Jean JACOB, Communauté ou société ? Tönnies versus Hobbes
Jean JACOB, 2023, Communauté ou société ? Tönnies versus Hobbes, Vulaines sur Seine, Éditions du Croquant, 480 p.
Texte intégral
1Parmi les grands classiques de la sociologie allemande, aux côtés de Karl Marx, Georg Simmel et Max Weber, Ferdinand Tönnies a longtemps fait figure de parent pauvre. Condamné « aux cartons poussiéreux » et « aux poubelles de l’histoire sociologique », au mieux référence « plus rituelle qu’attentive », il a souffert d’un « ostracisme » tenace (p. 8, 11, 145, 460). Son œuvre foisonnante – 1150 publications environ – a tendanciellement été réduite à son ouvrage Communauté et Société (1887, 2e éd. 1912), lequel a pâti du poids de l’histoire en étant associé à un romantisme passéiste et plus encore à l’idéal de Volksgemeinschaft, quand bien même Tönnies fut un « anti-nazi déclaré » (p. 16). Cette injustice due aux « béances de l’inculture » (p. 456) a depuis été réparée, comme en témoigne un Tönnies’ revival qui va crescendo depuis une quinzaine d’années, en particulier des deux côtés du Rhin. En Allemagne, il s’est manifesté par de nombreuses publications (par ex., Bond, 2013 et 2024 ; Wierzock, 2022 ; Hasbach, 2023 ; Bickel et Klauke, 2022, etc.), la poursuite des œuvres complètes de Tönnies en 24 volumes ou enfin le projet d’édition en ligne de son abondante correspondance, entamé en 2021 (cf. :<https://ftbe.de>). En France, on peut citer diverses traductions (Les Fous de Nietzsche, 2007 ; Communauté et société, 2010 ; Karl Marx, sa vie son œuvre, 2012 ; Critique de l’opinion publique, 2012) ou d’importants colloques. C’est dans ce sillage que s’inscrit l’ouvrage de Jean Jacob. Toutefois, la manière dont l’auteur conduit cette entreprise de réhabilitation ainsi que le but plus général dont il en fait l’horizon susciteront des réserves.
2Jacob n’a pas seulement pour objectif de restaurer la fréquentabilité de Tönnies. Volontiers plus tönniesiste que tönniesien, il s’agit pour lui rien de moins que de replacer enfin la pensée du sociologue allemand « au panthéon de la pensée universelle » (p. 473). Il en donne deux raisons : l’une, positive, qui relève de la science-action, et l’autre, négative, qui a trait à l’histoire de la sociologie.
3L’« éviction » de Tönnies a d’abord été « consternante » parce qu’elle « a privé le pouvoir politique d’une certaine intelligibilité du monde » (p. 8). Le raisonnement est le suivant : de Thomas Hobbes, dont il fut tout à la fois « le plus grand spécialiste » et le « plus grand détracteur » de son temps (p. 24, 37, 104 et suiv.), Tönnies a critiqué le projet d’une paix par un État sociétaire, artificiel et mécanique, pour lui opposer une approche communautaire. Alors que, partout en Europe, il y a des « résistances communautaires dont le ressort a été de plus en plus difficile à expliquer » (p. 8) et que sur les continents américain et africain « les soubresauts jamais éteints de la décolonisation et le succès plus que relatif de l’exportation du modèle étatique » posent question (p. 474), l’urgence de revenir à cette critique s’impose. Jacob n’exemplifie pourtant pas cet argument, tout juste expédié en quelques lignes en introduction puis en conclusion de son livre. Laissant de côté la question de la paix – pourtant centrale chez Tönnies –, évoquant sans s’y attarder son engagement coopératiste, négligeant de rendre compte des évolutions éventuelles dont cette pensée de l’État aurait pu être l’objet, Jacob n’affronte pas non plus de front la question pourtant lancinante qui contribue indirectement à l’intérêt de son livre : celle d’un organicisme, disons, « de gauche ». Il faut se contenter ici du fait que Tönnies, sans avoir souscrit à une théorie organique de l’État, soit resté fidèle à ce paradigme, mais sans y adhérer : en l’absence de lignes claires, on s’y perd d’autant plus que Jacob ne s’aventure pas à analyser les concepts attenants que Tönnies a développés, comme celui de « nation », bien qu’il soit en vogue (p. 115 et suiv., 275, 288, 329). En somme, si l’approche communautaire de l’État serait, au plan pratique, la raison première de réhabiliter la pensée socio-politique de Tönnies, c’est la raison secondaire qui en fera office de démonstration : déplorer le fait que l’« ignorance » et la mécompréhension de la démarche tönniesienne a « durablement affaibli le cours de la réflexion dans le champ des sciences humaines et sociales » (p. 8).
4En effet, c’est avant tout par la négative que Jacob justifie d’en revenir à Tönnies, et à cet égard, il se montre bien plus disert. Le cisèlement du propos n’est ici pas toujours maîtrisé. Les « lectures initiales de Hobbes, Spinoza ou Schopenhauer n’éclairent, n’explicitent pas à elles seules » la pensée de Tönnies (p. 232), ce qui pousse Jacob à tenter de dresser, d’Otto von Gierke jusqu’à Henry Sumner Maine, un tableau se voulant le plus exhaustif possible de ses influences décisives. Mais le critère reste flottant. Il s’agit parfois de la question de l’État, parfois de récurrences de noms dans les index de ses ouvrages, d’autres fois enfin de liens d’amitié ou de famille (le mariage d’une des cousines de Tönnies avec Wilhelm Wundt, par exemple). Ce catalogue à la Prévert dont on cherche le véritable fil rouge reste néanmoins subsumé à une idée : de toutes ces influences, aucune ne rivalise avec celle de Hobbes, qui a constitué « la grande affaire de Tönnies » (p. 109, 228). Faut-il y voir une contradiction ? Non, si Jacob devait avoir en tête (et rien ne l’exclut) le conseil qu’Émile Durkheim avait donné à son élève René Maublanc : « Si vous voulez mûrir votre pensée, attachez-vous à l’étude scrupuleuse d’un grand maître, démontez un système dans ses rouages les plus secrets ». Oui, si cette quête d’exhaustivité était en réalité une concession faite à un chercheur – en l’occurrence le spécialiste et arrière-petit fils de Tönnies, Niall Bond –, pour mieux lui reprocher d’« affadir considérablement la portée de l’œuvre du sociologue allemand » (p. 154) en minimisant l’influence de Hobbes au profit d’autres ou, par des traductions « absurdes », d’avoir biaisé le sens de l’opposition Kürwille/Wesenwille et partant celui du binôme société/communauté (p. 212-217). Il serait aisé de balayer cette seconde option si Jacob ne se laissait pas si souvent aller aux accusations ad personam envers les classiques eux-mêmes. Cet exercice de distribution de mauvais points et de redressement de torts concerne d’abord Durkheim, qui aurait été durant la Grande Guerre un « germanophobe caricatural » (p. 455), tandis que Tönnies n’aurait fait état que de « dérapages occasionnels » (p. 366) d’autant plus pardonnables qu’il fut (au diable la chronologie !) un « courageux défenseur des droits de l’homme face à la barbarie nazie » (p. 370). Plus grave encore, et ce sans que l’auteur n’explicite le lien avec Hobbes ou la question de l’État : Durkheim a « pulvérisé avec entrain » et renversé « sans vergogne l’opposition idéal-typique tönniesienne » (p. 18, 451 et suiv.). Noircissons la liste : Gaston Richard a à ce point mal compris le concept de communauté qu’il lui a substitué un véritable « pot-pourri théorique sans doute inspiré par Hegel » (p. 146) ; Weber fut « moins original que semble le croire la vulgate laudative » puisqu’il n’a « fait qu’amplifier et affiner les thèses de son collègue » (p. 422) ; Simmel « plaidait pour une sociologie vaporeuse visant à dégager une philosophie de la vie salvatrice », tandis que « Tönnies comptait pour sa part sur une posture scientifique rigoureuse visant à conforter la stature scientifique de la sociologie » (p. 140). Et que dire enfin des instrumentalisations diverses, comme par exemple – dans un développement par ailleurs intéressant du livre – avec François Perroux durant le régime de Vichy. Bref : tous ces cas de figure montreraient combien les sciences sociales ont été amputées de la seule dichotomie idéal-typique vraiment opérante pour comprendre la modernité.
5Ces déséquilibres et biais argumentatifs se reflètent par ailleurs dans la forme comme dans la composition de l’ouvrage. Concernant la forme, les notes de bas de page renvoient par exemple aussi bien à la littérature secondaire académique qu’à des émissions radiophoniques de France Culture, au Magazine littéraire ou au bulletin du Snesup. De même, le souci de contextualisation historique se limite souvent à la biographie. Quant à la composition, elle est la suivante : aux 71 pages d’une première partie d’exposition scolaire de la doctrine de Hobbes succède une seconde partie de 283 pages (presque le quadruple) intitulée « Tönnies, un lecteur attentif de Hobbes » (qui inclut un vaste panorama d’autres influences). S’y ajoutent une troisième partie, « Une postérité sourde mais détonante » de 94 pages – où il n’est ni vraiment question de Hobbes ni forcément de celle de l’État – ainsi qu’une conclusion – pour le moins rapide pour un livre de 480 pages – en 2 pages. On reste donc sur sa faim.
6De cet ouvrage confinant à l’hagiographie, on pourra retenir que l’auteur n’y cède in fine pourtant jamais complètement. Si on laisse de côté l’activisme épuisant avec lequel il déplore combien la « cécité » de la théorie sociale sur l’œuvre de Tönnies s’est avérée rédhibitoire, alors qu’il est de notoriété publique que celle-ci est un classique incontournable, il est malgré tout possible d’être attentif à quelques pépites qui émargent des problématiques affichées que ce livre poursuit. La réception de Tönnies par une gauche libertaire allemande aussi bien que par des acteurs décisifs des sciences humaines sous Vichy, comme Perroux, sont à leur nombre. Parmi les autres pépites, il faudrait paradoxalement citer celles qui font tout le sel de l’approche de Tönnies et qui ne sont ici qu’effleurées : droit international, nation, coopératives. Leur absence en accentue le scintillement. Au fond, plus qu’un ouvrage d’histoire de la sociologie ou de théorie sociale, le livre de Jacob est un ouvrage militant. Après tout, militant, Tönnies le fut aussi. C’est peut-être ce militantisme qui peut servir de boussole à la lecture de ce livre.
Pour citer cet article
Référence électronique
Cécile Rol, « Jean JACOB, Communauté ou société ? Tönnies versus Hobbes », Revue européenne des sciences sociales [En ligne], mis en ligne le 28 octobre 2024, consulté le 06 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ress/11333
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page