Déborah DANOWSKI et Eduardo VIVEIROS DE CASTRO, Há mundo por vir? Ensaio sobre os Medos e os Fins
Déborah DANOWSKI et Eduardo VIVEIROS DE CASTRO, 2014, Há mundo por vir? Ensaio sobre os Medos e os Fins, Florianópolis, Cultura e Barbárie/Instituto Socioambiental, 176 p.
Texte intégral
1Ce livre dense (récemment traduit en anglais, The Ends of the World, Polity Press, 2016) reprend et élargit le chapitre déjà publié par les deux auteurs dans l’ouvrage De l’univers clos au monde infini (Bellevaux, Dehors, 2014). Il s’agit d’un manifeste, à la fois politique et théorique, du « perspectivisme amérindien », courant qui reconnaît en Eduardo Viveiros de Castro son principal gourou (voir, à ce sujet, l’article de Erwan Dianteill, « Ontologie et anthropologie », publié dans la RESS (2015, 53-2, p. 119-144). Le sujet ici abordé est celui de la « fin du monde ». Plus spécifiquement les deux auteurs s’intéressent aux schémas mythiques produits autour de cette idée.
2L’ouvrage est organisé en deux parties. Les cinq premiers chapitres tournent autour de l’analyse des schémas mythiques occidentaux dits « modernes » qui thématisent la rencontre de « l’humanité » avec le « Monde ». En effet, selon les auteurs, la science se trouve aujourd’hui face à l’impossibilité de nier les effets de l’activité humaine sur notre planète (par exemple, le réchauffement climatique). On reconnaît également que les ressources disponibles pour les besoins actuels de l’humanité sont, elles-mêmes, limitées. Ce double constat a donné lieu à la formulation du concept d’« anthropocène », qui combine le temps des humains et le temps géologique. Notre position, selon les auteurs, est donc semblable à celle des personnages du film de Lars von Trier, qui observent le rapprochement de la planète Melancholia, laquelle s’apprête à entrer en collision avec la Terre. Le choc se produit contre – mais aussi par – l’humanité.
3En partant de cette thématique, les auteurs analysent des rapports scientifiques ainsi que des films et des romans, pour rendre compte du champ des possibles de l’imagination poétique « moderne » concernant la « fin du monde ». Soit le monde est imaginé sans les humains, soit les humains se retrouvent privés de monde. Dans le premier cas, il s’agit d’activer les images produites par la science d’un monde passé, antérieur au développement des êtres humains, pour les projeter sur l’avenir. Le monde survivra à la mésaventure de l’espèce humaine ! Dans l’autre cas, il est possible de discuter de la destruction matérielle du monde et des dilemmes imposés par ces conditions nouvelles à l’ordre moral. Que reste-t-il de l’humanité quand les ressources, même les plus élémentaires, deviennent de plus en plus rares ? Une troisième option consiste à imaginer un dépassement technologique de la condition humaine, où les humains seraient libérés de leur propre nature. Quelle que soit l’option retenue, nous demeurons toujours, selon les auteurs, dans le même schéma mythique, celui qui se construit autour du binôme monde-humanité, et tient les deux concepts comme étant différents, voire opposés. Quelques rares exceptions, comme le célébré Gabriel Tarde et son Fragment d’histoire future, anticipent l’inversion qui fait l’objet de la deuxième partie de l’ouvrage.
4En effet, à partir du chapitre 6, les auteurs opposent à l’imagination des « modernes » les mythes Aikewara, aussi bien que les paroles du shaman Yanomami David Kopenawa. Ces deux types de récits ne se réfèrent pas à l’opposition monde-humanité. On y retrouve des allusions à un principe « animiste », selon lequel l’idée même d’humanité précède le monde, en rendant intelligible toute la diversité des êtres. Selon les indigènes, chaque espèce animale se voit comme une communauté humaine. Elle n’est animale que pour les autres ! Par conséquent, l’imagination indigène ne peut pas concevoir « la fin du monde » de la même façon que les « modernes ». Il s’agit toujours de rétablir les humains, mais dans une humanité qui englobe la totalité de ce qui existe.
5Il apparaît ensuite que cette perspective amérindienne serait la plus féconde pour élaborer une nouvelle mythologie, faite pour notre temps et pour la conquête de l’avenir. Au-delà des simples constats de Dipesh Chakrabarty et de Gunther Anders, et avec Isabelle Stengers, les auteurs prônent une écologie politique du ralentissement, plus démocratique et tolérante. Mais le royaume des cieux ne viendra pas tout seul ! En réalité, les auteurs signalent l’existence d’une guerre entre les « humains », qui sont les « modernes » au sens de Bruno Latour, et les « terriens ». Si les premiers sont pris en otage par cette opposition monde-humanité et affirment leur « humanité » contre ou indépendamment du « monde », les seconds savent que tous les êtres partagent un seul et même destin.
6En dépit de la grande pertinence et de la clarté de ce livre, quelques critiques s’imposent. Ma première réserve, sur le plan scientifique, s’adresse à l’universalité attribuée à l’opposition humanité-monde qui caractériserait la pensée desdits « modernes ». Je ne parlerai pas de la thèse très controversée de Latour. Il suffit de lire les penseurs rangés parmi les modernes par Déborah Danowski et Eduardo Viveiros de Castro pour se convaincre que ces derniers simplifient par trop leur pensée. Ils réduisent ainsi le kantisme à une question épistémologique et attribuent au positivisme et au néo-kantisme une séparation radicale entre le « monde » et les « êtres humains » (la société, la culture, etc.). Je ne vois cela ni chez Auguste Comte ni chez Ernst Cassirer, par exemple, même quand ils affirment la relative autonomie de certaines parties de la nature, les unes par rapports aux autres. De plus, cette autonomie est toujours nuancée par une série de continuités – comme, par exemple, celles qu’Erwin Schrödinger conçoit entre les lois physiques et les lois de la biologie dans Qu’est-ce que la vie ? (Christian Bourgois, 1986). Les auteurs sont peut-être trop influencés par la lecture que Claude Lévi-Strauss proposait naguère de l’œuvre de Jean-Jacques Rousseau. Et pourquoi omettre l’eschatologie religieuse, chrétienne notamment, très présente aussi dans l’imaginaire de notre temps ? Serait-ce qu’elle n’est pas suffisamment « moderne », dans le sens des auteurs ? Il semble que la perspective du « perspectivisme amérindien », quoique très ingénieuse, reste étroite et autocentrée.
7Ma seconde réserve, liée à la précédente, se situe sur le plan politique. Les auteurs reprennent les discussions concernant le « ralentissement » et la « décroissance » selon une perspective qui dénonce les crimes d’une modernité pensée et condamnée comme un bloc monolithique. Ainsi réduite, l’écopolitique perd en lucidité, puisqu’elle semble ignorer les spécificités des mondes politiques. Comment ne pas évoquer l’appui que Viveiros de Castro a donné, à la dernière minute, à Marina Silva lors du premier tour de la dernière élection présidentielle au Brésil ? Comment ne pas évoquer aussi le fait que Marina Silva, au deuxième tour, s’est manifestée pour le candidat de la droite néolibérale ? Les critiques politiques ne manquent pas dans le livre, surtout contre le gouvernement aujourd’hui déposé du Parti des Travailleurs. Mais étant donné les derniers événements politiques au Brésil, faut-il considérer cela comme un signe de lucidité ou, au contraire, de naïveté ?
Pour citer cet article
Référence papier
Rafael Faraco Benthien, « Déborah DANOWSKI et Eduardo VIVEIROS DE CASTRO, Há mundo por vir? Ensaio sobre os Medos e os Fins », Revue européenne des sciences sociales, 55-1 | 2017, 278-280.
Référence électronique
Rafael Faraco Benthien, « Déborah DANOWSKI et Eduardo VIVEIROS DE CASTRO, Há mundo por vir? Ensaio sobre os Medos e os Fins », Revue européenne des sciences sociales [En ligne], 55-1 | 2017, mis en ligne le 14 février 2017, consulté le 06 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ress/3708 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ress.3708
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