également une gageure. En une présentation très claire (37 pages), les éditeurs Serge Aberdam, Laure Després et Alexis Berelowitch expliquent le parcours du texte et de son auteur. Le manuscrit nécessitait des travaux non seulement de traduction, mais parfois de reconstruction du raisonnement. La langue russe de 1919 n’est pas celle de 2021, le vocabulaire économique nécessitait une adaptation pour une lecture aisée de la part du public francophone. Il fallait une équipe réunissant les compétences en historiographie de la Révolution française, mais également une connaissance du contexte russe de 1919. Il fallait des historiens de la pensée économique des deux périodes pour suivre et apprécier le cheminement de l’auteur, combler certaines cases difficilement déchiffrables des nombreux tableaux sur l’évolution des prix ou sur la valeur monétaire. Il fallait surtout pouvoir préciser ou nuancer les nombreuses fulgurances de Fal’kner. C’est là tout l’intérêt de l’ouvrage dont la lecture surprend encore par son originalité et sa pertinence : depuis 1919, l’auteur garde une acuité et une capacité de synthèse qui rendent son propos toujours utile à qui voudrait embrasser l’histoire des assignats en moins de cinq cent pages.
2Non seulement Fal’kner explicite certains éléments toujours obscurs, mais il propose une théorie originale du système d’émission monétaire. Il fait le pari heuristique de concevoir l’épisode monétaire de la Révolution non comme un phénomène anormal et isolé, mais comme l’exemple paradigmatique d’un moyen de financement possible pour États en péril. Il décide de décrire le fonctionnement théorique du papier-monnaie et d’en tirer un ensemble d’enseignements pratiques. Son ambition est nomologique : il veut décrire les invariances observables dans toute situation d’émission monétaire, non seulement au plan économique, mais également au plan social et institutionnel. Par l’expression « émission monétaire », Fal’kner décrit la création et la diffusion d’une nouvelle monnaie de papier depuis le centre étatique jusqu’à l’ensemble de la société, avec perte rapide de pouvoir d’achat de chaque unité monétaire due à la croissance constante de la masse en circulation. L’auteur se penche sur le sujet à partir de 1916 car l’Allemagne et la Russie vivent alors cette situation. Comme les éditeurs le soulignent, Fal’kner ne plaque ou ne rapproche jamais arbitrairement les deux situations historiques, tout en soulignant les spécificités du cas français. Une première traduction du livre eut lieu en 1924 en langue allemande, raccourcie cependant de moitié, diffusant les théories de l’auteur en évacuant les riches parties historiques portant sur la France. Pour ceux qui s’intéressent au contexte intellectuel russe et soviétique, cet ouvrage témoigne d’un « contexte scientifique disparu » (p. 13). L’économiste et son livre survivent d’un monde à l’autre, et ce passage laisse des traces visibles dans le texte.
3Fal’kner retrace en treize chapitres l’évolution des assignats, tout en gardant une attention spéciale, et même centrale, aux différents contextes traversés par la monnaie. L’économique et le monétaire ne sont pas expliqués uniquement par l’économique et le monétaire. L’auteur connaît bien le XVIIIe siècle français pour avoir écrit auparavant un livre sur le mercantilisme et la physiocratie. Il plonge avec assurance et finesse dans les minutes de l’Assemblée nationale constituante jusqu’au Consulat. 1789 n’étant pas 1792, encore moins 1794, Fal’kner délivre une analyse des différentes décisions, de leurs raisons et de leurs conséquences parfois dramatiques en lien avec les turbulences politiques. Il dépeint, par des exemples précis, les foules réclamant et obtenant certaines régulations monétaires et économiques, choisit les passages de discours qui éclairent certains partis pris, certains dogmes, et les innombrables problèmes auxquels il fallait faire face. Bref, cet économiste n’oublie pas le politique et le social mais encastre en leur sein l’étude de son histoire monétaire. On peut songer au travail de Rebecca Spang (2015, Stuff and Money in the Time of the French Revolution, Cambridge, Harvard University Press), qui a suivi l’évolution de l’assignat à partir de l’expérience sociale d’une monnaie en usage, travail compatible avec certaines observations de Fal’kner. L’érudition extrême de l’auteur russe sert une ambition pouvant donner le vertige. Il est tout à fait saisissant de suivre ses observations sur la dévaluation des assignats, sur l’évolution différenciée des prix entre marchandises, entre régions, et de voir se constituer, page après page, sa théorisation (résumée et ramassée en un chapitre introductif et un chapitre final). Il montre notamment comment la demande du Maximum (établissement de prix contrôlés des denrées alimentaires), établi en juin 1793 après la chute des Girondins, naît en province puis gagne Paris. Comment, dans certaines villes comme Lyon, les femmes l’instaurent dès fin 1792 pour lutter contre la disette naissant de la perte du pouvoir d’achat d’une monnaie de papier en dévaluation permanente. Fal’kner réussit chaque fois à surprendre son lecteur par des pistes de réflexion tout à fait inusitées, donnant à comprendre une part du chaos révolutionnaire et des multiples ordres politiques qui tentent de s’imposer.
4Fal’kner n’utilise pas seulement des théories économiques acceptées en 1919 pour redessiner et reconstruire les évolutions monétaires et économiques de 1789, mais fait également l’effort de comprendre les idées des acteurs. Il utilise des données disponibles (montant des émissions, masses monétaires en circulation, prix des denrées) qu’il croise, critique et reconstruit. L’un des aspects captivants du livre est le choix des éditeurs de signaler quand l’économiste se trompe, quand l’historiographie postérieure a invalidé ses spéculations. Ils signalent tout autant, ce qui arrive bien plus souvent, quand Fal’kner a anticipé certaines recherches contemporaines par une juste supposition ou l’usage d’une archive décisive.
5L’entreprise de Fal’kner témoigne par son écriture des temps idéologiques changeants. Certains passages, surtout en fin de chapitres, semblent réécrits après 1917 pour respecter un marxisme-léninisme triomphant. Le « ventre » des chapitres apparaît plus fin et moins catégorique. Pris dans son ensemble, l’ouvrage déploie une histoire monétaire et économique de la Révolution qui entre difficilement dans des cases idéologiques trop strictes, y compris dans nos cases. Le lecteur de 2021 comprend qu’il assiste à un difficile travail d’équilibre. À plusieurs reprises, Fal’kner juge telle ou telle tentative des acteurs politiques vaine ou vouée à l’échec car opposée à « la logique économique », c’est-à-dire aux comportements attendus en économie marchande décentralisée. Fal’kner est un économiste de son époque : « les lois qui gouvernent les comportements de masse font des sciences sociales une branche de la science, analogue par sa structure à celles qui recherchent les causes et déduisent les lois des sciences de la nature » (p. 451).
6Falk’ner soutient que l’émission monétaire est le meilleur moyen pour un État de se financer lorsque la pratique ordinaire de l’imposition, directe et indirecte, n’est plus possible ou efficace soit en raison d’une guerre, soit en raison d’une révolution. La France entre 1789 et 1799 connaît les deux, à de multiples reprises. Selon l’auteur, l’émission est en fait une imposition certaine, permanente, et à peine déguisée : la ponction de valeur au profit de l’État est contenue dans la dévaluation permanente. Fal’kner explique certaines évolutions de l’assignat du fait de mécanismes économiques et monétaires. Il soutient ainsi qu’au départ il n’aurait été nullement question d’en faire un papier-monnaie mais seulement un support technique pour le transfert des biens nationaux et le remboursement de la dette publique héritée de l’Ancien Régime. Les effets de l’émission auraient entraîné son adoption en tant que monnaie. Or, ce point reste discutable. Il est avéré que certains acteurs ont en tête dès 1789 l’instauration d’un papier-monnaie, et ce débat a traversé tout le XVIIIe siècle et se trouve alors réactivé (Arnaud Orain, 2018, La Politique du merveilleux: Une autre histoire du Système de Law (1695-1795), Paris, Fayard). La parution des œuvres complètes de John Law en 1789 et la traduction de celles James Steuart en 1790, deux fervents partisans du papier-monnaie, ne semblent pas dues au hasard (Saint-Phalle, 2019, « L’Avocat, le Banquier et la Banqueroute : la dette publique en débat en France entre 1787 et 1789 », Œconomia, 9-4, p. 727-761). On ne peut écarter la possibilité que les partisans du papier-monnaie aient préparé et accompagné l’établissement puis la transformation de l’assignat en monnaie. Étienne Clavière, plume économique de Mirabeau en 1789, lecteur de Steuart, fut ministre en 1792 au moment du passage de l’assignat 1 (support des ventes de biens nationaux) à l’assignat 2 (monnaie ayant cours légal) selon la catégorisation, par ailleurs tout à fait juste, proposée par Fal’kner.
7L’un des apports de l’auteur est sa thèse d’une brusque dépréciation de l’assignat entre 1795 et 1796 en raison d’un retour légal de la monnaie métallique dans le circuit monétaire. La concurrence du métal aurait été fatale pour l’assignat puis pour son éphémère remplaçant, le mandat territorial. Fal’kner assure que la stabilité politique et la défense constante de sa monnaie sont vitales pour un gouvernement. Jusqu’à l’autorisation de 1795, l’assignat diminuait en valeur, et les prix augmentaient de façon régulière et proportionnelle à l’émission monétaire. À partir du moment où la monnaie métallique fut à nouveau autorisée, la dépréciation du papier devint vertigineuse et incontrôlable. Fal’kner montre avec talent à la fois les phases « normales », économiquement compréhensibles et donc prévisible du système d’émission, et les phases « anormales », fruit des circonstances légales et politiques changeantes. Ce faisant, il bâtit un ensemble de propositions théoriques, pointe les erreurs à éviter et détermine les buts à se fixer. Toute politique d’émission monétaire reviendrait à terme à détruire le système social et financier ancien et à le remplacer par un nouveau. Il s’agit du moyen le plus sûr et le plus radical de défaire les compromis et accords politiques et économiques de l’ordre ancien.
8Fal’kner théorise la répartition des gains économiques des différents groupes sociaux en fonction de leur rôle et de leur proximité avec l’État émetteur. Lorsque l’émission monétaire est enclenchée, les groupes qui tirent avantage des émissions sont les fournisseurs de l’État en biens et services, soit en premier lieu les grands marchands et les grands propriétaires de capitaux. Plus le temps passe, plus la monnaie se déprécie, et plus les premiers gagnants en valeur sont les premiers à toucher paiement auprès de l’État. En revanche, les propriétaires terriens, les salariés du privé puis les journaliers ruraux perdent en pouvoir d’achat et le comprennent de mieux en mieux. Même en augmentant les salaires, la dépréciation du pouvoir d’achat rend la situation intenable. Ceci expliquerait l’explosion sociale menant à la chute des Girondins en 1793. Laisser les journaliers aux très faibles revenus face à une monnaie dépréciée condamnait les responsables politiques à la vindicte générale. L’erreur des Girondins, selon l’auteur, aurait été de vouloir à tout prix imposer la liberté de commerce aux biens de première nécessité en pareille situation monétaire. La survie même des plus démunis était menacée. Fal’kner rapporte les témoignages nombreux et surprenants de foules en armes arrêtant les marchands de grain et farine, non pour les piller, mais pour leur faire appliquer un prix juste et correspondant à ce que pouvait payer un travailleur pour nourrir sa famille.
9Le livre témoigne d’une recherche d’une rare qualité, qui, à partir d’un objet potentiellement aride, restitue en détail des faits sociaux et politiques et leur donne une explication compréhensible en lien avec l’expérience monétaire en cours. Séparer et compartimenter les aspects politiques, sociaux et économiques de la Révolution a rendu difficile la compréhension générale de certaines phases. En reliant ces différentes dimensions de l’assignat à son évolution, Fal’kner donne une cohérence d’ensemble. Cette volonté de mise en cohérence peut également connaître des limites. Fal’kner juge que l’annulation des dettes étatiques de 1797 (dont il donne une analyse détaillée) aurait pu avoir lieu dès 1789, et ainsi « sauver » la Révolution d’une obligation de remboursement impossible à réaliser. Ici la proximité avec les débats russes de 1919 sur les dettes publiques à annuler doit être forte, car Fal’kner ne peut ignorer que les événements de juillet 1789 ont justement été rendus possibles par la promesse de faire respecter les dettes déclarées « sacrées », et d’empêcher Louis XVI de les annuler (Sonenscher, 1997, « Nation's Debt and the Birth of the Modern Republic: The French Fiscal Deficit and the Politics of the Revolution of 1789 », History of Political Thought, 18-1, p. 64-103 & 18-2, p. 267-325). Il fallait bien dix années, des guerres civiles et extérieures, des transferts de propriété des dettes aux bien nationaux, une nouvelle monnaie et sa mise à mort, bref de multiples changements de régime et de contextes politiques et sociaux pour rendre acceptable en 1797 ce qui était « impolitique » en 1789.
Pour citer cet article
Référence papier
Pierre de Saint-Phalle, « Semion Anissimovitch FAL’KNER, Le Papier-monnaie dans la Révolution française, une analyse en termes d’économie d’émission », Revue européenne des sciences sociales, 59-2 | 2021, 343-347.
Référence électronique
Pierre de Saint-Phalle, « Semion Anissimovitch FAL’KNER, Le Papier-monnaie dans la Révolution française, une analyse en termes d’économie d’émission », Revue européenne des sciences sociales [En ligne], 59-2 | 2021, mis en ligne le 01 décembre 2021, consulté le 21 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ress/7704 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ress.7704
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page