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AccueilComptes rendus en prépublicationStanislas DEPREZ, Le Transhumanisme

Stanislas DEPREZ, Le Transhumanisme

Alexandre Moatti
p. 266-268
Référence(s) :

Stanislas DEPREZ, 2024, Le Transhumanisme, Paris, La Découverte, 128 p.

Texte intégral

1La collection « Repères » des éditions La Découverte, créée en 1983, aligne depuis lors 800 ouvrages de référence sur des sujets de connaissance les plus divers : il fallait bien que le transhumanisme eût le sien ! Stanislas Deprez, chercheur associé à l’Université catholique de Lille (chaire ETHICS), reconnu dans le domaine des études transhumanistes, nous livre dans cette collection un ouvrage très complet et riche en citations ; celles-ci sont puisées dans les écrits foisonnants des auteurs transhumanistes, à partir des années 1990, décennie qu’il convoque à raison comme l’étincelle mettant le feu aux poudres de ce mouvement.

2Ce sont justement ces citations, permises par une connaissance approfondie du mouvement ou de ses courants, qui rendent l’ouvrage intéressant : Deprez prend au sérieux le transhumanisme. Citons ci-dessous, pêle-mêle, quelques-uns des leitmotivs transhumanistes qui ont retenu notre attention.

3La conquête du lointain espace, certes vue comme un accomplissement scientifique, l’est aussi comme la possibilité d’installer sur les planètes voisines une humanité qui, à cause de l’immortalité, deviendrait trop nombreuse ; elle permettrait d’échapper au « confinement sur la terre » (p. 23, 43, 90). Pour cela il faut terraformer ces planètes : i.e. les rendre à l’image de la Terre – ce qui nous ramène peu ou prou à la naissance du mot cyborg (cybernetic organism), en 1960, dans une revue technique spatiale (première théorisation de l’adaptation de l’homme à un nouvel environnement, aux débuts de la conquête de l’espace).

4Le caractère religieux, ou son verso anti-religieux, du transhumanisme apparaît aussi (p. 32, 99) : si l’Homme a pu se résigner à la mort, qu’accompagne la religion, il a à présent « le devoir moral de lutter contre la mort », et donc de remplacer les religions, qui relèvent d’une idéologie « mortaliste » ; sauf peut-être le bouddhisme, religion non révélée. Mais, verso de la même pièce, d’autres auteurs (Bainbrige, 2009) invoquent une « religiosité transhumaniste » ; comme Julian Huxley, un des précurseurs du transhumanisme ayant contribué à l’invention du terme, qui invoquait lui-même une Religion sans révélation (1967).

5Pour enrayer le taux de crime et aboutir enfin à cet « homme meilleur », le spectre d’une surveillance généralisée plane, mais les transhumanistes l’éviteraient par l’amélioration chimique et génétique de l’homme (p. 65). À défaut d’être forcément plus efficace que celle de l’éducation (Persson & Savulescu, 2012), cette voie biotechnologique serait en tout cas plus rapide.

6Le transhumanisme serait-il inéluctable ? (p. 62): « l’histoire de l’humanité est celle des inventions techniques, qui finissent toujours par s’imposer ». John Harris (2007, cité par Deprez) ne paraphrase-t-il pas là Dennis Gabor (1977, cité par Jacques Ellul), et sa « loi fondamentale de la civilisation technicienne : ce qui peut être fait, le sera » ?

7Par le truchement des quatre paragraphes précédents, nous souhaitions donner des exemples des riches discussions que mène Deprez. Nous montrons aussi, en complément de l’auteur, comment ces lancinantes idées transhumanistes contemporaines peuvent trouver des racines dans une histoire plus éloignée, de 1945 à 1990, voire avant (Moatti, 2020). Mais c’est l’orientation bien compréhensible de l’auteur que de commencer son analyse dans les années 1990 : celles d’une seconde phase, avec l’explosion concomitante de l’informatique pour tous et de l’internet, et la mondialisation des idées – phénomènes majeurs qui auraient pu d’ailleurs être rappelés.

8Le transhumanisme intersecte néanmoins d’autres idéologies très contemporaines, comme l’antispécisme (doctrine de prise en considération des espèces animales à l’égal de l’Homme) : certaines espèces animales devraient aussi être biotechnologisées, soit pour communiquer avec les humains, soit pour qu’elles ne soient plus vectrices de maladies transmissibles (à… l’Homme).

9Par ailleurs, ce n’est pas le moindre mérite de l’ouvrage que de décrire de récentes avancées scientifiques en matière de biologie du transhumanisme : même si la démarche n’est pas neuve une fois encore (ex. D. Rorvik, Quand l’Homme devient machine, 1973), l’exercice – j’en témoigne – n’est pas facile. Il est cependant nécessaire car peu pratiqué (p. 47, il eût été utile de préciser, dans l’expérience déviante des embryons génétiquement modifiés par le Chinois He Jiankui, qu’elle avait été faite parce que le père avait eu le SIDA). La mention de certaines pratiques d’augmentation est aussi fort intéressante, à l’instar de celle de procureurs généraux de tel pays d’Amérique latine s’étant fait implanter une puce à des fins d’identification – c’est bien moi et non un sosie – et de sécurité, en cas de rapt.

10Deprez porte aussi la discussion sur la limite ténue, sur le plan médical et biologique, entre réparation et augmentation. La notion d’anthropotechnie, qui elle aussi a son histoire, viendrait-elle indifférencier cette distinction ? La terminologie est un point d’appui nécessaire quoique mouvant dans ce type d’études – la notion de métahumanisme (p. 94) aurait pu être explicitée plus avant. En tout état de cause, l’auteur a raison, dès son introduction, de faire équivaloir celles de transhumain et de posthumain.

11Deprez mentionne dans chacun de ces chapitres les positions anti-transhumanistes – elle font bien sûr partie du débat. À propos d’une question posée par l’auteur (« L’immortalité serait-elle immorale ? », p. 41), nous remarquons qu’entre les deux substantifs immortalité et immoralité seule une lettre diffère : considérons cela comme simple galéjade de notre part.

12Petit bémol dans l’ouvrage : le classement fait par Deprez entre trois niveaux de transhumanisme (un mouvement et ses acteurs ; une doctrine ou théorie ; un imaginaire), comme entre les buts différemment poursuivis entre auteurs (l’immortalité ; l’augmentation ; l’intelligence artificielle ; une image du monde – titres des quatre principaux chapitres) lui est difficile à respecter, tant les frontières sont ténues : c’est bien sûr la conséquence du foisonnement transhumaniste, que finalement la difficile tenue de ces catégorisations illustre bien. Bémol plus important : on aurait pu souhaiter une mise en perspective plus charpentée avec le libertarianisme américain, ses chantres transhumanistes (Thiel, Musk, …) et leurs entreprises filiales (comme Calico, filiale de Google créée en 2013, p. 31). Il y a un aspect de « nouvelle économie » déferlante et surplombante et une vision du monde qui mériteraient d’être traités en tant que tels : où en sont ces entreprises (Calico, 23andMe, Ambrosia, et d’autres, y compris des fondations financées par ces très riches entrepreneurs-vedettes) ?

13Mais, grâce à l’ensemble des éléments mis en avant (tels que les faits scientifiques rappelés plus haut), ainsi que via la parole qu’il donne à une variété d’auteurs transhumanistes et l’analyse qu’il en fait, l’auteur renouvelle – et c’est tant mieux, dans cette collection de référence – les études transhumanistes francophones, brillamment initiées par le regretté Dominique Lecourt (Humain, post-humain, 2003). Deprez nous fait bénéficier de son large champ de vision, outre-Atlantique notamment, et évoque (quasiment) toutes les facettes du transhumanisme. L’avenir nous dira si ce livre restera un livre de référence – j’entends par là : verrons-nous ces visions se réaliser, ou non ? En tout état de cause, le transhumanisme, tel que posément décrit et analysé dans cet ouvrage, est à n’en pas douter un marqueur de notre époque – comme on le dit d’un marqueur… biologique.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Alexandre Moatti, « Stanislas DEPREZ, Le Transhumanisme »Revue européenne des sciences sociales [En ligne], mis en ligne le 23 octobre 2024, consulté le 05 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ress/11327

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Auteur

Alexandre Moatti

Université Paris Cité

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

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