Nicolas DUVOUX, L’Avenir confisqué. Inégalités de temps vécu, classes sociales et patrimoine
Nicolas DUVOUX, 2023, L’Avenir confisqué. Inégalités de temps vécu, classes sociales et patrimoine, Paris, PUF, 408 p.
Texte intégral
1Contre la tendance prétendument objectiviste à rejeter les attitudes subjectives des personnes comme des entités floues et mal définies, inaccessibles à l’analyse rationnelle, Nicolas Duvoux réhabilite dans cet ouvrage l’étude approfondie des sentiments subjectifs des acteur·rices, non pour les opposer aux dynamiques objectives (par exemple celles des revenus et patrimoines), mais, au contraire, pour y voir des composantes elles-mêmes « objectives » du réel qui en permettent la compréhension approfondie.
2Sur le plan théorique, Duvoux s’appuie en particulier sur les travaux précoces de Pierre Bourdieu en Algérie, puis sur ceux entrepris dans le contexte d’échanges avec des économistes et statisticiens en France métropolitaine à propos des dynamiques sociales des années 1960 (Darras), qui font l’objet d’un chapitre entier (chapitre 3).
3Il combine cette référence centrale à de nombreuses lectures qui empruntent aussi bien à la psychologie et à l’épidémiologie qu’aux classiques des sciences sociales, de Karl Marx à Norbert Elias, en passant par les œuvres plus récentes de Luc Boltanski ou Thomas Piketty. Car l’originalité de son approche est sans doute de lier de façon étroite l’objectivité du subjectif à la question des inégalités de classe, en particulier dans leur dimension patrimoniale, renouant avec des questions centrales de l’histoire récente de nos disciplines.
4L’ouvrage propose ainsi de mobiliser le concept de « synthèse projective » (chapitre 1) qui caractérise le rapport subjectif des individus à leur avenir et à l’avenir en général : cette réalité psychique est vue comme étant au cœur des structures sociales et de leurs dynamiques. L’accent mis sur les inégalités patrimoniales la distingue d’autres approches « subjectives », comme celle de l’économie du bonheur.
5L’auteur se livre en particulier à une synthèse érudite et agréable à lire des nombreux travaux qui, dans différentes disciplines, permettent d’établir, sur la base de procédures statistiques notamment, l’objectivité des faits subjectifs. De l’étude du statut social subjectif et de sa relation avec la santé à celle des sentiments en matière d’insécurité ou de peur, ces travaux ont pour point commun de donner corps et validité scientifique à la subjectivité ainsi définie (chapitre 2).
6Le reste de l’ouvrage (chapitres 4, 5 et 6) se présente comme une mise en application empirique de ce cadre théorique très riche. L’analyse porte en particulier sur l’avenir vécu des classes populaires, caractérisé par de fortes limitations, déterminant des phénomènes comme le « populisme », et par des relations étroites entre situation patrimoniale et sentiment de pauvreté, par exemple. Le chapitre 4 permet ainsi de repenser les dynamiques inégalitaires en sortant du seul constat de variations touchant quelques grands indicateurs monétaires au profit d’une approche plus complète et complexe, intégrant la critique des données statistiques à un tableau d’ensemble plus approfondi.
7Le chapitre 5 entreprend précisément de croiser les données subjectives et celles relatives aux inégalités de patrimoine illustrées par les travaux de Piketty : en centrant l’analyse sur les dialectiques aspirations / conditions, l’approche proposée permet de réellement intégrer la subjectivité à des analyses qui tendent à ne lui concéder qu’un statut très subalterne, essentiellement autour des justifications idéologiques associées à divers régimes fiscaux et à différents états du capitalisme. D’un point de vue empirique, s’appuyant sur des données de la Banque centrale européenne, l’auteur met ainsi en lumière l’importance de la catégorie socio-professionnelle, des anticipations en matière d’héritage et d’une vision dynamique attentive au cycle de vie vécu. Enfin, il insiste sur l’importance psychique de la propriété. Sur ces différents points, l’apport empirique du chapitre est particulièrement remarquable.
8Le chapitre 6, issu d’une enquête inédite de nature plus qualitative portant sur une fondation philanthropique et le profil de ses donateurs, aborde la question de la philanthropie et de sa signification subjective, analysée en particulier sous l’angle de la conversion du capital économique en capital symbolique dans les groupes dominants. L’enquête fait apparaître un univers dense peuplé d’acteurs contribuant à façonner des stratégies familiales relativement différenciées au sein des catégories fortement dotées en patrimoine.
9Concluant à la fécondité de l’approche « subjective », pour peu qu’elle soit bien contextualisée, l’auteur n’oublie pas le fait que les anticipations des personnes doivent aujourd’hui tenir compte de l’enjeu écologique qui bouleverse de façon profonde et frontale le rapport à l’avenir, en particulier chez les plus jeunes.
10Quoique d’apparence relativement hétérogène, combinant synthèse de lectures et analyses aussi bien statistiques qu’ethnographiques, l’ouvrage reste très cohérent dans sa démarche argumentative, à la fois théorique, méthodologique et empirique. L’auteur mobilise de façon réflexive des auteurs et disciplines fort divers et illustre avec des exemples tirés d’enquête très intéressantes la portée heuristique de sa perspective, en particulier dans l’étude des rapports de classe.
11On pourrait sans doute regretter que certains domaines (la santé mentale, la psychiatrie, les neurosciences…) ne soient pas plus présents, dans la perspective-même de l’auteur, alors qu’ils nourrissent de plus en plus de travaux à l’interface des sciences biologiques et des sciences sociales. De même, l’auteur ne revient peut-être pas assez sur les limites des enquêtes par questionnaire qui ont pu conduire Bourdieu à devenir au fil du temps plus critique sur les données dites d’attitude ou d’opinion (avec en particulier la sentence « l’opinion publique n’existe pas ») : cela aurait pu conduire à une réflexion plus approfondie sur le caractère discursif des données collectées, et les liens parfois ténus entre les réponses d’un enquêté à un questionnaire et ce qu’il peut exprimer dans le contexte d’un entretien non-directif, comme on peut le voir en sociologie électorale.
12Il n’en reste pas moins que, récusant à juste titre l’opposition entre qualitatif et quantitatif dans la recherche en sciences sociales, Duvoux offre aux lecteurs, avec cet ouvrage, pléthore d’arguments de grande qualité en faveur de la mixité des méthodes et de la réflexivité sociologique, dans une démarche toujours ouverte à l’égard des autres disciplines. Il nous incite à revisiter les enjeux dynamiques des rapports de classe (mais aussi de genre, ethno-raciaux, etc.) en accumulant données et observations multiples sans séparer le « subjectif » de l’« objectif », et en cherchant à partir d’elles à comprendre les logiques inégalitaires comme les ambivalences de notre temps.
Pour citer cet article
Référence électronique
Frédéric Lebaron, « Nicolas DUVOUX, L’Avenir confisqué. Inégalités de temps vécu, classes sociales et patrimoine », Revue européenne des sciences sociales [En ligne], mis en ligne le 28 octobre 2024, consulté le 06 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ress/11342
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