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Laure BERENI, Le Management de la vertu. La diversité en entreprise à New York et à Paris

Sébastien Bauvet
p. 246-250
Référence(s) :

Laure BERENI, 2023, Le Management de la vertu. La diversité en entreprise à New York et à Paris, Paris, Presses de Sciences Po, 288 p.

Texte intégral

1Dans Le Management de la vertu, Laure Bereni, politiste et sociologue, directrice de recherche au CNRS, enrichit l’analyse critique du « capitalisme responsable » à travers une étude comparative du groupe professionnel des responsables de la diversité de grandes entreprises à New York et Paris. Sa construction depuis les années 1980 est parcourue de tensions que l’autrice imbrique dans les évolutions et les paradoxes du capitalisme contemporain : selon elle, « le management de la diversité traduit une articulation nouvelle entre morale et marché, emblématique de l’ère néolibérale : d’une part, les dispositifs d’entreprise associés au juste et au bien sont de plus en plus régis par des instruments gestionnaires ordinaires, et arrimés à la stratégie du business ; d’autre part, il est désormais courant pour les directions d’entreprise d’afficher ostensiblement l’intérêt économique de leurs conduites vertueuses, une orientation idéologique qui brouille la frontière traditionnellement établie entre ordre moral et ordre marchand » (p. 11-12). En construisant son objet entre les structures et le groupe professionnel à partir d’une approche sociohistorique adossée aux évolutions du droit, Bereni donne à voir les fondements discursifs et institutionnels de la diversité en tant qu’objet à la fois politique et dépolitisé, intégré de façon variable aux normes, aux représentations et à la culture de la performance économique et de la justice sociale. Elle restitue dans cet ouvrage son imposante enquête (112 entretiens auprès de managers de la diversité, 47 entretiens avec d’autres professionnels, observations et analyse documentaire) menée entre 2008 et 2016, pour mettre en perspective les évolutions des politiques égalitaires et/ou antidiscriminatoires et la construction fragile et complexe d’un rôle professionnel peu connu.

2Le premier chapitre met en lumière le contexte juridique au cœur des politiques d’égalité aux États-Unis et en France. Pour le premier pays, elle restitue les grandes étapes de l’affirmative action (« discrimination positive » en français) élaborée dans le droit fil de la révolution civique des années 1960, en montrant, à rebours des idées reçues, que la diversité n’en est pas le fondement juridique et que « le management de la diversité est tout autant le produit de la délégitimation de l’affirmative action […] que de l’essor continu du paradigme de la non-discrimination dans l’emploi » (p. 42). Cette séparation, difficilement perceptible en France, constitue l’un des critères distinctifs vis-à-vis de l’émergence de politiques antidiscriminatoires hexagonales liées au droit égalitaire. L’une des raisons tient à la différence de volume et de poids (symbolique) du contentieux entre les deux pays : l’utilisation légale de caractéristiques ethnoraciales aux États-Unis a conduit à de nombreux procès autour des discriminations, y compris en faveur des « majorités », jusqu’au démantèlement de l’affirmative action – le 29 juin 2023, soit quelques mois après la sortie de l’ouvrage, la Cour suprême des États-Unis a invalidé les dispositifs universitaires d’affirmative action en faveur des minorités dites raciales, parachevant un processus déjà entamé depuis 1996 par voie législative dans certains États. De cette première comparaison juridico-historique, Bereni établit deux « paradigmes de l’égalité », celui de la redistribution en France et celui de l’anti-discrimination outre-Atlantique, détaillés avec pédagogie dans un tableau récapitulatif (p. 61).

3Le deuxième chapitre retrace la genèse du management de la diversité aux États-Unis, à travers quelques figures historiques issues du consulting, en particulier des femmes et/ou des personnes issues des minorités ethnoraciales. Loin du présupposé éthique ou civique, la diversité s’imbrique avec le marché, soutenue jusqu’au début des années 2000 par l’argument de l’efficacité, ou du retour sur investissement. Bereni identifie quatre stratégies conjointes des consultants et managers de la diversité : « un travail intense de sophistication et de diffusion de l’argument économique en faveur de la diversité ; la requalification de celle-ci, comme l’indique l’émergence de son nouvel acolyte, l’inclusion ; la multiplication des classements et distinctions des entreprises selon leur performance en matière de diversité ; un travail de construction d’un groupe et d’un territoire professionnel » (p. 80). Cette institutionnalisation s’appuie sur de nombreux dispositifs (classements, labels, revues spécialisées, conférences et autres événements) et la profession trouve un second souffle à travers l’ajout du paradigme de l’inclusion. Pour autant, celle-ci reste fragile et si les fonctions de CDO (Chief Diversity Officer) intègrent la majorité des grandes entreprises, elles restent le plus souvent dépendantes des ressources humaines et non pas, comme il est souvent évoqué, une fonction indépendante et en collaboration directe avec les CEO (Chief Executive Officer).

4Le troisième chapitre explore le contexte français, façonné par les conceptions nationales de l’égalité et de la différence, elles-mêmes influencées par les politiques publiques. En France, la « responsabilité sociétale des entreprises » (RSE) a joué un rôle crucial dans la diffusion des pratiques de diversité, intégrant un discours à la fois moral et économique. L’institutionnalisation du management de la diversité est soutenue par quelques figures publiques issues du monde de l’entreprise et des organisations prospectives et prescriptives généralistes (Institut du mécénat de solidarité, Institut Montaigne, Association nationale des DRH, etc.) ou spécifiquement liées à ce courant (Club 21e siècle, Association française des managers de la diversité, etc.). Bereni souligne les différences avec le contexte américain, tant dans sa portée – bien plus faible en France – que dans la nature de ses discours et de ses pratiques – avec une faible racialisation du discours sur la diversité dans l’Hexagone, notamment au regard de la position de l’État sur cette question et de la prohibition des statistiques ethniques. Comme le résume l’autrice, « la promotion de la diversité a ainsi été ostensiblement définie, en France, à la fois comme une norme gestionnaire, introduite pour résoudre des problèmes d’organisation productive, et comme une norme civique, visant à répondre à des enjeux de bien commun. Le regard comparatif permet donc de nuancer la thèse d’une dynamique universelle de managérialisation et de marchandisation associée à la diversité en entreprise, et met en lumière la marque singulière des acteurs publics dans la fabrication de cette catégorie managériale en France » (p. 139).

5Plus directement comparatiste et thématique, le quatrième chapitre s’interroge sur la relation entre le management et les normes juridiques antidiscriminatoires. Aux États-Unis, le management de la diversité s’est détaché du droit antidiscriminatoire, se concentrant davantage sur des discours valorisant la diversité comme un atout économique, créant ainsi une séparation symbolique et pratique entre conformité légale et promotion de la diversité, à travers la constitution de deux fonctions distinctes au sein de l’entreprise. En France, à l’inverse, le droit est perçu comme une contrainte minimale, voire comme une ressource pour les managers diversité, ce qui conduit Bereni à analyser la mobilisation du droit en France comme source de grandeur civique (selon le modèle des cités de la grandeur de Luc Boltanski et Laurent Thevenot). Il en résulte – comme aux États-Unis mais pour des raisons différentes – l’élaboration de normes et dispositifs de reconnaissance des actions antidiscriminatoires. Le label diversité est ici un outil qui participe à légitimer les actions des entreprises, tout en les dépolitisant, par un processus de « managérialisation continue du droit de l’égalité » (p. 172).

6Le cinquième chapitre aborde la question de l’identité racialisée et sexuée des responsables diversité, en examinant les dynamiques de racialisation et de genre qui influencent leur recrutement. L’autrice forge le concept de « réalisme identitaire » à partir du concept de « réalisme racial » de John D. Skrentny qui confère à l’appartenance à un groupe racial des propriétés transcendant différents clivages sociaux et politiques, afin d’élargir le mécanisme à d’autres rapports sociaux (au premier rang desquels le genre) et désigner « la valorisation/dévalorisation organisationnelle de l’identité minoritaire ou majoritaire des salariés pour l’exercice de certaines fonctions » (p. 179). Cette perspective étend à l’échelle organisationnelle, sur un plan méso, c’est-à-dire entre la société et l’individu, l’analyse du processus de naturalisation des compétences déjà largement documenté par la sociologie du travail. L’enquête montre qu’aux États-Unis les managers issus de minorités sont valorisés comme symbole de « justice raciale », alors qu’en France, ce sont principalement des personnes blanches qui occupent ces postes, ce qui confère une valeur symbolique au management de la diversité (et ce plus particulièrement si ce sont des hommes), et contribue, paradoxalement, au maintien des stéréotypes ethnoraciaux que ces fonctions sont censées combattre. Bereni rappelle que l’amorce était pourtant valorisante pour les minorités (les personnes non blanches) au début des années 2000, avec d’importantes figures maghrébines incarnant une double identité sociale et « raciale », avant que l’institutionnalisation de la diversité n’entraînent un « “blanchiment” des politiques diversité » (p. 196).

7Plus proche des expériences vécues des managers de la diversité, le dernier chapitre explore les tensions éprouvées entre la volonté de servir l’entreprise et celle de la transformer. Constamment enjoints de maintenir et travailler une position qui reste fragile, les managers de la diversité oscillent entre engagement moral et logique de profit. Ils cherchent à concilier les intérêts de l’entreprise avec des valeurs d’égalité et de justice sociale. Bereni construit une typologie à partir de l’opposition entre point de vue situé en entreprise et positionnement au niveau sociétal d’une part, et posture de gestion ou esprit critique d’autre part. Trois types d’ethos professionnels sont identifiés – et le genre des dénominations traduit ici la dominante genrée des personnes concernées : le passeur de l’anti-discrimination (l’expert critique que les pratiques et les postures associent au militantisme), l’experte distanciée (la personne occupe ces fonctions au cours d’une carrière sans y investir un surcroît de sens) et l’experte investie (la figure de la professionnelle de la vertu qui place son action sur le plan sociétal sans remettre en question les caractéristiques structurellement inégalitaires des organisations, opérant ainsi sur un registre moral plus que politique).

8Solide synthèse de l’ouvrage, la conclusion – suivie d’un glossaire et d’une annexe méthodologique – vient appuyer le choix de son titre : ancré dans le capitalisme responsable, le management de la diversité reste un « management de la vertu », tentant de concilier les enjeux du bien commun avec les objectifs économiques des entreprises. L’enquête montre que les politiques de diversité sont souvent symboliques, essentiellement discursives, et que leur impact, en particulier en France, reste limité en termes de transformations organisationnelles, les entreprises donnant l’impression de principalement renforcer leur capital symbolique.

9L’ouvrage de Bereni est une contribution importante à la compréhension sociologique de l’articulation entre une notion devenue courante dans les discours publics (la diversité) et les formes d’organisation politique et professionnelle qui lui sont associées et qui la sous-tendent (le groupe professionnel des managers de la diversité et les politiques publiques et managériales). Par sa démarche comparatiste, il évite les représentations homogénéisantes des enjeux et des évolutions associées à la notion de diversité qui conduisent souvent à la vision simpliste de son importation en France depuis les États-Unis – à l’image des errements discursifs actuels autour de la notion de « wokisme ». L’écriture trouve un juste équilibre entre objectivation et analyse critique des mécanismes juridiques, économiques, politiques et sociaux qui conduisent à la construction d’un groupe professionnel spécifique. Les prises de positions différenciées de ses membres traduisent la difficulté fondamentale à ériger la notion de « diversité » en tant que catégorie politique, en dépit de l’importance des enjeux qui s’y accrochent.

10Particulièrement stimulant, l’ouvrage présente néanmoins certaines limites invitant à son prolongement par de nouvelles recherches. On en identifie trois :

11D’abord, la connaissance des pratiques professionnelles des managers de la diversité reste limitée, ce qui semble en partie lié à la difficulté de l’autrice à accéder à l’observation directe, mais ce qui traduit également la prééminence de l’analyse des positions et des prises de positions, au détriment des dimensions expérientielles qui, pourtant, contribueraient à en expliquer la teneur. Il aurait été utile d’en savoir davantage sur ce que font (et ne font pas) les membres de ce groupe professionnel, y compris à travers la collecte des données par entretiens, dont les extraits, la majorité du temps, révèlent des opinions, des dispositifs organisationnels ou des éléments de trajectoire.

12Ensuite, il est parfois difficile de saisir les effets, pour les managers de la diversité, du rapport de forces vécu dans le cadre du travail. L’ouvrage retrace la sociogenèse de la diversité et détaille les différents rapports possibles à ses enjeux dans la construction de la carrière des managers, mais on a du mal à saisir jusqu’à quel point la thématique s’immisce au cœur des relations professionnelles. Or, s’il reste délicat d’évaluer l’effet des actions de promotion de la diversité ou de lutte contre les discriminations, comme Bereni l’explique très justement, ces actions sont connues, vécues et commentées par des collègues, dont les caractéristiques et les comportements ne sont pas neutres dans le processus de diffusion de valeurs et de pratiques au sein d’une organisation, mais qui restent marginaux dans la réflexion proposée.

13Enfin, si l’on comprend bien pourquoi le management de la diversité s’apprécie davantage sous l’angle de la vertu que du politique, la valeur de la diversité à l’époque contemporaine mérite d’être questionnée. La collecte de données intervenant dans un contexte sociétal différent de celui de la publication de cet ouvrage, avec un durcissement des discours publics vis-à-vis des minorités de tout ordre, il est certes préférable d’éviter tout risque de biais rétrospectif dans l’analyse. Il aurait néanmoins été possible, à l’échelle des contextes organisationnels étudiés et de leur tolérance à l’altérité, de saisir les logiques de légitimation ou de délégitimation de la diversité comme contenu et non plus seulement en tant que contenant.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Sébastien Bauvet, « Laure BERENI, Le Management de la vertu. La diversité en entreprise à New York et à Paris »Revue européenne des sciences sociales [En ligne], mis en ligne le 23 octobre 2024, consulté le 06 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ress/11312

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Auteur

Sébastien Bauvet

Article 1, Frateli Lab

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

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